Les guépards qui ont été réintroduits en Inde meurent les uns après les autres

Selon plusieurs scientifiques, la réintroduction de guépards africains en Inde est un « désastre absolu». Les responsables du programme estiment que les pertes récentes étaient à prévoir et qu’elles ne devraient pas compromettre la réussite du projet.

De Rachel Nuwer
Publication 22 juil. 2023, 09:41 CEST
Sur ce cliché pris en août 2022, un guépard apparaît sur un panneau en bordure de route, ...

Sur ce cliché pris en août 2022, un guépard apparaît sur un panneau en bordure de route, à proximité du parc national de Kuno. Dans les villages qui entourent le parc, les habitants espèrent bénéficier des retombées économiques liées au retour du félin dans la région, 70 ans après son extinction, grâce à un programme de réintroduction lancé en 2022.

PHOTOGRAPHIE DE Ronny Sen

Soixante-dix ans après leur extinction en Inde, les guépards font leur retour dans le pays grâce à un projet gouvernemental de réintroduction baptisé Project Cheetah. Cette initiative, qui a eu des résultats mitigés depuis l’arrivée des premiers félins en septembre 2022, divise encore les spécialistes.

Sur les vingt spécimens transférés de Namibie et d’Afrique du Sud dans le parc national de Kuno, situé dans l’État du Madhya Pradesh, cinq sont morts, dont deux il y a seulement quelques jours. Une femelle baptisée Siyaya a également perdu en mai la plupart de ses petits nés deux mois plus tôt ; les guépardeaux sont morts de malnutrition, de déshydratation et de chaleur.

À cela s’ajoute le départ à la retraite forcé, sans raison, de Yadvendradev Jhala, le scientifique en chef du Project Cheetah de 2011 à 2013. « C’était mon projet, c’est moi qui l’ai élaboré. Je me sens mis à l’écart », confie-t-il.

Tout cela ne présage rien de bon pour la suite du projet ou les 15 guépards d’Afrique qui vivent encore dans le parc national. Alors qu’il ne reste plus qu’environ 7 100 guépards à l’état sauvage dans le monde, l’espèce est classée « En danger d’extinction » par l’Union internationale pour la conservation de la nature. (On ne compte plus que quelques individus en Iran de la sous-espèce du guépard asiatique, autrefois présente en Inde.)

Si la réintroduction d’une espèce dans la nature n’est pas sans risque, celle du guépard en Inde se déroule « bien plus mal que je ne l’aurais pensé ; c’est un désastre absolu », reconnaît Ullas Karanth, directeur honoraire du Center for Wildlife Studies, une organisation à but non lucratif basée à Bengaluru. Ce scientifique était opposé au transfert d’animaux originaires d’Afrique en Inde dans les circonstances actuelles. « Il est complètement absurde de penser que cela permettra d’obtenir une population pérenne », ajoute-t-il.

Ce n’est pas le même son de cloche chez les scientifiques du Project Cheetah, qui estiment que tout se passe comme prévu.

« Les guépards se sont très bien adaptés à leur environnement indien », explique S.P. Yadav, directeur de la National Tiger Conservation Authority, qui supervise le programme Project Cheetah. Les animaux relâchés dans le parc « explorent leur environnement » et « survivent dans le milieu sauvage avec d’autres co-prédateurs », indique-t-il.

Le Premier ministre de l’Inde, Narendra Modi, observe un guépard venant d’être relâché dans un enclos du parc national de Kuno, dans le Madhya Pradesh, un État du centre du pays, le 17 septembre 2022.

PHOTOGRAPHIE DE Press Information Bureau via AP

 

DES REVERS EN SÉRIE

La capture et le transfert d’animaux sauvages s’accompagnent forcément d’un risque de blessures ou de mort. « La réintroduction d’une espèce après son extinction est loin d’être évidente », souligne Laurie Marker, fondatrice et directrice exécutive du Cheetah Conservation Funds en Namibie et membre de l’équipe chargée du transfert des félins depuis le pays d’Afrique. 

Même en Afrique du Sud, où les spécialistes relocalisent des guépards depuis des décennies, 6 à 7 % des félins transférés dans des réserves clôturées meurent, explique Vincent Van der Merwe, spécialiste sud-africain des guépards et explorateur National Geographic. Le scientifique, qui est à la tête de l’organisation à but non lucratif Metapopulation Initiative, a aidé à la capture des guépards en Afrique du Sud et est toujours impliqué dans le projet.

Le 27 mars 2023, Sasha, une femelle guépard originaire de Namibie et souffrant de problèmes de santé préexistants a succombé des suites d’une insuffisance rénale. Elle est le premier félin du projet à mourir. Un mois plus tard environ, Uday, un mâle capturé en Afrique du Sud, meurt de causes inconnues un jour après avoir été sorti de quarantaine et lâché dans un enclos temporaire de 48,5 hectares.

Un autre félin tacheté, une femelle prénommée Daksha, a été mortellement attaquée en mai dernier par deux mâles après que ces derniers ont été placés dans son enclos par des membres de l’équipe. Les trois spécimens provenaient d’Afrique du Sud.

Deux autres guépards d’Afrique du Sud, Tejas et Suraj, ont été retrouvés morts la semaine dernière. Les vétérinaires ont constaté la présence de plaies infestées d’asticots sous les colliers GPS que portaient les félins, causant une septicémie. Deux autres individus, Pawan et Guarav, ont depuis été observés avec les mêmes plaies au cou. Celles-ci ont sans doute été provoquées par le climat chaud et humide.

