Hiroshima, après la bombe

Le 6 août 1945, une bombe A anéantissait Hiroshima. Les derniers survivants restent marqués par l’horreur de cette attaque nucléaire et par les leçons de la guerre.

De Ted Gup, National Geographic
Photographies de Musée du Mémorial de la Paix d'Hiroshima
Publication 12 juin 2020, 15:51 CEST
Hiroshima, après la bombe.

Hiroshima, après la bombe.

PHOTOGRAPHIE DE Musée du Mémorial de la Paix d'Hiroshima

C’était neuf jours après que la bombe atomique fut tombée sur Hiroshima, après la mort de sa mère et de son frère de 1 an, après que sa maison eut été réduite en cendres.

Masaaki Tanabe, 7 ans, a vu son père s’éteindre avec ces derniers mots : « Il n’y a pas de futur pour un officier de l’armée. » Ennemi résolu des États-Unis, celui-ci est mort avec son épée à son côté. Le grand-père de Tanabe voulait conserver l’épée de son fils, mais les forces d’occupation sont venues et la lui ont arrachée. «Des barbares », a pensé le jeune garçon. Il était déterminé à prendre sa revanche sur l’Amérique, se souvient-il. C’était compréhensible. Il n’avait plus rien et presque plus personne. Son ancienne maison se situait à côté du Palais d’exposition industrielle de la préfecture d’Hiroshima –un bâtiment désormais emblématique : le squelette de son dôme est conservé en signe d’appel à la tolérance.

Désormais octogénaire, Masaaki Tanabe est un bel homme aux sourcils argentés. Dans sa tenue jinbei grise à manches larges, il incarne la tradition même. Il est aussi plein de ressources.
Il est devenu réalisateur et a étudié l’infographie pour créer une version virtuelle de la ville balayée par la bombe. C’est Message From Hiroshima, un film qui comporte des entretiens avec des survivants du 6 août 1945. Ce bombardement et celui sur Nagasaki, le 9 août, ont coûté la vie à 200 000 personnes, forcé le Japon à capituler et rendu inutile une invasion du pays par les Alliés, qui aurait pu faire des millions de victimes.

Des changements considérables attendaient Tanabe – et son pays – par la suite. Sa fille s’est mariée avec un Américain et s’est installée aux États-Unis. Tanabe a longtemps lutté avec l’idée qu’elle  avait embrassé l’ennemi. Deux ou trois ans après le mariage, il a découvert une lettre laissée par sa fille au pied d’un bouddha en pierre, dans la préfecture de Yamaguchi, où son grand-père (le père de Tanabe) était mort. Dans la lettre, elle disait à son grand-père qu’elle était désolée si elle l’avait déçu. Avec les années, Tanabe, comme beaucoup d’autres de sa génération, s’est réconcilié avec le nouveau monde.

Soixante-quinze ans après la fin de la guerre, l’histoire de Tanabe est l’histoire d’Hiroshima et du Japon lui-même: un mélange de tradition et de modernité, une détermination farouche à ne jamais oublier, mais aussi une volonté de ne pas se laisser définir seulement par le passé.

Chaque 6 août, Hiroshima rend hommage aux 135 000 victimes de la bombe A. Tous les autres jours de l’année, la ville est clairement orientée vers le futur. Aujourd’hui, Hiroshima fait preuve d’un zèle quasi messianique en tant que championne du monde de la dénucléarisation. Mais elle est aussi un lieu de loisirs, de recherche et de commerce très animé.

Hiroshima, après la bombe.

PHOTOGRAPHIE DE Musée du Mémorial de la Paix d'Hiroshima

Après la bombe, Hiroshima bruissait des histoires miraculeuses des services rétablis – l ’eau, l’électricité, les tramways – et de héros imprévus, venus de près et de loin, qui ont aidé à ressusciter la ville dans les années suivantes.

Nanao Kamada a grandi à environ 600 km de là, à la campagne. Jusqu’en 1955 et son inscription à la faculté de médecine de la ville, il n’avait jamais réfléchi sérieusement à la bombe atomique. Mais, à Hiroshima, Kamada a vu ces gens qui, par une chaleur torride, portaient des casquettes et des manches longues pour cacher leurs brûlures. Il est devenu une autorité en matière de traitement des survivants de la bombe A et des recherches sur les radiations.

Aujourd’hui, les problèmes que rencontre Hiroshima sont ceux de nombreuses autres villes japonaises – taux de natalité en déclin, population de plus en plus âgée, capacités hôtelières insuffisantes pour les 2 millions de visiteurs annuels, bâtiments et infrastructures qu’il faudrait rénover. Mais l’urgence à préserver les souvenirs des hibakusha (survivants de la bombe) est perceptible. Hiroshima en compte environ 47 000, âgés en moyenne de 82 ans.

