S'emparer des animaux malades dans les élevages industriels, sauvetage ou vol ?

Une nouvelle génération de défenseurs du bien-être animal affirme que les lois des États américains sur la responsabilité d’agir leur donnent le droit de sauver les animaux en détresse, y compris ceux qui se trouvent dans des élevages industriels.

De Rachel Fobar
Publication 10 août 2023, 00:33 CEST
María González Sola, militante du groupe Animal Equality, explique qu’elle a sauvé cette poule d’une ferme à ...

María González Sola, militante du groupe Animal Equality, explique qu’elle a sauvé cette poule d’une ferme à œufs en Espagne en 2011. Contrairement à d’autres opérations secrètes de libération d’animaux, les membres du mouvement d’open rescue, le sauvetage à visage découvert, ne cachent pas leur identité. Pour eux, ces animaux ont droit à la liberté. « Nous n’avons rien à cacher », insiste-t-elle.

PHOTOGRAPHIE DE Jo-Anne McArthur, We Animals Media

La lumière d’une lampe frontale fend l’obscurité. Elle révèle des centaines de truies, entassées dans des caisses. Dans l’obscurité la plus totale, elles crient et se tortillent dans des cages métalliques qui s’entrechoquent.

En mars 2017, cinq militants ont pénétré dans la Circle Four Farms, un lieu d’élevage industriel de porcs dans l’Utah, détenu par Smithfield Foods, l’un des plus grands producteurs de viande de porc dans le monde. 

Ils se sont montrés à visage découvert face à la caméra. Ils ont utilisé leurs vraies identités. Ils ont publié leur vidéo en ligne.

Avec eux, ils ont emmené deux porcelets.

Les animaux, plus tard baptisés Lily et Lizzie, étaient malades et en sous-poids selon le militant Wayne Hsiung. Toutefois, les procureurs ont soutenu qu’il s’agissait d’un vol. Le FBI a effectué une descente dans deux refuges pour animaux de ferme de l’Utah et du Colorado à la recherche des porcs disparus. Des vétérinaires de l’État ont coupé des morceaux d’oreille d’un porcelet pour effectuer des tests ADN. Les procureurs ont inculpé les cinq militants pour vol et cambriolage. En 2022, à l’heure du procès, deux hommes risquaient jusqu’à 10 ans de prison. Plus tard, selon de nombreux comptes-rendus de presse et à la suite d’un renforcement des peines encourues pour les crimes commis contre des entreprises animales, les deux militants risquaient jusqu’à 60 ans de prison.

Pourtant, dans un retournement de situation, le jury du comté de Washington s’est rangé du côté des militants.

« Ils viennent de libérer un homme qui est entré dans un élevage industriel et en a sorti deux porcelets sans le consentement de Smithfield. Il est sorti libre de la salle d’audience », a déclaré à la presse Wayne Hsiung, militant et fondateur du groupe de défense des droits des animaux  Direct Action Everywhere, quelques instants après son acquittement. « Si une telle situation est possible dans le sud de l’Utah, elle est possible partout ailleurs. »

Cinq mois plus tard, deux femmes californiennes ont été déclarées non coupables de vol après avoir enlevé deux poules malades d’un camion Foster Farms à destination d’un abattoir.

Ces militants font partie du mouvement « open rescue », ou sauvetage à visage découvert, qui consiste à aller chercher effrontément des animaux dans les exploitations agricoles industrielles. Direct Action Everywhere est à la pointe de ce courant aux États-Unis mais le mouvement a été lancé par Patty Mark, fondatrice de l’organisation à but non lucratif Animal Liberation Victoria. Dans les années 1990, elle a filmé son sauvetage de plusieurs poules d’une usine à œufs. Des militants du monde entier ont suivi son exemple. Des groupes comme Compassion Over KillingAnimal Protection and Rescue LeagueMercy for Animals et Compassionate Action for Animals ont organisé des opérations de sauvetage similaires aux États-Unis.

En septembre 2020, Ariel Ryan et 11 autres militants se sont enchaînés à un grillage aux abords de l’abattoir Farmer John en Californie. La veillée, organisée par le groupe de défense des animaux Direct Action Everywhere, a bloqué l’entrée afin d’empêcher les camions de conduire les porcs à l’abattoir.

PHOTOGRAPHIE DE Sofia Aldinio

Ces sauveteurs exposés soutiennent qu’ils ont le droit de sauver les animaux en détresse. Leurs arguments s’inspirent des lois des États américains, qui protègent notamment les sauveteurs contre des sanctions s’ils brisent la vitre d’une voiture au soleil pour sauver un animal. Si de nombreux États excluent explicitement le bétail de ces lois, d’autres se contentent de mentionner le terme « animal » sans le définir davantage. Dans le procès Smithfield, M. Hsiung a comparé les porcs qu’il a enlevés à des chiens « ayant besoin de soins urgents » dans une voiture à la chaleur étouffante.

