Découverte : notre élocution pourrait être le fruit de notre alimentation

Une nouvelle étude controversée suggère que l'agriculture serait responsable de l'émergence des sons « f » et « v ».

De Michael Greshko
L'usure dentaire due à la mastication des aliments a pendant longtemps été à l'origine de l'alignement ...
L'usure dentaire due à la mastication des aliments a pendant longtemps été à l'origine de l'alignement des dents et des mâchoires pour de nombreuses espèces humaines, comme en témoigne ce crâne d'un homme de Néandertal.
PHOTOGRAPHIE DE LIGHTREIGN, Alamy

Comme dit le proverbe, nous sommes ce que nous mangeons. Mais ce que nous mangeons définit-il également notre façon de parler ?

Dans une nouvelle étude publiée dans le journal Scienceune équipe de linguistes de l'université de Zurich utilise la biomécanique et des preuves linguistiques pour démontrer que la naissance de l'agriculture il y a des dizaines de milliers d'années a augmenté les chances pour les populations de commencer à prononcer des sons comme f et v. L'idée est la suivante : l'agriculture aurait introduit dans les régimes de l'Homme toute une gamme d'aliments plus faciles à mâcher, ce qui aurait modifié la façon dont les dents et les mâchoires humaines s'usent avec l'âge, facilitant au passage la prononciation de ces sons.

« J'espère que notre étude déclenchera un débat plus large sur la possibilité pour certains, j'ai bien dit certains, aspects de notre langage et de notre élocution d'être traités comme d'autres comportements humains complexes : le fruit d'un savant mélange entre biologie et culture, » déclare l'auteur principal de l'étude Damián Blasi.

Si elle est approuvée, cette étude sera l'une des premières à montrer qu'un changement biologique humain induit par la culture a affecté l'ensemble des langues parlées dans le monde. Blasi et ses collègues soulignent que des changements dans l'usure dentaire n'entraînent pas systématiquement des changements au niveau du langage, ni ne remplacent les autres forces à l'œuvre. Leurs conclusions suggèrent plutôt qu'un changement de l'usure dentaire augmenterait la probabilité d'émergence de sons comme f ou v. Des scientifiques d'autres domaines, notamment des experts de l'usure dentaire, sont ouverts à l'idée.

« [L'usure dentaire] est un modèle commun aux racines profondément ancrées dans l'évolution ; elle n'est pas spécifique aux humains et aux homini, on la retrouve également chez les grands singes, » précisent par e-mail les paléoanthropologues de l'Université de Zurich Marcia Ponce de León et Christoph Zollikofer, qui n'ont pas pris part à l'étude. « Qui aurait pu imaginer qu'après des millions d'années d'évolution, l'usure dentaire aurait des conséquences sur la diversité des langues parlées par l'Homme ? »

Même si l'étude repose sur plusieurs suppositions, « je pense que le scénario établi par les auteurs est tout à fait plausible, » ajoute Tecumseh Fitch, expert en bioacoustique à l'université de Vienne, non impliqué dans l'étude. « À ce jour, c'est sûrement l'étude la plus convaincante qui montre comment des contraintes biologiques à l'évolution des langues ont elles-mêmes subi des modifications avec le temps en raison de changements d'ordre culturel. »

Toutefois, de nombreux linguistes se montrent sceptiques par crainte d'associer les différences langagières à des différences biologiques, une façon de penser qui a conduit à l'ethnocentrisme, voire pire. En s'appuyant sur la grande variété de langues et de dialectes à travers le monde, la plupart des linguistes pensent aujourd'hui que nous partageons tous les mêmes outils biologiques et la même capacité à produire des sons pour les langues parlées.

« Nous devons absolument vérifier que les faibles différences observées dans ce type d'études ne sont pas englouties par la diversité courante au sein d'une communauté, » indique par e-mail Adam Albright, linguiste au MIT, qui lui non plus n'a pas pris part à l'étude.

 

UNE QUESTION D'ÉNERGIE

Les dents peuvent sembler solidement fixées au crâne et à la mâchoire mais, comme toute personne ayant porté un appareil dentaire pourra en témoigner, elles peuvent considérablement se décaler avec l'âge. Les Hommes naissent souvent avec une légère surocclusion mais avec le temps et l'usure des dents, celles-ci basculent vers une position plus verticale. Pour compenser, la mâchoire inférieure se décale vers l'avant afin que les rangées haute et basse de dents puissent s'aligner.

Pour notre espèce, cette configuration alignée a pendant longtemps été la norme à l'âge adulte, comme en témoignent de nombreux crânes préhistoriques étudiés ces trente dernières années. Mais lorsque les sociétés ont adopté de nouvelles techniques agricoles, comme la culture des céréales et l'élevage de bétail, les régimes ont changé. Des aliments plus souples tels que le porridge ou le fromage ont alors fait leur apparition dans l'alimentation, l'usure des dents a diminué et de plus en plus d'individus ont gardé cette surroclusion à l'âge adulte.

L'idée de l'étude est qu'une surocclusion plus répandue a ouvert la voie à des sons tels que f et v, pour lesquels la lèvre inférieure se glisse sous la rangée de dents supérieure. Si cette rangée sort légèrement plus, il est théoriquement plus facile de produire ces sons, baptisés consonnes labiodentales par les linguistes.

