Reportage : les pumas de Patagonie

Ces félins font des dégâts chez les éleveurs. L'écotourisme offre-t-il un moyen de concilier leurs intérêts ?

De Elizabeth Royte
Photographies de Ingo Arndt
La broussaille d’épineux et les éclats de roche ne gênent pas la mère nommée Sarmiento (au centre) et ses petits de 11 mois, blottis à la fin de l’hiver au-dessus du lac du même nom, près du parc national Torres del Paine, au Chili. Cette femelle a déjà eu plusieurs portées. Elle passe l’essentiel de son temps à chasser et à faire la sieste sur ce rivage.
PHOTOGRAPHIE DE Ingo Arndt

Ma première rencontre avec un puma a eu lieu dans l’Utah. Une créature à la musculature massive grondait, terrorisée, dans les branches d’un pin. L’animal s’était réfugié à 7 m de hauteur pour échapper à des chiens. Puis un agent fédéral chargé de protéger les moutons d’un ranch l’avait abattu. Une violence digne d’un film de Sam Peckinpah. Mais, la deuxième fois que je vois ce félin furtif, la scène me paraît sortir tout droit d’un conte de fées.

Je suis tapie au milieu des buissons, sur une pente battue par le vent, à la lisière sud du parc national Torres del Paine, au Chili. Là, j’observe trois jeunes fauves se culbuter et se courser sur la rive d’un lac turquoise, évaluant leurs forces, leurs dents et leur statut social. Parfois, leur mère, nommée Sarmiento, s’immobilise et jauge la situation. Ses yeux verts entourés de noir sont calmes, sa queue épaisse est baissée.

Le quatuor atteint une presqu’île. Soudain, la mère et les petits viennent se lover dans une roche formant un abri arrondi, et s’adonnent à l’activité féline par excellence : la sieste. Puma concolor vit du sud de l’Alaska au sud du Chili. C’est le mammifère terrestre de l’hémisphère occidental qui a l’habitat le plus vaste. Et les environs du parc Torres del Paine en abritent la plus grande concentration, estiment les spécialistes. Explication : les pumas y trouvent abondance de proies, jouissent de la protection du parc et échappent à la concurrence d’autres mammifères carnivores, tels les loups.

Insensible à la violence du vent, Sarmiento semble apprécier les joutes avec ses petits sur les roches calcaires, qui retiennent la chaleur du soleil. Avec ses nombreuses grottes et abris circulaires, l’endroit offre un parfait refuge aux pumas du Chili, même si l’homme est leur seul prédateur.
PHOTOGRAPHIE DE Ingo Arndt

Pour voir ce superprédateur dans son milieu naturel, Torres del Paine est l’endroit rêvé, avec plus de 2 000 km2 de pics granitiques, de prairies, de forêts subarctiques et de lacs battus par les vents. Le paysage s’ouvre à l’infi ni et, avec l’explosion du tourisme, beaucoup de pumas se sont habitués aux humains. Comme les petits de Sarmiento au bord du lac, on les voit vagabonder, chasser, faire leur toilette, s’accoupler et jouer, apparemment indiff érents aux visiteurs qui les observent avec de larges sourires.

Avec mon guide, Jorge Cardenas, nous avons traqué les pumas pendant plusieurs jours, attentifs aux cris d’alarme perçants des guanacos – un indice que les félins sont en chasse. Nous n’avons vu aucun cadavre. Plus tard, lors d’une réunion organisée par le groupe de protection Panthera, dans un hôtel du hameau de Cerro Castillo, j’ai toutefois pu me faire une idée plus précise des dégâts causés par la population croissante de pumas dans la région. Étaient présents des représentants du gouvernement, des biologistes, des guides touristiques et des éleveurs.

Arturo Kroeger Vidal, éleveur de moutons et fi ls d’éleveur, dirige une estancia située au sudest de Torres del Paine. « Au début du mois, j’ai négocié la vente de 400 moutons, lance-t-il d’une voix calme. Cinq jours plus tard, je n’en avais plus que 370 pour l’acheteur. Un puma m’en a pris 30 en une seule nuit. »

Pendant plus d’un siècle, les éleveurs ont contrôlé la population des pumas, en chevauchant armés, et aidés de chiens. Mais, quand le gouvernement chilien a créé le parc Torres del Paine, dans les années 1970, il y a interdit la chasse au puma et au guanaco. Depuis, leur nombre a fortement augmenté. Le prédateur comme sa proie ont débordé du parc, sur les terres privées, en quête de nourriture.

« La création du parc a été terrible pour nous », explique Arturo Kroeger Vidal. En s’éloignant du parc, les pumas se sont mis à attaquer les ovins. Les éleveurs estiment que les pumas ont dévoré environ 30000 moutons depuis l’ouverture du parc, entraînant une perte substantielle sur les revenus tirés de la laine et de la viande.