Pourtant, bien que les militants appellent cela du sauvetage, les éleveurs le considèrent comme du vol. Smithfield, qui appartient au groupe WH basé à Hong Kong et dont le chiffre d’affaires s’élève à 24 milliards de dollars en 2019, et Foster Farms ont refusé toute communication. Circle Four Farms n’a pas donné suite aux demandes de commentaire. Dans une déclaration faite à l’issue du procès, Jim Monroe, vice-président de Smithfield chargé des affaires générales, a qualifié le verdict de « décevant » et a déclaré que les militants faisaient « partie d’un mouvement anti-viande déterminé à nuire à l’élevage ». Il a également nié toute maltraitance envers les animaux.

 

UNE RÉALITÉ DIFFICILE À AVALER

La vidéo dure moins d’une minute. Deux femmes courent sur la route vers un camion Foster Farms et en sortent deux poules. La militante, Alicia Santurio et l’actrice d’Alerte à Malibu, Aexandra Paul, portent les animaux agités et couinants jusqu’à leur voiture.

L’affaire aurait pu être vite résolue : l’acte criminel présumé avait été filmé. Mme Santurio et Mme Paul ont été poursuivies et risquaient six mois de prison.

Quels éléments le jury a donc t-il pris en compte pour les déclarer non coupables ?

Tout d’abord, selon Stefanie Hurte, une jurée, un avocat avait précédemment indiqué à Direct Action Everywhere que ses militants étaient dans leurs droits lorsqu’ils secouraient des animaux en détresse si ces derniers nécessitaient des soins médicaux. Bien que le procureur du district de Merced ait entamé des poursuites, la défense a affirmé que les deux femmes pensaient respecter la loi lorsqu’elles ont pris les poules.

Ensuite, Mme Hurt estime que l’accusation n’a pas réussi à prouver que les deux militantes avaient agi avec l’intention d’enlever du bénéfice à Foster Farms. Pour elle, elles avaient plutôt pour but d’aider les animaux, qu'elles ont d'ailleurs emmenés chez un vétérinaire à leurs propres frais. L’une des deux poules est morte après coup mais l’autre a été transférée dans un sanctuaire. 

Dans l’affaire Smithfield, certains jurés ont estimé que les procureurs n’avaient pas réussi à prouver que les porcelets avaient une quelconque valeur. Le jury a jugé que l’incident ne répondait pas aux critères du vol, selon la transcription d’un entretien d’après-procès avec un témoin de la défense dans cette affaire. L’accusation a estimé que les porcs valaient 42,20 dollars chacun. Néanmoins, comme ils souffraient très sûrement d’infections, l’entreprise les aurait probablement éliminés. Leur valeur était donc nulle selon plusieurs jurés. 

Pour le moment l’argument du « droit au sauvetage » de Direct Action Everywhere n’a pas porté ses fruits. Dans les deux affaires susmentionnées, l’organisation affirme que la défense n’a pas été autorisée à soutenir que ces actions étaient nécessaires à la prévention d’un préjudice plus important.

Malgré tout, la défense a pu faire passer son message sur le bien-être animal. 

Le procureur de l’affaire Smithfield a comparé les deux porcelets malades à des boîtes de conserve abîmées dans un supermarché. À la suite de cette déclaration, l’un des jurés « n’avait plus les mots », selon une interview d’après-procès avec un témoin de la défense. « Les porcs ont un cerveau, ils se meuvent, ce sont des êtres vivants et vous les comparez à une boîte de conserve cabossée », s’est indigné le juré. 

Lors du procès Foster Farms, la jurée Stefanie Hurte dit avoir entendu des témoignages « déchirants » au sujet d’animaux vivants extirpés d’une pile de leurs congénères morts, ou encore sur des dispositifs d’étourdissement défectueux qui laissaient les poulets parfaitement conscients au moment de leur mise à mort.

Depuis le procès, elle a complètement arrêté la consommation de viande. « Je ne peux pas, je ne peux pas le digérer, s’est-elle confiée à National Geographic. Je ne peux pas manger des animaux torturés. »

De nombreuses enquêtes comme celle de Direct Action Everywhere ont révélé des conditions déplorables dans ces élevages industriels, même dans des établissements dont les entreprises mères garantissent un élevage plein air ou un traitement sans cruauté. Pourtant, les sondages montrent que la plupart des Américains achètent des produits qui affichent ces labels en pensant qu’ils sont garants d’un meilleur traitement pour les animaux.

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    Des militants de Direct Action Everywhere essaient de rassurer des porcs dans un camion de transport, lors de la veillée de 2020 à l’abattoir Farmer John. Wayne Hsiung, le fondateur de l’organisation, rêve « d’un monde où aucun animal n’a à souffrir pour aucune raison ».