La ville les a envoyés de par le monde raconter leur histoire, en personne et via Internet. Au musée du Mémorial pour la paix d’Hiroshima, la vidéothèque abrite plus de 1 500 récits (dont 400 accessibles en ligne) de survivants. Nombre d’entre eux affirment que partager leur histoire donne plus de sens à ce qu’ils ont enduré.

Pour certains survivants, les peurs infondées de leurs concitoyens se sont révélées un fardeau plus lourd à porter que les conséquences des radiations. Sosho Kawamoto avait 11 ans quand la bombe est tombée. Il a perdu ses parents, deux sœurs et un frère. Une autre sœur a survécu, puis est morte d’une leucémie à 17 ans. Mais, bien qu’orphelin, il a eu de la chance : il a été recueilli par Rikiso Kawanaka, propriétaire d’une fabrique de sauce de soja, à Tomo, un village à environ 10 km d’Hiroshima. Kawanaka l’a nourri et vêtu. Il lui a aussi soumis une offre surprenante : si Kawamoto acceptait de travailler pendant douze ans sans salaire, Kawanaka lui donnerait une maison.

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    Les années ont passé. À 20 ans, Kawamoto a rencontré une femme appelée Motoko. Elle était jolie et liante. Elle apprenait à coudre des robes et des kimonos. Ils sont tombés amoureux.  Quand Kawamoto a eu 23 ans, Kawanaka a tenu sa promesse et lui a donné la maison.

    Avec un domicile à lui, Kawamoto s’est senti prêt à demander la main de Motoko à son père. Celui-ci savait que Kawamoto était d’Hiroshima. Il lui a répondu que les enfants issus de son mariage pourraient naître déformés par les radiations (en réalité, on n’a pas constaté d’effets négatifs sur la santé des enfants des survivants d’Hiroshima). Et il a interdit l’union.

    Kawamoto était brisé. Ce mariage lui étant refusé – comme cela a été le cas pour nombre de hibakusha –, deux jours plus tard, il a démissionné de son travail, abandonné la maison pour laquelle il avait tant sacrifié, et il a quitté le village. Il n’a jamais revu Motoko et ne s’est plus jamais autorisé l’amour, de crainte de souffrir. Sa vie a mal tourné. Il raconte qu’il jouait et fréquentait des yakuzas (gangsters). Il a envisagé de se suicider.

    Son niveau d’éducation (il avait arrêté l’école en sixième) et son statut de hibakusha, soit la version contemporaine d’un lépreux, limitaient les opportunités s’offrant à lui. Il a fini par dénicher un travail dans un magasin de nouilles. À 70 ans, il est revenu à Hiroshima, et c’est là, au bout du compte, qu’il a trouvé un peu de paix. Désormais âgé de 86 ans, Sosho Kawamoto, avec son chapeau de paille et sa veste en coton, représente une sorte de grand-père, que l’on voit fouiller dans son sac de courses pour en sortir des avions et des grues en origami. Il les donne aux enfants qui visitent le musée du Mémorial de la paix d’Hiroshima. Tire sur la queue, leur explique-t-il, radieux, et tu verras les ailes battre. Imprimés sur les ailes des avions figurent les mots «Espoir de paix»

    On ne peut pas réparer les torts dus aux préjugés dont Kawamoto et les autres survivants ont souffert. Mais, à l’Institut de recherche en biologie et en médecine des radiations de l’université d’Hiroshima, le directeur Satosi Tashiro est déterminé à éviter ce type de discriminations à l’avenir. L’institut souhaite améliorer la communication entre les médias et les scientifiques, afin que des peurs infondées n’influencent pas le public. Ce que les hibakusha ont connu, note Tashiro, est aussi arrivé à ceux qui habitaient près de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Russie, et de celle de Fukushima, au Japon, où les cœurs de trois réacteurs ont fondu.

    La maison de retraite Funairi Mutsumien accueille une centaine de survivants de la bombe. Le plus jeune, 74 ans, était in utero lors de l’explosion. Le plus âgé est Tsurue Amenomori et elle a 103 ans. Quand la bombe s’est déclenchée, elle se trouvait à 1,5 km du point d’explosion et donnait leurs médicaments à ses parents, cloués au lit. Tsurue Amenomori a souffert de brûlures au visage, aux mains et aux jambes.

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    PHOTOGRAPHIE DE Musée du Mémorial de la Paix d'Hiroshima

    Raconter l’histoire d’Hiroshima peut être conflictuel encore aujourd’hui. Il a fallu seize ans pour monter une nouvelle exposition au musée du Mémorial de la paix, en partie à cause des désaccords au sein du comité d’organisation, explique Shuichi Kato, le directeur adjoint du musée. Certains membres voulaient présenter des images très dures des horreurs de la guerre nucléaire; d’autres, inquiets de traumatiser les visiteurs, défendaient une plus grande retenue (je me suis rendu récemment au musée, où j’ai vu deux personnes s’évanouir).

