L'affaire des poisons : psychose à la cour de Louis XIV

Alors que les morts suspectes se multiplient, des poudres aux vertus douteuses circulent sous le manteau des courtisans. L’affaire éclate en 1679. Le règne du Roi-Soleil bascule dans l’ombre de l’occulte…

De Jean-Christian Petitfils
Des milliers d'orangers, de citronniers et de grenadiers à Versailles - dont certains ont plus de ...
Des milliers d'orangers, de citronniers et de grenadiers à Versailles - dont certains ont plus de 200 ans - sont mis à l'abri dans l'Orangerie pendant l'hiver et disposés selon des motifs géométriques dans le parterre, ou jardin d'ornement, en été. Les courtisans offraient souvent à Louis XIV leurs orangers pour faire montre de leur dévotion.
PHOTOGRAPHIE DE Thomas Garnier, Château de Versailles dist. RMN-Grand Palais

Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine

La psychose des empoisonnements fut l’une des grandes obsessions du règne de Louis XIV. Toute mort subite d’un personnage d’importance était automatiquement attribuée au poison : Henriette d’Angleterre, belle-sœur du roi, en 1670 ; le ministre Hugues de Lionne en 1671 ; Eugène Maurice de Savoie, comte de Soissons, en 1673 ; Charles-Emmanuel II, duc de Savoie, en 1675… Il était impossible de faire la lumière sur ces décès, pour la bonne raison que les doctes « Diafoirus » de la faculté de médecine ne savaient déceler la moindre substance toxique dans un cadavre. 

En 1676, l’opinion se passionna pour le procès de la fameuse marquise de Brinvilliers, accusée d’avoir expédié ad patres, à doses répétées d’arsenic, son père et ses deux frères, et tenté sans succès d’en faire autant avec sa belle-sœur et sa fille, sous l’influence de son diabolique amant, le capitaine Gaudin de Sainte-Croix. Le 16 juillet, elle fut jugée et décapitée en place de Grève, et son corps brûlé. L’affaire des poisons, qui éclata trois ans plus tard, fut la plus vaste affaire criminelle de ce genre de tous les temps. Elle englobait d’ailleurs des pratiques de sorcellerie beaucoup plus larges. En quelques mois, de 1679 à 1680, la façade étincelante et majestueuse du règne du Grand Roi donna l’impression de se craqueler, révélant l’envers sinistre du décor.

 

PLONGÉE DANS UN MONDE INTERLOPE

Cela commença par l’arrestation de quelques diseuses de bonne aventure, Madeleine de La Grange, la femme Bosse, la Vigoureux, la Trianon et, la plus célèbre, Catherine Monvoisin, dite « la Voisin ». Grâce à leurs aveux, des centaines de personnes se trouvèrent impliquées : des avorteuses, telle la Lepère, des alchimistes et des faux- monnayeurs, comme Vanens ou Blessis, des prêtres dévoyés, comme les abbés Guibourg, Cotton ou Davot. La plupart s’adonnaient à la magie blanche ou noire, avaient recours à des sortilèges et à des ventes de produits toxiques. Les coupables étaient principalement des gens d’origine modeste : domestiques, fripières, blanchisseuses, filles d’auberge, anciens soldats.

Mais, dans ce monde interlope des empoisonneurs et empoisonneuses, on trouvait aussi quelques gentilshommes déclassés. Quant à la clientèle, elle se recrutait dans tous les milieux, particulièrement parmi l’aristocratie, qui fréquentait le logis des devins et devineresses, où l’on se faisait tirer l’horoscope ou scruter les lignes de la main. 