Le collier de Pawan lui a été retiré et l’animal a été soigné, rapporte Adrian Tordiffe, vétérinaire spécialiste de la faune à l’université de Pretoria qui conseille l’équipe d’Afrique du Sud. Les gardes du parc tentent toujours de capturer la coalition de mâles namibiens pour vérifier s’ils souffrent eux aussi du même problème et s’ils ont besoin de soins. « Plus tôt ils sont capturés et soignés, plus leur rétablissement sera rapide », précise le vétérinaire.

Le quatrième guépardeau (et ultime survivant de la portée) de Siyaya a été retiré à sa mère et est élevé en captivité.

Vincent Van der Merwe et ses collègues s’attendaient dès le début à ce que la moitié de la population fondatrice meure au cours de la première année de réintroduction. « Nous devons donc nous attendre à d’autres moments tristes », ajoute-t-il.

Il souligne néanmoins que le projet « suit son cours, et que la mortalité constatée est normale pour une réintroduction de guépards sauvages ».

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    Une femelle guépard et son petit photographiés dans la réserve de chasse Phinda, à Kwa-Zulu-Natal, en Afrique du Sud. La plupart des guépards transférés en Inde proviennent de réserves privées comme celle-ci.

    PHOTOGRAPHIE DE Ronny Sen

     

    UN PROJET « IRRATIONNEL »

    Le gouvernement indien estime que le parc national de Kuno peut accueillir un maximum de 21 guépards, un chiffre que certains spécialistes estiment peu réaliste pour ces félins nécessitant un vaste territoire.

    « Un trop grand nombre de guépards a été amené en Inde trop tôt, et nous n’avons pas l’espace dont ils ont besoin, raconte Arjun Gopalaswamy, chercheur indépendant en conservation spécialiste des félins en Afrique et en Inde. C’est de plus en plus fragrant ».

    Depuis que les guépards ont été relâchés dans le parc national, les gardes ont dû séparer un groupe de mâles originaires de Namibie qui se battaient avec des mâles provenant d’Afrique du Sud. « Kuno accueille un tournoi d’arts martiaux mixtes, où les guépards sont les uns sur les autres et les gardes sont les arbitres », décrit Ullas Karanth.

    Les gardes ont également dû poursuivre ou endormir des félins qui s’étaient échappés des limites du parc, dont un mâle et une femelle transférés de Namibie, retrouvés à plus de 160 km de Kuno.

    Ullas Karanth estime que ce projet de réintroduction de l’espèce n’est pas réaliste. Selon lui, si l’Inde souhaite réellement le retour des félins, alors ces derniers devraient pouvoir se disperser naturellement dans l’environnement. « Le véritable objectif du projet n’est pas de créer un centre de soin pour guépards, mais d’établir une population », insiste-t-il.

    Pour Vincent Van der Merwe, cet « argument n’est pas rationnel », puisque les animaux libres de circuler comme bon leur semble n’ont aucune valeur en termes de conservation. « Comment les guépards vont-ils trouver des partenaires pour se reproduire s’ils errent [à plus de 160 km] de tous leurs congénères ? », demande-t-il.

    « Ce comportement de recherche d’un territoire pourra être toléré et même encouragé une fois que la population sera établie et que les animaux seront suffisamment nombreux », indique-t-il.

    Pour Ullas Karanth, il s’agit là « d’une ignorance écologique totale. Ils veulent que les guépards se transforment du point de vue écologique en léopards puis qu’ils redeviennent des guépards une fois les objectifs de réintroduction atteints ».

    C’est dans cet enclos, délimité par des clôtures électriques et des barrières, que les guépards d’Afrique passent un mois en quarantaine avant d’être relâchés dans le parc national de Kuno.

    PHOTOGRAPHIE DE Ronny Sen

     

    UNE EXTENSION NÉCESSAIRE DU PROJET

    Vincent Van der Merwe explique que la prochaine étape sera d’étendre Project Cheetah à une seconde région en Inde. Le parc national de Mukundara Hills, dans l’État du Rajasthan, qui est adapté aux guépards avec ses clôtures et son climat plus sec, est l’option privilégiée.

    Mais la situation est bien plus complexe qu’il n’y paraît : le Rajasthan est actuellement sous le contrôle d’un parti politique différent de celui du Premier ministre Narendra Modi et de nombreux points d’interrogation entourent l’extension du projet à ce parc. « La politique vient s’immiscer dans le projet », souffle Ullas Karanth avant de faire remarquer que les millions de dollars dépensés dans le cadre de Project Cheetah auraient pu servir au financement de la conservation de la faune en Inde. « Mes impôts ont contribué à ce projet insensé », déclare-t-il.

    Le prochain site de réintroduction pourrait donc probablement être le sanctuaire faunique Ghandi Sagar, situé dans l’État du Madhya Pradesh. Cette zone protégée, plus petite, ne peut accueillir que quatre guépards adultes.

    Yadvendradev Jhala, qui ne peut qu’observer les choses, précise qu’il aurait fait autrement.

    « La mortalité aurait pu être réduite si l’équipe disposait de l’expertise adéquate », lance-t-il.

    Il reste néanmoins optimiste. « Je ne vois pas pourquoi ce projet ne serait pas une réussite s’ils respectent les plans à long terme élaborés et publiés par le gouvernement, que j’ai rédigés, indique-t-il. Nous avons besoin d’individus supplémentaires et nous devons créer d’autres sites de réintroduction », conclut-il.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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