    PHOTOGRAPHIE DE Sofia Aldinio

    L’opinion publique est de plus en plus sensible à la question des animaux en captivité, en particulier ceux des élevages industriels. De plus en plus d’États interdisent les cages pour les poules. En 2022, la plus haute juridiction de l’État de New York a accepté d’entendre une affaire où l’animal était traité en tant que personne, pour une éléphante du zoo du Bronx nommée Happy. L’issue n’a pas été favorable pour le pachyderme mais c’était la première fois qu’une telle juridiction acceptait une affaire concernant les droits des animaux, selon le Nonhuman Rights Project, qui représentait Happy. En mai, la Cour suprême a validé une mesure électorale californienne interdisant la consommation de viande de porc provenant d’élevages qui enferment les truies gestantes dans des caisses de gestation, à peine plus grandes que leur corps.

    « Il y a une pléiade de forces qui nous font avancer vers les droits des animaux, déclare M. Hsiung. Je pense que l’open rescue en sera un élément crucial. »

     

    LA PRISON : UNE INQUIÉTUDE GRANDISSANTE

    Toutes les opérations de sauvetage à visage découvert n’ont pas été aussi concluantes. Les conséquences peuvent être graves.

    En 2006, le militant Adam Durand a passé six mois en prison pour effraction après s’être introduit avec d’autres personnes dans la ferme à œufs de Wegmans dans l’État de New York. Ils y ont filmé un documentaire et ont sauvé 11 poules qu’ils estimaient malades ou mourantes.

    Amber Canavan a passé 30 jours en prison en 2015 pour avoir pénétré dans la Hudson Valley Foie Gras dans l’État de New York. Elle y a récupéré des canards qui, selon ses descriptions, avaient les plumes très sales, de la peau apparente et des problèmes respiratoires, attestés par un mucus vert et brun et des croûtes aux yeux. En mai 2015, elle recevait son diplôme mention bien de l’université d’État de New York. Deux mois plus tard, elle entrait en prison.

    « Je ne regrette rien, affirme-t-elle. Je le referais s’il fallait. » Cette expérience a tout de même impacté sa vie sur le long terme. Par exemple, pendant des années, elle était convoquée par l’Administration de la Sécurité des Transports à l’aéroport.

    Dans le procès de Smithfield, alors que l’équipe se préparait à l’audience, la menace d’un séjour en prison « est devenue très réelle », déclare M. Hsiung. Au moment du verdict, il avait déjà préparé une déclaration dans sa tête. Il aurait remercié le jury de l’avoir entendu et aurait fait une déclaration sur le bien-être des animaux. Malgré le choc, le verdict de non-culpabilité a renforcé sa foi en l’humanité. Il a depuis quitté Direct Action Everywhere pour devenir le fer de lance d’un nouveau mouvement d’open rescue appelé The Simple Heart Initiative. 

    Après 48 heures passées à l’abattoir Farmer John, la police a expulsé les militants restants. Les membres du mouvement d’open rescue savent qu’ils risquent d’être arrêtés en effectuant ces sauvetages, et certains ont même passé des mois en prison.

    PHOTOGRAPHIE DE Sofia Aldinio

     

    LE POINT DE BASCULE

    L’objectif de l’open rescue est-il de mettre un terme à la production de viande ?

    « On croirait entendre un procureur », répond Cassie King, directrice de la communication à Direct Action Everywhere.

    Les objectifs de l’organisation sont clairs : de nouveaux sauvetages réussis « encourageraient le mouvement des droits des animaux et ouvriraient la voie à davantage d’opérations d’open rescue dans le pays », soutient-elle.

    C’est exactement ce que craignent les entreprises. Dans sa déclaration après le procès, Jim Monroe de Smithfield s’est inquiété du fait que le verdict « encouragerait toute personne opposée à l’élevage d’animaux pour l’alimentation à vandaliser les élevages ». 

    Direct Action Everywhere vise à officialiser cette situation en adoptant une déclaration des droits des animaux en cinq points : le droit à la liberté, le droit de ne pas être exploité, maltraité ou tué par l’Homme, le droit de voir ses intérêts représentés en justice, le droit d’avoir un habitat protégé et, enfin, le droit d’être secouru en cas de détresse.

    La militante australienne Patty Mark a été la première à lancer le mouvement d’open rescue en 1993, lorsqu’elle a filmé le sauvetage de poules d’une usine à œufs. Ici, en 2013, elle berce une poule sauvée nommée Susie dans son sanctuaire animalier en Australie.

    PHOTOGRAPHIE DE Jo-Anne McArthur, We Animals Media

    M. Hsiung envisage un monde où la viande sera produite en laboratoire et où les protéines proviendront de sources végétales. Toutefois, il insiste : « l’individu qui achète un steak au supermarché » n’est pas le problème, ce sont plutôt les pratiques de l’industrie de la viande. Il rêve « d’un monde où aucun animal n’a à souffrir pour aucune raison. »

    « Nous arrivons à un point critique. L’exploitation institutionnelle des animaux prendra fin de notre vivant. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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