Blasi et ses collègues ne sont pas tout à fait les premiers à défendre ce scénario. L'éminent linguiste Charles Hockett avait avancé une idée similaire dans un essai publié en 1985. Cependant, son étude s'appuyait sur une idée précise de C. Loring Brace, un anthropologue renommé de l'université du Michigan. Un an après l'essai publié par Hockett, Brace se ravisa et poussa par conséquent Hockett à rejeter sa propre idée.

Pendant des décennies, ce va-et-vient de Brace et Hockett a été considéré comme le dernier mot sur le sujet. Lorsque Blasi et ses collègues ont décidé de reprendre en main le problème, leur objectif était donc purement démonstratif. Mais lorsque l'équipe a commencé à analyser statistiquement les bases de données relatives aux langues du monde entier et à leur répartition, ils ont mis en évidence une relation qu'ils ne pouvaient pas expliquer.

« Nous avons essayé pendant des mois de montrer l'inexistence de cette corrélation… pour finalement penser : il existe peut-être un lien finalement » déclare le coauteur de l'étude Steven Moran, linguiste à l'université de Zurich.

L'équipe a ensuite réalisé des analyses de suivi, dont certaines à l'aide d'un modèle informatique des muscles et des os du visage. Grâce à ces modèles, ils ont pu déterminer que la prononciation des labiodentales avec une surocclusion était 29 % moins énergivore que sans surocclusion.

Selon l'équipe de linguistes, une fois la production des sons f et v devenue moins énergivore, ces sons ont pu se répandre plus largement. Au début peut-être de façon accidentelle, suite à la mauvaise prononciation des sons produits par la rencontre des deux lèvres, comme p ou b, des consonnes bilabiales. Toutefois, après leur apparition les consonnes labiodentales sont restées, probablement parce qu'elles sont facilement différentiables. En français, les phrases « la fièvre s'est propagée dans le monde » et « la bière s'est propagée dans le monde » ont des significations bien différentes.

Lorsque l'équipe de Blasi a comparé les données langagières aux régimes alimentaires de différentes sociétés, ils ont découvert que les langues utilisées par les chasseurs-cueilleurs modernes utilisaient approximativement un quart des sons f employés par les sociétés agricoles, ce qui suggère un possible lien avec l'alimentation. Lorsqu'ils se sont penchés sur la vaste famille des langues indo-européennes, ils ont découvert que la probabilité d'apparition des labiodentales était inférieure à 50 % jusqu'à il y a 4 à 6 000 ans.

La période d'apparition des labiodentales correspond grossièrement à celle où les personnes qui les prononçaient ont commencé à consommer des produits laitiers et à cultiver des céréales. Blasi et son équipe en sont convaincus, il ne s'agit pas une coïncidence.

« La gamme de sons dont nous disposons est profondément influencée par la biologie de notre appareil vocal, » précise l'un des coauteurs de l'étude Balthasar Bickel. « Ce n'est pas juste une question d'évolution culturelle. »

 

LA PERSISTANCE DES CLICS

Cela dit, les langues sont influencées par toute une palette de facteurs allant de la structure sociale aux tendances à court-terme et l'agriculture est elle-même à l'origine de profondes mutations sociétales. Les linguistes insistent également sur le fait que même au sein d'une seule population, il existe de grandes variations d'élocutions.

Khalil Iskarous, linguiste à l'université de Californie du Sud n'ayant pas participé à l'étude, est prêt à admettre les arguments probabilistes du rapport. Toutefois, il indique que les organes vocaux humains n'utilisent pas tant que ça l'énergie liée au mouvement. Par ailleurs, ils sont si flexibles qu'ils compensent souvent les différences de structure osseuse. On pourrait s'attendre à une raréfaction des sons rendus plus difficiles par une surocclusion, comme les consonnes bilabiales, et ce n'est clairement pas le cas pour de nombreux langages.

De plus, si les dépenses énergétiques avaient réellement joué un rôle décisif dans la construction des langues, de nombreux sons difficiles à prononcer auraient eu quelques difficultés à être adoptés. Iskarous évoque notamment les clics toujours très présents dans plusieurs langues khoïsan d'Afrique australe.

« Si des quantités infimes d'énergie devaient faire une différence dans l'adoption ou non d'un son, alors on pourrait s'attendre par exemple à une absence de clics dans les langues. Pourtant, ces sons non seulement existent mais ils se sont par ailleurs répandus dans de nombreuses langues où ils n'étaient pas présents au départ, » explique-t-il. « Ils demandent un réel effort de prononciation mais peu importe, des facteurs culturels ont décidé qu'ils se propageraient. »

Blasi souligne que les résultats de son équipe n'écartent en aucun cas le facteur culturel.

« La probabilité [de prononcer accidentellement des labiodentales] est relativement faible, mais après un nombre suffisant d'essais et par essai j'entends chaque occurrence du son, génération après génération, nous obtenons le signal statistique que nous avons observé, » déclare-t-il. « Mais ce n'est pas un processus déterministe. »

Pendant que le débat se poursuit chez les universitaires, l'équipe de Blasi pense déjà à la suite. Ils suggèrent par exemple que leurs méthodes pourraient aider à mieux reconstruire la façon dont les langues écrites anciennes étaient parlées. Il serait ainsi possible de répertorier les plus beaux phonèmes ayant existé.

 

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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