Découverte d’une toile géante tissée par plus de 100 000 araignées
Dans une grotte située entre l’Albanie et la Grèce, des scientifiques ont fait une découverte spectaculaire : une toile de 106 mètres carrés tissée par près de 111 000 araignées.

Dans la « Sulfur Cave », des spéléologues examinent les multiples nappes de toiles superposées qui tapissent les parois de la cavité et abritent des dizaines de milliers d’araignées.
Âmes sensibles, abstenez-vous de continuer à lire cet article. Que les araignées vous effraient, vous dégoûtent ou vous fascinent, il sera difficile de rester indifférent face à la découverte faite par des scientifiques et des spéléologues à la frontière entre l’Albanie et la Grèce, au cœur de la « Sulfur Cave ». Dans cette cavité sombre et imprégnée d’une forte odeur d’œuf pourri, provoquée par le sulfure d’hydrogène qu’elle renferme, ils ont mis au jour une structure naturelle hors norme : des milliers de toiles s’étendant sur plus de cent mètres carrés et abritant environ 111 000 araignées. Soit plus de mille individus par mètre carré !
Deux espèces y partagent l’espace alors qu’elles vivent normalement en solitaires. On y trouve environ 69 000 Tegenaria domestica (Agelenidae), l’araignée que l’on rencontre souvent dans nos maisons, et près de 42 000 Prinerigone vagans (Linyphiidae), plus petites. Cette découverte est présentée en détail dans une étude récemment publiée dans la revue Subterranean Biology.
UNE COLOCATION DANS UNE GROTTE
Christine Rollard, arachnologue et enseignante-chercheuse au Musée national d’Histoire naturelle de Paris, souligne qu’il ne s’agit pas d’une toile géante unique mais « d’un enchevêtrement de toiles » individuelles. « Ce qui est spectaculaire, c’est cette imbrication qui crée un nappage, un tissage, un voilage », décrit-elle. De tels assemblages peuvent parfois apparaître dans la nature, mais l’accumulation observée ici reste exceptionnelle, car les araignées sont restées nombreuses et regroupées au même endroit. Jean-François Flot, professeur en biologie évolutive à l’Université libre de Bruxelles et membre de l’équipe scientifique ayant contribué à l’étude, a lui aussi été marqué par l’ampleur de la structure et par sa texture étonnamment douce. « Elle m’a fait penser aux nids en papier fabriqués par certaines guêpes », raconte-t-il.
Parmi les nombreuses araignées présentes dans la grotte, deux espèces dominent nettement, Tegenaria domestica et Prinerigone vagans. « Toutes deux fabriquent des toiles en nappe, et la tégénaire [y ajoute] un entonnoir, ces trous que l’on voit sur les images », explique Christine Rollard. La scientifique remarque cependant que la structure observée diffère légèrement de celles construites habituellement par les tégénaires. « Normalement, les tégénaires construisent une véritable nappe [orientée] vers l’avant. Ici, la toile semble plus plaquée, ce qui m’a étonnée. Ça forme une sorte de voilage ».
À la surface, Tegenaria domestica vit en solitaire et peut même chasser Prinerigone vagans. Leur cohabitation pacifique dans la grotte a donc intrigué les chercheurs. Jean-François Flot évoque plusieurs pistes pour l’expliquer. Il estime que « l’obscurité et l’abondance de nourriture pourraient diminuer l’agressivité des araignées et favoriser leur coexistence ». Il évoque aussi l’adaptation au milieu souterrain, qui pourrait s’accompagner de différences génétiques modifiant leur comportement. Le scientifique souligne enfin qu’une modification du microbiome pourrait également jouer un rôle, de plus en plus d’études établissant « un lien très fort entre microbiome et comportement chez de nombreux animaux ».
Malgré l’impression d’une toile commune, chaque araignée reste en réalité sur sa propre structure. « Elles forment un ensemble puisque les toiles sont très proches les unes des autres, mais je pense que les araignées sont restées solitaires », précise Christine Rollard. Elle rappelle que des affrontements ont probablement eu lieu au moment de la construction, certaines tégénaires ou linyphiidés ayant pu se dévorer entre elles. « Mais une fois [installées], elles sont restées chacune sur leur toile. […] Leur toile, c’est leur territoire. Ce sont des araignées qui attendent leurs proies et ne bougent pas », souligne-t-elle.

Les toiles forment un voilage percé de multiples entonnoirs, chaque ouverture étant l’abri d’une araignée.
UN HABITAT SOUFRÉ, OBSCUR ET HUMIDE
D’après l’étude, l’abondance exceptionnelle de nourriture explique en grande partie la présence et la concentration inhabituelle d’araignées dans la grotte. Les scientifiques y ont observé d’immenses nuées de chironomes, ces moucherons non piqueurs dont se nourrissent les araignées. Ces insectes dépendent eux-mêmes de biofilms produits par des bactéries capables d’oxyder le soufre. Grâce à un ruisseau riche en sulfure d’hydrogène qui traverse la cavité, ces micro-organismes prolifèrent et alimentent toute la chaîne alimentaire. « Dans les milieux et les écosystèmes habituels de ces deux espèces, il n’y a pas de soufre à proprement parler », rappelle Christine Rollard.
Pour le reste, les conditions de la grotte correspondent parfaitement à leur habitat naturel. Les tégénaires, par exemple, sont nocturnes et « c’est tout à fait normal de les trouver dans des endroits sombres », explique la spécialiste. « Dans la journée, elles restent dans leur entonnoir. Et à la nuit tombée, elles se placent toujours sur leur toile, pattes étalées à l’entrée de l’entonnoir, sur la nappe qui constitue le piège ». Ces deux espèces recherchent aussi « une certaine humidité et une température assez fraîche », des paramètres que la grotte leur offre naturellement.