Louis XIV - Portrait signé par Charles Lebrun
PHOTOGRAPHIE DE Wiki Commons

Des siècles de christianisme n’avaient pas entamé le vieux fond de paganisme et de superstition issu des temps les plus reculés, dans lequel se mêlaient les croyances les plus incongrues. Des entremetteuses récitaient des neuvaines à un prétendu saint Rabon pour « rabonnir » (rendre bon) un mari. Une devineresse comme la Voisin pratiquait des empoisonnements et des avortements en grand nombre. Elle prétendit avoir brûlé dans son four ou enterré dans son jardin les restes de 2 500 enfants. Avait-elle vraiment conscience de l’extraordinaire gravité de ses crimes ? Cette pieuse paroissienne de l’église Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle s’y rendait régulièrement pour y réciter des neuvaines en vue de faire aboutir les vœux pour le moins peu catholiques de ses clientes. Elle fut d’ailleurs arrêtée à la sortie de la messe, le 12 mars 1679. 

 

EFFIGIES DE CIRE ET FAUSSES HOSTIES

À la vérité, en ce temps-là, on croyait autant au diable qu’à Dieu. Dans la cosmogonie manichéenne du petit peuple, on se représentait le monde comme l’enjeu d’un fantastique combat du Malin et de ses créatures infernales contre Dieu et ses anges fidèles. Lorsque ceux-ci ne répondaient pas aux sollicitations, on ne craignait pas de frapper à la porte de ceux-là. On demandait aux prêtres, investis par nature – croyait-on – d’une puissance magique, de brûler des fagots dans des intentions criminelles, de réciter la messe sur les objets les plus divers : effigies en cire, cordes de pendu, cartes à jouer, arrière-faix (placentas), coiffe d’un enfant né coiffé… 

Plus graves encore étaient les cérémonies sataniques, comme les pactes avec le diable, célébrés au milieu d’un cercle de chandelles, ou les fameuses messes noires récitées à rebours, avec des chandelles noires et des hosties de même couleur, car le prince des Ténèbres était considéré comme la réplique négative de Dieu. Elles étaient célébrées de nuit, en secret et à la sauvette, dans des caves ou des ruines isolées, par des prêtres apostats sur le corps dénudé d’une femme, avec parfois le sacrifice rituel de nouveau-nés. Les devins et charlatans utilisaient des charmes, des talismans, des miroirs magiques. Pour hâter le destin, ils transperçaient d’aiguilles une figurine censée représenter l’ennemi du quémandeur, vendaient des « poudres d’amour », c’est-à-dire des aphrodisiaques, mais aussi ce que l’on a appelé, non sans humour, des « poudres de succession ». La cour de Saint-Germain touchait ainsi à la cour des Miracles…

On estimait à 400 le nombre de ces officines criminelles dans Paris, installées dans des zones excentrées proches des remparts. La Voisin habitait ainsi le quartier nouveau de la Villeneuve-sur-Gravois, non loin du faubourg Saint-Denis. Ce quartier populaire, garni de petites maisons basses, était isolé au milieu de grands jardins et de terrains vagues. Les femmes de la haute société s’y rendaient à pied, le visage masqué, laissant domestiques, carrosses ou chaises à porteurs à distance. Des rendez-vous étaient également pris dans de discrètes églises. 

Le lieutenant général de police Gabriel Nicolas de La Reynie s’aperçut avec effroi que la société française était largement infestée de ces sortes de crime. Naturellement il en avait averti le roi. Afin de traiter ces procès sans publicité excessive, celui-ci se garda de confier l’affaire au parlement de Paris, comme il l’avait fait fort maladroitement pour Madame de Brinvilliers. Le 7 avril 1679, il créa une juridiction extraordinaire, la chambre de l’Arsenal, présidée par un intègre magistrat, Louis Boucherat, comte de Compans, et composée de magistrats dévoués et triés sur le volet. Cette chambre fut bientôt surnommée la « Chambre ardente », en souvenir de ces juridictions médiévales qui délibéraient dans une salle tendue de noir, éclairée de torches et de flambeaux. Le magistrat instructeur désigné fut le lieutenant général de police en personne, La Reynie.

