Sous la surface des mares forestières, la vie bouillonne

Vous passez certainement devant ces oasis aquatiques chaque printemps, sans vous douter le moins du monde que des centaines de créatures y prennent vie.

De Susan Hand Shetterly, PHOTOGRAPHIES DE TRISTAN SPINSKI
Publication 24 févr. 2024, 13:12 CET
Un amas d’œufs de salamandre maculée flotte près de la surface d’une mare temporaire, dans le Maine. Alimentées par les pluies, ...

Un amas d’œufs de salamandre maculée flotte près de la surface d’une mare temporaire, dans le Maine. Alimentées par les pluies, ces mares sont vitales pour l’écosystème forestier.

PHOTOGRAPHIE DE TRISTAN SPINSKI

Retrouvez cet article dans le numéro 293 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

Dans la forêt, je suis un chemin que la chute des aiguilles de pruches du Canada a rendu meuble, année après année. Au bout du sentier, une lueur donne l’impression qu’un feu a été allumé quelque part sur un petit bout de litière végétale. En réalité, il ne s’agit pas de flammes, mais des rayons du soleil perçant à travers les arbres qu’une petite étendue d’eau reflète dans l’air. Cette mare peu profonde et éphémère est la raison de ma visite. 

Nous sommes à la fin du printemps, il fait chaud cet après-midi, et la mare a déjà commencé à s’évaporer. Les « eaux temporaires » dépendent principalement des précipitations et des écoulements venant des hauteurs des forêts. Elles n’ont pas de points d’entrée ou de sortie permanents. Elles sont petites, profondes de 1 m environ, et ponctuent souvent les sols forestiers. Quand les températures saisonnières augmentent et que les pluies printanières s’arrêtent, elles se vident peu à peu par évaporation et par absorption racinaire des arbres et des broussailles alentour. La majorité de ces petites étendues d’eau s’assèchent à la fin de l’été, et c’est là une de leurs caractéristiques essentielles. Les poissons ne survivant pas à cette sécheresse, les larves de grenouilles, de salamandres et de nombreux insectes, entre autres créatures, ont de bien meilleures chances d’arriver à maturité.

Ici, dans le coin le plus reculé du nord-est des États-Unis, un pan d’inlandsis haut de 1,6 km a atteint sa taille maximale il y a environ 20000 ans. Son retrait y a laissé des cuvettes –ou kettles–, des dépressions argileuses et morainiques, et aussi sculpté des crêtes et d’énormes rochers. Les forêts portent encore les traces de cette activité glaciaire. Elles sont parcourues de ruisseaux, de marais, d’étangs et d’abondantes mares saisonnières. 

Grâce à leurs bords spongieux et aux hauteurs boisées voisines qui procurent à la fois des refuges humides et secs – qui sont des composants indispensables d’un seul et même système –, ces mares apportent à la forêt une incroyable profusion de vie. Du reste, arbres et mares sont étroitement liés : les premiers fournissent l’ombre qui prémunit les secondes d’un assèchement prématuré. Ils laissent ensuite tomber aiguilles, feuilles et branches dans l’eau, offrant ainsi de généreux festins aux bactéries et aux insectes, dont les larves sont, à leur tour, consommées par d’autres créatures. 

Deux grenouilles des bois s’accouplent dans une mare temporaire lors de leur migration nuptiale annuelle, dans le Maine. Le soir, grâce aux pluies et aux températures autour de 4 ou 5 °C, grenouilles et salamandres s’activent et quittent leur lieu d’hibernation.

PHOTOGRAPHIE DE TRISTAN SPINSKI

Les oiseaux et les chauves-souris qui s’abritent dans les arbres voisins se nourrissent d’insectes et, quand les amphibiens s’aventurent sur la terre ferme, beaucoup sont capturés par d’autres animaux. Et ainsi de suite. Dans l’eau, sur terre comme dans les airs, les hôtes de ces bois portent en eux un peu d’une mare forestière.

Je plonge un filet dans une de ces mares, le relève et le renverse dans un bol en verre. Toutes sortes d’espèces en émergent. De nombreux animaux présents dans cet environnement peuvent vivre dans d’autres étendues d’eau, mais quelques-uns ont un cycle de vie spécifiquement adapté à ces lieux. En avril, quand la glace fond et que les pluies balaient les territoires, les crevettes Eubranchipus vernalis yéclosent et nagent sous une fine couche de glace printanière. Mesurant environ 2,5 cm, ces crustacés ratissent l’eau, ventre en l’air, au moyen de leurs pattes, qui leur permettent de nager, de respirer et de collecter de la nourriture.

Ces crevettes n’ont pas seulement évolué pour anticiper un assèchement estival: elles en ont impérativement besoin. Quand la femelle libère de son sac ovigère des œufs fécondés, ils se posent au fond de l’eau, grandissent pendant quelques jours, puis interrompent leur développement. Ces œufs minuscules à l’enveloppe externe dure reposent sur la boue recouverte de couches de feuilles et de débris. Ils écloront et se développeront au retour des pluies, leur vie étant coordonnée au cycle des mares temporaires.

Tous les œufs n’éclosent pourtant pas au cours de l’année. Certains peuvent attendre dix ou vingt ans, voire rester dans la boue pendant un siècle, d’après les suppositions de chercheurs. 

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    Des têtards nagent dans la sphaigne, sous des feuilles mortes et des branches dans une mare temporaire, au début du printemps. Ils se nourrissent notamment d’algues et de bactéries, et peuvent constituer le repas d’autres animaux.