Des guides et des gardes expérimentés évaluent le nombre de pumas au sein du parc entre 50 et 100. À l’extérieur du parc, où la population de félins n’a pas encore été établie avec précision, l’ensemble des éleveurs affirment que, à eux tous, ils en abattent une centaine par an. « Nous vivons de l’élevage, s’exclame Victor Manuel Sharp, lors de la réunion à l’hôtel. Qu’allons-nous faire ? »

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    Une option consiste à renoncer aux ovins au profit des bovins, trop gros pour que les pumas s’y attaquent. Mais l’élevage de moutons est une tradition locale, et tout le monde n’a pas de bons fourrages pour nourrir le gros bétail. On peut aussi recourir aux chiens pour protéger les moutons, propose Jose Antonio Kusanovic, un ranchero qui chassait les pumas, avant de se lancer dans l’élevage canin. Mais un chien de garde coûte environ 1 300 euros, nourriture et soins vétérinaires non compris. Or plusieurs d’entre eux sont nécessaires pour surveiller des troupeaux de 2000 à 3000 têtes. Pour les éleveurs, louer les services d’un leonero (un chasseur de «lion de montagne ») revient moins cher

    Charles Munn, un Américain qui dirige plusieurs entreprises d’écotourisme, se lève pour prendre la parole. « J’ai créé une activité touristique à partir du jaguar, dans le Pantanal brésilien. Les pumas peuvent vous rapporter beaucoup d’argent. »

    Les éleveurs maugréent. Ils savent qu’ils ne peuvent pas à la fois faire payer les touristes pour observer les pumas sur leurs terres et continuer de tuer les félins (le gouvernement autorise un éleveur à abattre un prédateur s’il peut prouver que celui-ci a tué un mouton; la plupart des éleveurs n’essaient même pas d’obtenir ce permis).

    « Vous êtes en train de dire que nous devons nourrir les pumas pour que vous en ayez plus pour le tourisme, lance un autre éleveur, sèchement. Je suis trop âgé pour virer touristique. »

    Munn désigne les frères Tomislav et Juan Goic, assis au fond de la salle. De leurs 5 500 moutons qui paissaient le long de la limite orientale du parc, il n’en reste plus qu’une centaine. Tous les autres ont été victimes d’une épouvantable tempête de neige et de la prédation des pumas au fil des ans. Mais, aujourd’hui, environ 800 touristes par an paient une somme rondelette aux Goic pour traverser les 62 km2 de leur propriété, en voiture ou à pied, avec un guide et un pisteur munis de jumelles et de talkies-walkies.

    La fille presque adulte de Sarmiento est un félin particulièrement curieux. Elle a souvent approché le photographe Ingo Arndt - de manière non menaçante - et s'est une fois couchée pour dormir à quelques mètres de lui. Peu de temps après la prise de ce portrait, la petite a été blessée dans une bagarre et a perdu son œil droit.
    PHOTOGRAPHIE DE Ingo Arndt

    Chez les Goic, les visiteurs sont quasi sûrs de voir Sarmiento et ses petits. Les frères ont ouvert leur domaine à l’observation des pumas en 2015, lorsque le règlement du parc a imposé aux touristes et aux guides de suivre des sentiers précis, réduisant les chances d’apercevoir des pumas.

    «Nous nous inquiétions pour la sécurité des gens», justifie Michael Arcos, le directeur du parc. Pressés par les clients voulant voir des pumas, des guides indépendants s’étaient mis à traquer ceux-ci de nuit, en utilisant des lampes torches et en rampant trop près des félins. Jusqu’à présent, on ne déplore qu’une seule rencontre fatale à Torres del Paine (le parc le plus visité du Chili), et les autorités souhaitent en rester là.

    Cette prudence du parc vis-à-vis du tourisme ne changera pas de sitôt. Les chercheurs doivent avant tout établir le nombre de pumas qui y vivent, l’étendue de leur territoire, leurs habitudes alimentaires et leurs comportements sociaux. Ces études, menées dans le parc et en dehors, prendront plusieurs années.

    Charqueado (à gauche), 4 ans, un fils de Sarmiento, pourchasse une femelle pendant une journée de parade, grognant et grinçant des dents. Le photographe Ingo Arndt les verra s’accoupler cinq fois en une heure, sur un espace relativement exposé. Le couple flânera ensuite sur ce promontoire, dans un ranch privé situé près du parc national Torres del Paine.
    PHOTOGRAPHIE DE Ingo Arndt

    Les données aideront à concevoir des plans de protection et, si possible, un tourisme aussi sûr pour les félins que pour les humains. Ses retombées pourraient même aider à compenser les pertes liées aux moutons tués par les pumas. L’idée est que ces prédateurs-clés deviennent aussi précieux à l’économie de la région qu’ils le sont à son intégrité environnementale.

    Les pumas du secteur mangent sans doute plus de guanacos que de moutons. Piètre consolation pour les éleveurs. Lors de la réunion, Jorge Portales assure que les pumas lui ont pris 24 % de son troupeau en une saison, soit 600 animaux. Il s’est tourné vers l’élevage bovin, puis a réintroduit des moutons et des chiens de garde. Sans dissuader les pumas. « C’est le prix à payer pour vivre près de Torres del Paine, soupire-t-il. Aujourd’hui, nous n’avons plus de moutons. » Il gère désormais son estancia comme un centre d’accueil offrant des promenades à cheval et de l’agneau rôti.

    La prochaine étape, dit-il, sera le tourisme pour le puma. Ses collèges éleveurs restent silencieux. Ils résisteront avec fierté aussi longtemps que possible.

    Elizabeth Royte a écrit l’article sur l’impact des microplastiques sur la santé humaine (juin 2018). Spécialiste de l’environnement, Ingo Arndt publie ici son premier reportage photo dans le magazine.

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