La Marquise de Brinvilliers subit le supplice de l'eau lors de son interrogatoire.
PHOTOGRAPHIE DE Auteur inconnu, Wiki Commons

Au cours des interrogatoires, les plus grands noms de la noblesse française furent cités : Olympe Mancini, comtesse de Soissons, la princesse de Tingry, les duchesses d’Angoulême, de Bouillon, de Vitry, de Vivonne, le maréchal-duc de Luxembourg, les ducs de Vendôme et de Brissac, la marquise d’Alluye, les marquis de Cessac, de Feuquières et de Termes, la comtesse du Roure, la vicomtesse de Polignac… Certains furent arrêtés, soumis à de rigoureux interrogatoires, comme le maréchal de Luxembourg, la princesse de Tingry ou Marie-Anne Mancini, duchesse de Bouillon. Il fut même question un moment d’incarcérer le poète Jean Racine, soupçonné d’avoir supprimé sa maîtresse, la comédienne Mademoiselle Du Parc. Bien entendu, les accusations n’étaient pas toujours fondées, car les inculpés, détenus au château de Vincennes ou à la Bastille, avaient intérêt à charger au maximum les gens haut placés. On a supposé non sans raison que,malgré l’épaisseur des murs de leur cachot, ils avaient réussi peu ou prou à se concerter. 

 

LA MAÎTRESSE DU ROI EST IMPLIQUÉE 

Durant les trois années de son existence, la Chambre ardente tint 210 séances, prononça 319 décrets de prise de corps (c’est-à-dire d’ordres d’arrestation), obtint l’incarcération de 194 personnes, rendit 104 jugements, dont 36 condamnations à mort, 4 condamnations aux galères, 34 bannissements ou amendes, et 30 acquittements. Tous les prisonniers ne furent pas jugés car, devant l’ampleur des révélations concernant la favorite, Madame de Montespan, Louis XIV dut suspendre le déroulement des instances.

Portrait de Mme de Montespan conservé au château de Versailles (peinture de la seconde moitié du 17e siècle).
PHOTOGRAPHIE DE Artiste Inconnu, Wiki Commons

Françoise – dite Athénaïs – de Rochechouart de Mortemart, marquise de Montespan, fut accusée en effet par plusieurs prisonniers de la Chambre ardente (la fille de la Voisin, l’abbé Guibourg, le magicien Lesage, ainsi qu’une sorcière nommée la Filastre) d’avoir fréquenté durant des années devins et devineresses, afin d’obtenir des poudres aphrodisiaques destinées au roi ; d’avoir commandité au moins trois messes noires en 1667, 1675 et 1676, au cours desquelles des nourrissons auraient été sacrifiés ; enfin, dans une crise de dépit amoureux, d’avoir voulu empoisonner le roi et sa nouvelle maîtresse, la jeune et jolie Marie Angélique de Fontanges. 

 

POUDRES DE MOUCHES CANTHARIDES

Il est difficile de disculper totalement la favorite. En effet, 13 ans auparavant, en 1667, il est établi qu’elle était en relation avec le monde trouble des devineresses et des empoisonneurs. Elle consultait déjà la Voisin et ses deux acolytes, Lesage et l’abbé Mariette, avec lesquels elle participait à des cérémonies magiques destinées à évincer la favorite du moment, Mademoiselle de La Vallière. On le sait grâce aux minutes d’un procès datant de 1668, époque où elle n’était encore qu’une simple dame de la cour.

Les accusés, notamment Lesage, inquiétant magicien normand établi à Paris, n’avaient aucune raison à ce moment-là de mentir. Au cours de ces réunions sacrilèges, les devins et autres charlatans lisaient des passages de l’Évangile sur la tête des solliciteuses, enterraient des cœurs de pigeons pour ravir celui du roi, et récitaient des formules cabalistiques. Plus tard, afin de conserver les faveurs du roi, la marquise avait fait absorber à Louis XIV des aphrodisiaques, notamment des poudres de mouches cantharides. Dans les années 16751676, celui-ci eut d’ailleurs des nausées que l’on peut attribuer à ces excitants qui, administrés à plus fortes doses, étaient de violents poisons.

