Pourquoi les pieuvres changent-elles de forme et de couleur ?

Au cours de l’évolution, les céphalopodes ont développé plusieurs techniques pour changer d’apparence, tel que le camouflage. Mais dans quel but ?

De Sofia Quaglia
Publication 20 mai 2024, 14:35 CEST
Les pieuvres et de nombreux autres céphalopodes effectuent les transformations les plus rapides du règne animal. ...

Les pieuvres et de nombreux autres céphalopodes effectuent les transformations les plus rapides du règne animal. Ici, une pieuvre géante du Pacifique (Enteroctopus dolfeini) a changé de couleur et de forme pour se fondre dans les oursins rouges et autres échinodermes dans le détroit de la Reine-Charlotte, au large de la côte canadienne.

Presque tous les céphalopodes, cette classe d'habitants des mers comprenant les pieuvres, les seiches et les calmars, ont l’incroyable capacité de non seulement changer la couleur et les motifs de leur peau, mais aussi de transformer la forme et la texture de leur corps.

Ces facultés permettent aux céphalopodes de changer d’apparence en une fraction de seconde, ce qui en fait la métamorphose la plus rapide du règne animal.

« Ce sont des maitres en la matière, les plus doués que l’on connaisse », explique Michael Vecchione, conservateur des céphalopodes au Smithsonian National Museum of Natural History, à Washington. Cela est particulièrement surprenant quand on sait que la plupart des céphalopodes sont daltoniens ; nous ne comprenons donc toujours pas comment ils parviennent à percevoir pleinement ce qu’il leur faut copier.

« Sur le plan évolutif, cette capacité à changer de couleur et de texture (le tout de diverses manières) doit avoir été cruciale pour les céphalopodes », explique Vecchione. En effet, des études suggèrent que chaque espèce de céphalopode a développé jusqu’à 30 gammes différentes de motifs pour se cacher de la vue de tous.

La peau de ce groupe de mollusques à corps mou est recouverte de millions de cellules semblables à des pixels, appelées chromatophores : il s'agit de sacs remplis de pigments entourés chacun de sa propre petite fibre musculaire. Ces muscles peuvent étirer le chromatophore afin qu’il déploie ses couleurs ou le contracter et le rétrécir en un point, créant ainsi des motifs variés et complexes. Les pieuvres et les seiches sont également recouvertes de petites bosses, lambeaux, excroissances ou picots appelés papilles, qui peuvent se hérisser ou s’aplanir pour créer différentes textures de peau.

Le poulpe de récif commun (Octopus cyanea) peut prendre un teint presque transparent sur les surfaces sableuses planes ; une apparence sombre, tachetée et rugueuse sur les rochers bosselés, et présenter des pointes orange, rouges et brunes le long des coraux. Autre exemple : il arrive que les seiches se recroquevillent et cachent leurs bras pour ressembler à une touffe d’algues. De la même manière, des bébés seiches géantes (Sepia apamacachés au milieu des algues ont été filmés en train de projeter des vagues de pigments brun-vert foncé sur leur corps afin d’imiter le mouvement des algues dans le courant.

Ce poulpe commun (Octopus vulgaris) chasse dans un lit de varech au fond de l’océan, près de l’île de Catalina, en Californie.

PHOTOGRAPHIE DE Russell Laman

Si ces capacités de métamorphose sont indéniablement utiles pour revêtir un déguisement discret, ce n’est pas l’unique raison pour laquelle les pieuvres et autres céphalopodes changent de peau, loin de là.

 

INTIMIDER LES PRÉDATEURS

Les céphalopodes doivent parfois adopter la stratégie inverse pour échapper aux prédateurs.

Si elles sont démasquées en dépit de leur camouflage, de nombreuses espèces de poulpes peuvent assombrir et moduler leur corps, foncer leurs yeux, étirer leur corps et leurs bras pour paraître plus grosses et imposantes. Les seiches créent même des taches en forme d’yeux sur leur manteau (la partie de leur corps en forme de sac) pour intimider les prédateurs.

Ces derniers ont d'ailleurs appris à faire le lien entre les très venimeuses pieuvres à anneaux bleus et leurs anneaux indigo, dont la couleur tranche sur leur peau jaune. Ces anneaux très visibles servent justement d’avertissement à de potentiels ennemis.

Quant aux moins dangereuses pieuvres mimétiques (Thaumoctopus mimicus), elles se font passer pour toutes sortes d’animaux plus menaçants ou plus venimeux qu’elles. Elles peuvent par exemple écarter les bras et exposer des rayures blanches et brunes pour ressembler à un poisson-lion, une espèce dotée d’épines acérées et d’un puissant venin.

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    Cette seiche à grandes mains (Sepia latimanus) arbore des couleurs sablonneuses dans le détroit de Lembeh, en Indonésie.

     

    TROMPER ET HYPNOTISER LEURS PROIES

    Le fait d’imiter d’autres animaux permet également aux céphalopodes de paraître moins menaçants, et d'ainsi s’approcher de leurs proies. La seiche pharaon (Sepia pharaonis) peut par exemple modifier sa couleur, sa texture et sa posture pour donner l’impression à sa proie (la demoiselle tropicale), de n’être qu’un simple bernard-l’ermite. Le calmar de récif des Caraïbes (Sepioteuthis sepioide) nage à reculons et agite ses bras à la manière de nageoires pour ressembler à un poisson-perroquet (un animal herbivore) dans le but là aussi de s’approcher de sa proie.

