Des cellules souches pour lutter contre le trafic d’animaux

Deux entreprises américaines se lancent dans la production de cornes de rhinocéros artificielles à partir de cellules souches. Cette initiative pourra-t-elle vraiment contribuer à protéger l’espèce ?

De Florent Lacaille-Albiges
Publication 24 juin 2019, 16:02 CEST
Un rhinocéros indien (Rhinoceros unicornis) au parc national de Kaziranga (Inde).
Un rhinocéros indien (Rhinoceros unicornis) au parc national de Kaziranga (Inde).
PHOTOGRAPHIE DE Anuwar ali hazarika - Creative commons BY-SA-4.0

Alors que les espèces de rhinocéros se raréfient, comme le rappelle la mort d’un des derniers mâles rhinocéros de Sumatra, fin mai 2019, en Malaisie, nombreux sont ceux qui cherchent des moyens de mettre fin au braconnage de l’espèce. Protection militaire, cornes sciées préventivement… Jusqu’ici, les idées suivaient la même approche : empêcher les braconniers de mettre la main sur la précieuse corne. Mais, au vu du prix de vente de l’appendice, ces initiatives peinaient à les décourager.

Depuis quelques années, une nouvelle piste se dessine : rendre ce commerce moins rentable. À cette fin, deux entreprises américaines tentent de produire des cornes de rhinocéros en laboratoire à partir de cellules souches. Leur objectif : mettre sur le marché un produit artificiel, moins cher et vendu légalement, pour réduire les bénéfices du marché noir.

La corne de rhinocéros n’est quasiment constituée que de kératine, comme les ongles ou les cheveux. Ce qui lui permet d’ailleurs de repousser après une coupe. Cette substance est produite par certaines cellules de la peau appelées « kératinocytes ». En reprogrammant des cellules souches de rhinocéros, ces entreprises obtiennent donc une kératine en tout point identique à l’originale. Reste ensuite à implanter ces cellules sur un cadre, afin que le produit final reproduise la forme de la corne.

Les deux entreprises assurent qu’elles devraient parvenir rapidement à une imitation quasi parfaite. Des solutions similaires sont également envisagées pour les écailles de pangolin (très recherchées en médecine traditionnelle, elles font de ce petit animal le mammifère le plus vendu illégalement), les défenses d’éléphants ou encore les pénis de tigres.

Mais cette nouvelle méthode est loin de faire l’unanimité parmi les acteurs de la conservation des espèces. Un premier désaccord concerne la cause du trafic : la corne de rhinocéros a plusieurs usages et il est compliqué de savoir sur quelle filière agir en priorité. « Certains considèrent que c’est la médecine traditionnelle qui est la cause principale de ce commerce, ce qui est possible au vu des volumes utilisés. Mais d’autres suggèrent que ce marché n’est qu’un débouché secondaire pour les restes de cornes utilisées dans l’artisanat de luxe », note Laurent Pordié, anthropologue et spécialiste des médecines traditionnelles asiatiques au CNRS.

« De plus, c’est une méthode de protection de la nature inédite, ajoute le chercheur, on ne sait pas du tout comment les acteurs vont réagir. » Si, du côté de l’artisanat de luxe, l’idée de disposer d’un matériau identique et moins cher pourrait être reçue positivement, les protagonistes de la médecine traditionnelle pourraient être plus sceptiques. « La qualité thérapeutique de ce type de substitut échappe à la logique de la pharmacologie chinoise traditionnelle, précise Laurent Pordié. Dans cette médecine, une même plante n’a pas les mêmes propriétés selon qu’elle pousse sur le versant nord ou sur le versant sud d’une montagne, ou si elle grandit à proximité d’une autre. »

Dans ce cas, aucune chance que la corne créée en laboratoire puisse remplacer totalement l’originale. Cependant, depuis les années 1990, la médecine chinoise n’est plus réservée aux seules écoles traditionnelles. Elle s’est largement développée. Des industries prospèrent en surfant sur la tendance et en commercialisant des médicaments étiquetés « médecine traditionnelle chinoise », tout en étant moins pointilleuses sur les sources d’approvisionnement. « Cela reste du domaine de l’hypothèse, mais ces entreprises pourraient s’emparer de ces cornes artificielles pour produire des médicaments à grande échelle », avance le chercheur.

Pourtant, malgré sa réception incertaine, la mise sur le marché de cornes fabriquées en laboratoire pourrait permettre d’enrayer « l’effet rareté ». Franck Courchamp, directeur de recherche en biologie de la conservation au CNRS et découvreur de ce phénomène, explique : « Pour toutes les espèces que nous avons étudiées, on remarque que la diminution des populations a un effet accélérant sur leur commerce. Quand une espèce devient plus rare, son prix augmente. Mais cela ne décourage absolument pas les acheteurs, qui se mettent à lui attribuer des propriétés de plus en plus extraordinaires. »

Pour enrayer cette spirale désastreuse, Franck Courchamp, ainsi que deux chercheurs australiens et un consultant du Zimbabwe, ont publié en 2013 dans Science un article en faveur de l’ouverture d’un marché légal de cornes de rhinocéros. Prélevées sur des rhinocéros morts de vieillesse ou sciées sans blesser l’animal dans certaines réserves, de nombreuses cornes sont en effet stockées. Certaines fermes à rhinocéros en Afrique du Sud attendent d’ailleurs avec impatience qu’un commerce légal voie le jour.

En 2013, les administrateurs de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction ont rejeté cette possibilité. Mais celle-ci pourrait être remise à l’ordre du jour devant l’échec des politiques visant à mettre fin au braconnage. Et si les laboratoires parviennent à produire en grande quantité des cornes artificielles, nul doute que cela sera un argument de poids. Pour Franck Courchamp, « l’interdiction ayant montré ses limites, il faut de toute façon envisager d’autres options pour que l’espèce survive ».

Peut-on sauver les rhinocéros en vendant leurs cornes ?
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