Ces femmes de l'ombre nous ont permis d’explorer l’espace

Elles devaient « ressembler à une fille, agir comme une dame, penser comme un homme et travailler comme un forcené », en plus de faire les difficiles calculs qui ont permis d’envoyer des fusées dans l’espace.

De Simon Worrall
Au Jet Propulsion Lab de la NASA, situé à Pasadena en Californie, les femmes occupaient le ...
Au Jet Propulsion Lab de la NASA, situé à Pasadena en Californie, les femmes occupaient le poste de « calculatrices humaines » : elles réalisaient l’ensemble des calculs mathématiques du laboratoire. « Elles ont travaillé sur toutes les missions que vous pouvez imaginer », indique Nathalia Holt.
PHOTOGRAPHIE DE NASA, JPL Cal-tech

Quel est le point commun entre Tim Berners Lee, Bill Gates, Steve Jobs, Elon Musk, Joel Oppenheimer et Linus Torvalds, parmi tant d’autres ?

Ce sont tous des hommes. Bien sûr, le domaine des sciences et de la technologie compte aussi des femmes influentes, mais elles sont moins nombreuses. Ceci s’applique aussi à l’exploration spatiale. Tout le monde connaît le nom de Buzz Aldrin, mais combien d’entre nous ont entendu parler de Bonnie Dunbar ou de Joan Higginbotham ?

Sauf que « l’homme » ne serait jamais allé sur la Lune sans le travail d’un groupe de mathématiciennes brillantes et obstinées au Jet Propulsion Lab de Pasadena en Californie, estime Nathalia Holt dans son livre intitulé Rocket Girls: The Women Who Propelled Us, From Missiles to the Moon to Mars (« Rocket Girls : les femmes qui nous ont propulsés, des missiles jusqu’à la Lune et Mars »).

Interviewée depuis sa maison de Boston, Nathalia Holt explique comment les premiers « calculateurs » du laboratoire étaient des femmes ; pourquoi, malgré leur exemple, le nombre de femmes travaillant dans la technologie aujourd’hui diminue ; et comment le programme Voyager transporte l’héritage de ces femmes vers les étoiles, au sens littéral du terme.

 

Il semblerait qu’Elton John doive changer les paroles de sa chanson « Rocket Man. » Qui sont ces « rocket girls » ?

Au début, les rocket girls étaient un groupe de « calculatrices humaines » au Jet Propulsion Lab. Avant l’arrivée de tous les appareils numériques que nous avons aujourd’hui à disposition, il fallait des humains pour faire les calculs. Ces femmes étaient appelées « calculatrices » parce qu’elles s’occupaient de l’ensemble des mathématiques du laboratoire. Ce qui m’a surprise, ce sont les longues carrières qu’elles ont eu au laboratoire. Elles ont commencé à y travailler en tant que premières calculatrices pour devenir par la suite les premiers programmeurs et ingénieurs informatiques. Par conséquent, elles avaient une incroyable influence au sein de la NASA. Elles ont travaillé sur toutes les missions que vous pouvez imaginer.

 

Pourquoi n’avons-nous jamais entendu parler d’elles ?

C’est assez triste. Lorsque j’ai commencé mes recherches pour ce livre, j’ai découvert que les archives contenaient ces charmantes photos de femmes qui travaillaient au JPL dans les années 1950. Mais il y avait très peu de noms et aucune information de contact. J’ai donc mis du temps à les retrouver et à connaître leur histoire.

Malheureusement, c’est le cas avec de nombreuses femmes scientifiques. Beaucoup d’hommes scientifiques brillants ont été oubliés par l’Histoire, mais il semblerait que le plus souvent, ce soit des femmes que l’on oublie de mentionner.

Lors du survol de Vénus en 1962, une femme suit la position de Mariner 2. Bon nombre des calculatrices humaines sont par la suite devenues programmeuses ou ingénieures informatique.
PHOTOGRAPHIE DE NASA, JPL Cal-tech

Qu’est-ce qui vous a attirée dans cette histoire, Nathalia ?

Je suis tombée sur cette histoire d’une façon très atypique. En 2010, mon mari et moi attendions notre premier enfant et nous avions du mal à trouver un prénom. Mon mari avait proposé Eleanor Francis, mais je n’étais pas sûre, donc j’ai fait ce que les parents font aujourd’hui : j’ai recherché le prénom sur Google. Le nom de cette femme, Eleanor Francis Helin, est apparu, avec une jolie photo d’elle acceptant une récompense à la NASA dans les années 1960. J’étais stupéfaite par ce cliché parce que j’ignorais que des femmes travaillaient pour la NASA à cette époque, encore plus en tant que scientifiques. J’ai donc voulu savoir qui elle était et j’ai appris par la suite qu’elle n’était pas seule.

 

J’aime beaucoup l’annonce d’emploi « postes de calculateurs humains à pourvoir urgemment. » Pouvez-vous nous dire quel était le secret pour envoyer sa candidature afin de devenir calculateur ?