    Les céphalopodes peuvent également projeter des rayures, des cercles et des motifs de couleur sur leur corps pour tromper leur proie avant de lui fondre dessus. Martin How, chercheur en écologie de la vision à l’université de Bristol, étudie la façon dont les seiches à grandes mains (Sepia latimanus) font onduler de spectaculaires anneaux de couleur foncée de la tête « aux bras » lorsqu’elles s'approchent de leur proie. « Elles procèdent un peu comme un magicien qui essaierait d’hypnotiser son public », explique-t-il. Selon lui, cette stratégie aiderait la seiche à truquer son approche, en donnant l’impression d’être plus loin qu’elle ne l’est réellement, afin de surprendre sa proie.

    Des pieuvres de l’espèce Octopus laqueus ont également été observées en train de d'exposer des motifs sombres pour créer l’illusion inverse et donner l’impression qu’elles étaient en train d’avancer alors qu’elles se étaient immobiles, dans le but d'inciter leur proie à sortir de sa cachette, raconte How. Ce phénomène a également été observé chez d’autres espèces de pieuvres.

    « Pendant des décennies, nous avons considéré le camouflage comme quelque chose de statique », explique How. « En réalité, une fois que l’on peut créer un motif en mouvement sur son corps, de nombreuses possibilités fascinantes s’ouvrent à nous. »

     

    COMMUNIQUER

    Les encornets géants (Dosidicus gigas) ont trouvé un moyen de communiquer grâce à leur apparence, même dans les profondeurs de l’océan où la luminosité est très faible. Ils fabriquent leur propre lumière à l’aide de cellules appelées photophores pour créer une toile de fond lumineuse qui leur permet d'afficher leurs changements de couleur (un peu à la manière d’un ebook). Selon Vecchione, ils utiliseraient ces signaux pour coordonner la nage en bancs lors de leur migration verticale quotidienne entre les eaux profondes et les eaux moins profondes.

    Ces encornets géants mâles utilisent également des signaux cutanés pour repousser les autres mâles, démontrant leur dominance en faisant clignoter des pointes de couleurs sombres sur leur corps. De même, lorsque les seiches mâles rencontrent d’autres mâles, elles projettent des motifs zébrés noirs et blancs tout en battant des nageoires.

    « Certains des signaux les plus étonnants sont ceux qu’elles émettent entre elles », explique How à propos des seiches.

    Un calmar s'est camouflé au large de la péninsule de Shiretoko à Hokkaido, au Japon.

     

    TROUVER LE PARTENAIRE IDÉAL

    Quand on parle de communication intraspécifique, trouver un partenaire n'est-il pas le plus important ? Pour impressionner ces dames, les poulpes de récif commun mâles (Octopus Cyanea) deviennent pâles et font défiler des rayures noires sur leur corps, tandis que les calmars de récifs des Caraïbes mâles (Sepioteuthis sepioidea) prennent une couleur rouge foncé très intense.

    À l’inverse, les petites seiches géantes mâles, qui n’ont aucune chance de séduire une femelle lorsqu’un mâle plus grand se trouve dans les parages, doivent passer inaperçues pour s’approcher furtivement des femelles. Les mâles de cette espèce changent de couleur et d’attitude pour se faire passer pour des femelles, s’approcher d’autres femelles, puis s’accoupler avec elles sans que le grand mâle ne s'en aperçoive. Certaines espèces de seiches peuvent même diviser leur manteau en deux pour arborer deux motifs à la fois : un motif de parade nuptiale pour la femelle et un motif trompeur pour son rival.

     

    EXPRIMER LEURS PENSÉES SUR LEUR PEAU ?

    Bien que les scientifiques aient recensé de nombreux cas intéressants de changements de couleurs, de formes et de textures semblant avoir un but spécifique, la recherche n’a pas encore pu mettre en évidence le côté intentionnel de ces signaux. En d’autres termes, on ignore encore si les pieuvres imitent consciemment d’autres créatures.

    Les incroyables talents d'imitation de la pieuvre mimétique

    « Cela ne signifie pas que la pieuvre a conscience de ce qu’elle fait », explique Tessa Montague, neuroscientifique spécialiste des céphalopodes à l’université de Columbia. Selon elle, il s’agit probablement d’un cas de sélection naturelle : il se pourrait que l’un de ces animaux ait commencé à se comporter ainsi et soit parvenu à réchapper aux prédateurs.

    L’approche de Montague consiste à étudier les changements de couleur et de motif de la peau des céphalopodes pour tenter de comprendre ce qu'il se passe dans leur esprit. Par exemple, le fait que les céphalopodes affichent des motifs de menace en fuyant les prédateurs est probablement le fruit de réactions involontaires liées à leur activité cérébrale, explique-t-elle. Leur peau reflète probablement leur peur, leur stress, leur agressivité ou leur désir de s’accoupler.

    C’est la raison pour laquelle les images d’une pieuvre changeant plusieurs fois de couleurs pendant son sommeil ont été utilisées pour déterminer si les céphalopodes rêvaient.

    « Il pourrait s’agir de la manifestation physique d’un état interne », explique Montague. « L'incroyable peau électrique des pieuvres est comme le reflet de leurs pensées. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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