    L’un des débats portait sur le choix de la photo qui accueillerait les visiteurs dans le musée. Il a été tranché après que Tetsunobu Fujii, un fils de hibakusha, a découvert sur Internet le cliché d’une petite fille à la main bandée, au visage en sang et contusionné. Il pensait que c’était sa mère, Yukiko Fujii. Le musée a confirmé qu’il s’agissait d’elle, à l’âge de 10 ans. Le comité a choisi la photo à l’unanimité pour l’entrée de l’exposition. La photo de Yukiko Fujii à 20 ans figure à la sortie (elle est morte à 42 ans).

    De nombreux survivants de l’explosion ont souffert durablement de la culpabilité des rescapés et de blessures psychologiques. Emiko Okada avait 8 ans quand la bombe est tombée.
    Ce matin-là, sa sœur de 12 ans, Mieko Nakasako, a annoncé qu’elle sortait faire un tour. Elle s’est retrouvée à 1 km du cœur de l’explosion. Je demande à Okada si sa sœur en est morte.

    « Ma sœur aînée a disparu, répond-elle.

    — Disparu ? —

    Elle n’est pas encore rentrée à la maison. »

    Il y a quelque chose d’irréel dans ce « pas encore », comme si Emiko Okada s’attendait à voir sa sœur apparaître soudain à sa porte. Cette incertitude la ronge.

    Okada n’a pas été orpheline, mais c’est tout comme. Ses parents ont cherché désespérément leur fille aînée, abandonnant Okada, qui s’est retrouvée à vivre dans la rue. Elle dormait dans un abri antiaérien, mangeait ce qu’elle pouvait trouver ou voler – une tomate jetée au rebut, une figue tombée par terre. Ce n’est que plus tard que sa grand-mère l’a recueillie.

    « Mes parents ont perdu la tête après avoir perdu leur fille », raconte Okada. Quand sa mère a été incinérée, ajoute-t-elle, des bouts de verre ayant fusé comme des projectiles le jour de la bombe sont apparus parmi les cendres et les fragments d’os. Des horreurs qui se rejouent même aujourd’hui. Okada déteste « le coucher du soleil, quand le ciel est orange ou vraiment rouge, car cela me rappelle la nuit du 6 août ».

    À Hiroshima, les jeunes composent chacun à leur façon avec le passé de la ville. Kanade Nakahara, 18 ans, a étudié le bombardement à l’école ; en mars 2019, elle s’est rendue à Pearl
    Harbor en voyage éducatif. Elle est déterminée à œuvrer pour la paix.

    D’autres n’arrivent pas à s’identifier à cette période. Kenta, 17 ans, un passionné de jeux vidéo, considère ce jour-là comme de « l’histoire ancienne ». Il n’est pas très sûr de l’année où la bombe a explosé – en 1964, suppose-t-il. Mais Haruna Kikuno, 18 ans, tremble au passage des avions – c’est le résultat, dit-elle, des livres sur la bombe qu’elle a lus, enfant.

    Dans le vol qui me ramène d’Hiroshima à Tokyo, je me présente à la famille Hiyama. Leur histoire est à l’image de celle, invraisemblable, d’Hiroshima. Le père, Akihiro Hiyama, 44 ans, dit «Aki », a grandi à Hiroshima, dans une famille de politiciens connus. Une statue honore son grand-père, Sodeshirou Hiyama, pour sa contribution à la renaissance de la ville.

    La grand-mère maternelle d’Akihiro Hiyama, Keiko Ochiai, lui a raconté qu’une amie à elle avait planifié un voyage pour le 6 août 1945, mais qu’elle était tombée malade. Pour ne pas que le billet de train soit perdu, elle l’avait donné à Ochiai. Peu après le départ d’Hiroshima, celle-ci a vu le nuage en champignon par la fenêtre du wagon. Son amie n’a pas survécu.

    Son petit-fils vit aux États-Unis, à Norfolk, en Virginie. C’est là qu’il a rencontré Leah Shimer, en 2005. Ils se sont mariés et ont deux enfants : un fils de 7 ans, Kai, et une fille de 5 ans, Emi.

    Pendant la guerre, Sterling Arthur Shimer, le grand-père de Leah, travaillait sur la conception des moteurs des bombardiers lourds B-29. Ce sont ces «forteresses volantes» qui ont pilonné le Japon avec des dizaines de milliers de tonnes d’explosifs et de bombes incendiaires, avant de larguer la bombe atomique qui a anéanti Hiroshima. Entre deux vols, Hiyama, Shimer et moi évoquons ces années de guerre.

    Kai écoute, tentant de comprendre quelque chose. Il demande à sa mère ce qu’est un nuage en champignon. Leah Shimer a la lourde tâche de répondre. «La poussière et les débris sont montés dans le ciel quand la bombe s’est déclenchée, lui explique-t-elle. C’était vraiment triste. Beaucoup de gens sont morts. »

    Kai a encore une question: « Et le Japon et les États-Unis, ils sont encore ennemis ? — Non, lui répond sa mère, ils sont amis. »

    Puis la famille se dirige vers la porte d’embarquement pour le long vol de retour à la maison.

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