[Rires] Ces annonces étaient géniales. La majorité des femmes qui les ont vues ne savaient pas exactement ce qu’était un calculateur, mais elles étaient très douées en maths. De plus, à l’époque, les opportunités de carrière pour une femme étaient limitées. Vous étiez professeure, infirmière ou secrétaire. Alors, c’était palpitant pour ces femmes d’avoir une opportunité d’obtenir un emploi au Jet Propulsion Laboratory.

Finalement, c’est grâce à Macie Roberts que le groupe a été entièrement constitué de femmes. Elle est devenue responsable des calculateurs en 1962 et a décidé qu’il serait trop difficile d’embaucher des hommes. Elle avait le sentiment qu’ils ébranleraient la cohésion de son groupe et craignait que, à l’époque, il soit compliqué pour un homme d’avoir une femme comme supérieure.

 

[Rires] Ce serait impossible de faire cela aujourd’hui !

Oui, vous seriez poursuivi en justice. Mais comme Macie Roberts a développé cette culture très tôt, celle-ci a continué au fil des décennies. Lorsque d’autres femmes ont été nommées responsables, elles ont gardé cet état d’esprit d’embaucher des femmes. C'était très clair avec Helen Ling, qui a eu une très longue carrière au JPL. De nombreuses femmes qui voulaient devenir ingénieures mais n’avaient pas les diplômes requis ont intégré le laboratoire grâce à elle. Helen les encourageait à prendre des cours du soir et a fini par remplir le laboratoire de femmes ingénieures.

 

Janez Lawson a vu l’une de ces annonces et savait que la mention « diplôme non requis » était un code secret pour que les femmes puissent déposer leur candidature. Parlez-nous de Janez.

Son histoire est incroyable. C’était une jeune femme afro-américaine brillante qui était diplômée en génie chimique de l’Université de Californie à Los Angeles. Elle savait qu’il lui serait presque impossible d’obtenir un poste d’ingénieure, donc quand elle a vu cette annonce, elle a compris qu’il s’agissait d’une opportunité qui pourrait ouvrir des portes et a déposé sa candidature. Son embauche fut très importante : elle était la première personne afro-américaine à occuper un poste technologique au laboratoire. Et elle y a excellé. Elle est l’une des deux personnes à avoir été envoyées dans une école de formation IBM, et a fini par travailler sur de nombreuses missions importantes. Elle est plus tard devenue ingénieure chimique et a eu une carrière brillante.

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    J’ai choisi de me concentrer sur les femmes du JPL parce que ce qu’elles avaient là-bas était très spécial. Dans de nombreux centres de la NASA, ceux qui y travaillaient en tant que calculateurs ont fini par avoir des carrières très courtes, et avec l’arrivée d’IBM, beaucoup ont été licenciées. Mais ce n’est pas arrivé au JPL. Vous avez là-bas ce groupe de femmes qui ont eu des carrières longues de 40, 50 ans. L’une d’entre elles, Sue Finley, travaille encore au laboratoire aujourd’hui et est la femme ayant servi le plus longtemps la NASA. Cela avait beaucoup à voir avec la culture au JPL, et bien sûr, avec ces femmes formidables.

     

    Avez-vous personnellement interviewé ces femmes ? Comment sont-elles ?

    Je me suis entretenue avec elles et j’ai eu beaucoup de chance de passer autant de temps en leur compagnie. Elles étaient très chaleureuses, gentilles, contentes de parler des sciences auxquelles elles ont contribué. En 2013, j’ai organisé une réunion et j’y ai fait venir des femmes de l’ensemble des États-Unis. C’est triste de se dire que ce groupe n’a pas eu la reconnaissance qu’il méritait du laboratoire pour lequel il travaillait. Donc c’était un événement très spécial. Être au laboratoire avec elles, le visiter, les écouter se remémorer des souvenirs, cela signifiait beaucoup pour moi.

     

    Macie Roberts a dit du travail des rocket girls : « Vous devez ressembler à une fille, agir comme une dame, penser comme un homme et travailler comme un forcené. » Pouvez-vous nous dire comment elle a créé une sororité qui recrutait et a existé pendant des décennies ?

    Cette citation résume bien les débuts du groupe au JPL. Il y avait des attitudes sexistes, comme il y en a aujourd’hui dans la science. Mais comme elles étaient un groupe soudé de femmes, elles pouvaient s’entraider et accomplir quelque chose de très inhabituel. En 1960, 25 % seulement des femmes ayant des enfants avaient un travail. Ce que nous constatons chez ces femmes, c’est qu’elles se soutenaient. Si l’une des femmes venait d’avoir un enfant, Helen Ling, la responsable qui a succédé à Macie Roberts, l’appelait et lui demandait de revenir travailler. Elles ont créé leur propre culture au sein du laboratoire et cela a conduit à d’incroyables développements dans l’exploration [spatiale].