Avait-elle participé à des messes noires ? Elle en fut accusée par un certain nombre de personnes, notamment l’abbé Guibourg, l’un des prêtres sataniques, et par la Filastre, mais nous n’avons pas de preuve absolue de sa culpabilité. Les arguments développés par le ministre Jean-Baptiste Colbert dans un mémoire adressé au roi jouent en sa faveur. Son innocence dans la double tentative d’empoisonnement contre le roi et la nouvelle favorite peut être aisément prouvée par une simple analyse chronologique des événements. Mademoiselle de Fontanges devint la maîtresse du roi dans le courant de décembre 1678, mais la nouvelle ne fut pas immédiatement connue. À l’époque où les empoisonneurs accusèrent Madame de Montespan de ces tentatives de forfaits, celle-ci ignorait encore cette situation.

L’innocence de la marquise sur ces deux chefs d’accusation ne permet pas pour autant de conclure à l’inexistence de la double tentative d’empoisonnement du roi et de Mademoiselle de Fontanges. Un nom revient constamment dans les aveux des prisonniers, celui de Claude de Vin, demoiselle des Œillets, dame de compagnie de la marquise, qui fut un temps la maîtresse de Louis XIV – dont elle eut d’ailleurs une fille, Louise de Maison-Blanche. Il semble que cette femme ait cherché à supplanter la Montespan dans le cœur du roi. Malheureusement, celui-ci refusa d’accéder à son désir et n’accepta même pas de légitimer leur enfant. 

Marie Angélique de Fontanges mourut à 20 ans à peine, en 1681, probablement des suites d’un accouchement très difficile. Le roi, qui avait redouté l’éventualité d’un empoisonnement, exigea une autopsie, mais rien dans les résultats ne corrobore cette thèse. En 1988, le professeur de gynécologie Yves Malinas attribua son décès à une tumeur maligne développée à partir d’un kyste du placenta (elle avait eu du roi un petit garçon, mort peu après sa naissance, et elle ne s’était pas remise de ses couches). Pourtant il y eut bien une mystérieuse tentative d’empoisonnement en 1679 contre le roi et Mademoiselle de Fontanges, organisée probablement à l’instigation de la Des Œillets. La Voisin avait été chargée de présenter au roi un placet (ou requête écrite) empoisonné, tandis que deux complices, Romani et Bertrand, devaient apporter des étoffes infectées à la jeune femme. Tentative avortée, puisque la Voisin ne réussit pas à rencontrer le roi, et sa jeune maîtresse ne reçut pas les étoffes;

 

LE ROI SOLEIL ÉTOUFFE LE SCANDALE

Louis XIV, horrifié par les révélations des empoisonneurs, avait d’abord voulu faire la lumière sur ces affaires. Mais devant les attaques lancées contre Madame de Montespan, il recula et chercha à étouffer le scandale. Plusieurs dizaines de coupables furent expédiés sous haute surveillance dans des citadelles de province, à BelleÎle-en-Mer, à Besançon, à Salins, à Salses et à Villefranche-de-Conflent. Ils y moururent plusieurs années après, dans d’affreuses conditions, enchaînés à la muraille de leur cachot. Le ministre Louvois, qui avait la tutelle de ces citadelles, avait donné aux geôliers de rigoureuses instructions afin « d’empêcher que l’on entende les sottises qu’ils pourraient crier tout haut, leur étant souvent arrivé d’en dire touchant Madame de Montespan qui sont sans fondement ». 

En 1709, à la mort de La Reynie, le roi fit brûler les dossiers contenant les « faits particuliers » concernant sa maîtresse. Heureusement, le lieutenant général de police les avait résumés au préalable : conservés à la Bibliothèque nationale de France, ceux-ci permettent aujourd’hui de voir un peu plus clair dans ce procès de grande envergure, devenu non seulement une affaire d’État, mais aussi le secret du roi.

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