    PHOTOGRAPHIE DE TRISTAN SPINSKI

    Par une nuit de printemps froide et pluvieuse, les grenouilles des bois se réveillent de leur longue dormance. Elles ont passé l’hiver dans des cuvettes peu profondes, sous des feuilles, ou dans des arbres tombés au sol. Ces amphibiens, que l’on trouve jusqu’au cercle arctique, sont tolérants au gel. Car, lorsque les températures chutent, leur foie libère dans leur sang une grande quantité de glucose qui s’ajoute à un taux élevé d’urée. Ce cocktail irrigue leurs tissus et limite les effets du gel. Littéralement congelées, ces grenouilles semblent mortes. Le mélange de glucose et d’urée les maintient en vie durant les aléas du début du printemps. Elles sont souvent les premiers amphibiens à rejoindre les mares de reproduction, et peuvent supporter plusieurs épisodes de gel et de dégel.

    Les mâles appellent les femelles d’un croassement rauque, qui les avertit du commencement du rituel printanier. De nombreux prédateurs affamés sont aussi à l’affût de cette cacophonie. Ce rituel, qui multiplie éclaboussements et hurlements à mesure que les mâles se battent pour coincer les femelles en position d’accouplement, est bref. Les femelles expulsent des amas ronds d’œufs et les mâles, fermement accrochés à leur dos, libèrent un nuage de sperme pour les féconder.

    Les salamandres maculées arrivent à peu près au milieu de la saison de reproduction des grenouilles des bois. Du genre Ambystoma, ces créatures passent la quasi-totalité de leur vie abritées sous les mousses, les feuilles et les écorces, dans des creux de racines mortes depuis longtemps ou dans des troncs en décomposition. Les salamandres, contrairement aux grenouilles des bois, passent l’hiver sous le seuil de gel, souvent dans des terriers profonds creusés par les grandes musaraignes. 

    Leur rituel d’accouplement se déroule sous l’eau : au cours d’un rassemblement silencieux, les mâles déposent leur spermatophore – sorte de capsule de sperme – sur une feuille ou une brindille au fond de l’eau. Une femelle passant au-dessus de l’un d’eux l’introduit dans son cloaque pour féconder ses œufs. Pondus sur des branches ou des tiges, ceux-ci sont réunis en une masse gélatineuse et translucide d’à peu près la forme d’un rein. 

    La plupart des mares temporaires se reconstituent et prennent vie au printemps, puis s’assèchent l’été, avant d’entrer en sommeil l’hiver. Dans le Maine, les grenouilles des bois, les salamandres maculées ou à points bleus et les crevettes Eubranchipus vernalis sont spécifiquement adaptées à ces environnements, qui deviennent aussi des points d’eau et des garde-manger pour les autres animaux des alentours.

    PHOTOGRAPHIE DE TRISTAN SPINSKI

    Les larves de salamandre grandissent en se nourrissant d’insectes, de petits crustacés et de têtards de grenouilles des bois – et s’entre- dévorent aussi à l’occasion. Les têtards mangent des œufs et des cadavres d’amphibiens, mais leur régime est avant tout constitué de biofilms de bactéries ou d’algues qu’ils raclent sur les plantes et d’autres résidus de la mare. Ici, toutes les créatures mangent ou sont mangées, et la plupart d’entre elles (mais pas toutes) sont engagées dans une course contre la montre à mesure que le niveau d’eau baisse pendant l’été.

    Quasi tous les spécimens adultes de grenouilles des bois et de salamandres maculées cherchent à retourner dans leur mare natale pour se reproduire, mais quelques juvéniles agissent en pèlerins. Chaque année, après leur métamorphose, ceux-ci s’extirpent de la mare et s’en vont, emmenant leur bagage génétique vers d’autres eaux temporaires. 

    Ces mares sont continuellement négligées. Elles trouvent leurs plus fervents défenseurs chez les biologistes qui les étudient et chez les habitants des petites villes et villages qui s’em-ploient à les protéger de toute construction. Un mouvement qui prend de l’ampleur dans le nord-est des États-Unis incite les riverains à sortir de nuit, lors des premières pluies printanières, pour aider les amphibiens à traverser les routes et à rejoindre leurs mares natales. Prendre dans sa main une salamandre ou une grenouille des bois par une soirée glaciale donne la sensation de tenir un glaçon vivant. Certains se donnent pour mission de cartographier ce milieu, recensant ses espèces et prenant des notes détaillées des paysages voisins. Car préserver une mare sans protéger ses environs ne sert pas à grand-chose. 

    Les eaux temporaires forment des oasis saisonnières sur lesquelles comptent de nombreuses espèces, comme (dans le sens horaire, à partir d’en haut, à gauche) cette jeune tortue peinte, la libellule Williamsonia lintneri, la chouette rayée et la salamandre à points bleus – autant d’animaux observés dans le nord-est des États- Unis. Ci-contre, une grenouille des bois pendant la migration nuptiale annuelle.

    PHOTOGRAPHIE DE TRISTAN SPINSKI

    Aram J. K. Calhoun fait partie des défenseurs des mares temporaires. Les travaux de cette biologiste chevronnée des zones humides, qui est aussi formatrice en environnement, ont d’ail-leurs contribué à orienter les politiques en faveur des zones humides dans le Maine et au-delà. Mes voisins et moi avons pris exemple sur ces initiatives. 

    Ensemble, nous avons marché jusqu’à une petite route boueuse sous les pluies d’avril, équipés de lampes torches pour accueillir les grenouilles et les salamandres cherchant à rejoindre les mares où elles sont nées. C’était là une célébration de la vie, du partage de notre habitat avec des espèces autres que la nôtre.

     

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