    Seules les femmes occupaient les postes de calculatrices humaines. La responsable Macie Roberts (premier rang, huitième en partant de la gauche) pensait que les hommes trouveraient difficile de travailler sous les ordres d’une femme. Janez Lawson (premier rang, sixième en partant de la gauche), une ingénieure brillante, fut la première personne afro-américaine embauchée par le JPL.
    PHOTOGRAPHIE DE NASA, JPL Cal-tech

    Qui était Cora et pourquoi les femmes la considéraient-elles comme l’une d’entre elles ?

    À l’époque, la plupart des ingénieurs étaient des hommes et ils se méfiaient des ordinateurs, car ils n’étaient pas très fiables à cette période ; ils avaient tendance à surchauffer. Même dans les années 1960, les calculs pour la majorité des missions de la NASA étaient faits à la main, avec du papier et un crayon. Comme les hommes n’avaient pas confiance en ces ordinateurs, ce sont les femmes qui ont fini par devenir les premières programmatrices du laboratoire et elles ont développé une relation spéciale avec l’un des ordinateurs.

    Cora était un IBM 1620. Elle avait sa propre petite alcôve sur le côté des bureaux des femmes. Il était inscrit sur la porte « mémoire à tores magnétique ». Les femmes ont décrété que cela n’allait pas, donc elles ont rebaptisé l’ordinateur « Cora » et ont mis une liste de tous leurs noms sur la porte.

     

    Ces ingénieures devaient jongler entre carrière, famille et enfants, et ce bien avant la libération des femmes. Comment faisaient-elles ?

    Elles pouvaient jongler entre les différents aspects de leurs vies grâce à de nombreux facteurs. Certains relevaient des politiques institutionnelles du laboratoire, comme avoir des horaires de travail flexibles. Même pendant les missions, lorsqu’elles devaient souvent travailler toute la nuit, elles pouvaient adapter leurs heures, arrivant plus tôt ou restant tard le soir. Cela faisait une grande différence dans leur capacité à équilibrer leur vie. Dans d’autres centres de la NASA, les calculateurs humains devaient souvent travailler huit heures par jour avec des temps de pause bien définis, ou bien ils ne pouvaient même pas se parler. Ils devaient travailler en silence ! Il n’y avait pas cela au JPL, mais il existait d’autres soucis. À l’époque, certains maris pouvaient avoir du mal à gérer le fait que leur femme ait une carrière importante ; d’autres ont incroyablement bien soutenu leurs épouses.

     

    Comment les rocket girls ont-elles changé la culture de la NASA et comment peuvent-elles inspirer les filles et jeunes femmes d’aujourd’hui ?

    Avoir une équipe uniquement composée de femmes a fait une grande différence. Cela est également ancré dans la recherche aujourd’hui. Le sexisme est plus courant dans les domaines généralement dominés par les hommes et cela peut être atténué en ayant un équilibre plus important entre les sexes. Ce groupe de femmes au JPL était inclus dans de nombreux aspects de la vie de ce dernier, au point qu’il en a changé la culture. Même les événements sociaux, comme les concours de beauté, qui peuvent paraître ridicules aujourd’hui, avaient une influence positive sur leurs carrières car elles finissaient par se rapprocher de leurs collègues masculins. Cela signifiait qu’elles figuraient sur les publications en tant que co-auteures, alors qu’à l’époque, il n’était pas courant que les femmes soient incluses de cette façon.

    Aujourd’hui, nous constatons une chute importante et triste du nombre de femmes dans le domaine de la technologie. En 1984, 37 % des diplômes d’informatique ont été attribués à des femmes ; aujourd’hui, ce n’est plus que 18 %. Il existe plusieurs raisons différentes à cela : certaines d’entre elles peuvent être attribuées au sexisme omniprésent dans ce domaine. Avoir ces femmes comme modèles est important pour les femmes qui travaillent aujourd’hui dans les sciences. Si les rockets girls ont pu le faire en 1955, alors les femmes d’aujourd’hui le peuvent aussi !

     

    Comment Voyager emmène-t-il l’héritage de ces femmes vers les étoiles ?

    Voyager, c’est le sommet de la carrière de ces femmes. Les coupures budgétaires ont eu raison de la mission Voyager originale. Alors, ces femmes ont travaillé en secret, derrière les portes closes, pour tenter de déterminer quelle serait la meilleure trajectoire pour les sondes Voyager. Si elles n’avaient pas fait cela, la mission aurait pris fin au niveau de Saturne au lieu d’explorer la totalité du système solaire. Leur héritage se trouve, au sens littéral du terme, dans la bouteille à la mer interstellaire de Voyager, qui l’emmène désormais vers les étoiles.

     

    Cette interview a été éditée dans un souci de longueur et de clarté.

    Simon Worrall écrit pour le Book Talk. Retrouvez-le sur Twitter ou sur son site internet simonworrallauthor.com.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise

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