« Un tel écosystème chimiosynthétique est semblable à ce qu’on trouve au niveau des dorsales océaniques, mais beaucoup plus accessible », souligne quant à lui Jean-François Flot. « L’accès à la grotte est relativement facile, même s’il faut braver une rivière avec un courant assez fort, et les organismes y vivent à température et à pression normales, donc il est facile de les ramener vivants au laboratoire pour les étudier ». Le chercheur insiste par ailleurs sur la nécessité de préserver ce site exceptionnel. « Il est absolument crucial de protéger cette grotte unique au monde et nous réfléchissons déjà à des mesures adaptées ».
Christine Rollard souligne enfin la remarquable capacité d’adaptation des araignées. « Elles sont faites pour coloniser des milieux parfois qualifiés d’extrêmes », explique-t-elle. « On les retrouve vraiment partout ». Certaines espèces parviennent ainsi à vivre « à 6 700 mètres d’altitude dans l’Himalaya, dans des crevasses », tandis que d’autres occupent des déserts ou des environnements extrêmement humides, où les variations de température peuvent être considérables.
DES RÉSULTATS À AFFINER
Dans cette étude, l’équipe du professeur Jean-François Flot s’est concentrée sur deux aspects principaux : le séquençage de l’ADN des araignées de la « Sulfur Cave », prélevées sur la toile comme à proximité de l’entrée, et l’analyse du microbiome des Tegenaria domestica. « Les analyses génétiques ont montré que les deux espèces d’araignées qui coexistent pacifiquement sur la toile géante sont toutes deux distinctes génétiquement, mais proches des populations de surface séquencées jusqu’à présent. Ceci suggère que les populations de ces deux espèces observées dans la grotte n’échangent pas d’individus avec les populations de surface de ces mêmes espèces », explique-t-il.
Ces différences génétiques témoignent d’une séparation ancienne entre les populations souterraines et celles vivant en surface. « Pour savoir [l’âge de cette séparation], il va falloir séquencer le génome entier d’individus de surface et d’individus de la grotte afin de les comparer », poursuit le chercheur. Des études comportementales sont également prévues pour observer les deux groupes dans un même environnement.
L’âge de la toile reste lui aussi inconnu. « Concernant l’âge de la toile, il va falloir récolter des échantillons de la partie la plus proche du mur, où la toile est très épaisse et donc logiquement la plus ancienne, et la dater au moyen d’isotopes du carbone », souligne Jean-François Flot.
Enfin, l’analyse du microbiome montre que celui des tégénaires de la grotte est fortement appauvri. « Ce microbiome appauvri suggère que le milieu dans lequel vivent les tégénaires de la grotte est un milieu très “propre”, quasi stérile comparé au milieu extérieur ». Les bactéries identifiées sont des symbiontes intracellulaires, dont l’abondance inhabituelle reste difficile à interpréter. « Il s’agit donc encore d’un résultat préliminaire », précise le spécialiste.
LA SOIE D’ARAIGNÉE, PLUS SOLIDE QUE L’ACIER
Comme toutes les toiles d’araignées, celles observées dans la « Sulfur Cave » sont fabriquées à partir d’un matériau naturel remarquable : la soie d’araignée. Celle-ci est produite dans l’abdomen de l’animal par des glandes spécialisées qui synthétisent des protéines appelées spidroïnes. À l’intérieur du corps, la soie est liquide, puis elle se solidifie en passant par de petits orifices situés à l’arrière du corps de l’araignée. « Les araignées sont les seuls animaux à produire plusieurs types de fil pour des usages différents. Ici, c’est l’un de ces types de fils qui a été utilisé pour fabriquer les pièges. Et c’est vraiment quelque chose de très résistant, d’autant plus lorsqu’il y a une construction [élaborée] comme ici », explique Christine Rollard.
La soie d’araignée compte parmi les matériaux naturels les plus robustes au monde. La soie d’araignée serait plus résistante que l’acier et plus tenace que le Kevlar. Ses propriétés inspirent depuis longtemps les chercheurs, notamment pour des applications biomimétiques dans le textile et dans la médecine. « Le biomimétisme existe depuis longtemps, et cela fait [des années] que l’on cherche à reproduire des fils de soie d’araignée », rappelle la spécialiste.
Au 19e siècle, à Madagascar, le père jésuite Paul Camboué et son collaborateur, le technicien M. Nogué, ont mené les premières tentatives d’exploitation de la soie de Nephila, de grandes araignées dont les toiles peuvent atteindre deux mètres de diamètre et capturer de petits oiseaux ou des chauves-souris. « La néphile de Madagascar fait de belles toiles géométriques. Ils avaient élevé des centaines d’individus, tiraient les fils à partir de l’arrière de l’araignée, les enroulaient autour d’un rouet et fabriquaient des pièces de tissu », détaille la chercheuse. L’expérience avait toutefois été abandonnée. « Ils ont arrêté parce que ce n’était pas assez rentable comparé au ver à soie, et beaucoup plus contraignant à élever », précise-t-elle.
Aujourd’hui, les avancées les plus prometteuses viennent de la biotechnologie. « À l’heure actuelle, ceux qui sont les plus avancés dans la production de fils sont les Allemands, qui parviennent à faire produire des fils de soie, aux propriétés comparables à celles de la soie d’araignée, par des bactéries », explique la scientifique, évoquant notamment les travaux de l’entreprise AMSilk.