Femelles alphas : le matriarcat dans le monde animal

Chez les hyènes, les suricates ou encore les bonobos, les femelles ont pris le pouvoir.

De Manon Meyer-Hilfiger
Publication 29 févr. 2024, 09:46 CET
Au terrier d'un groupe de suricates, des mâles et femelles subordonnées baby-sittent les petits du couple ...

Au terrier d'un groupe de suricates, des mâles et femelles subordonnées baby-sittent les petits du couple dominant.

PHOTOGRAPHIE DE E Huchard

C’est au beau milieu des volcans de l’île de Kyushu, au Japon, que Yakei, une jeune macaque, a défié l’ordre patriarcal qui régnait depuis soixante-dix ans au sein de ce groupe de singes. Cette primate s’est lancée dans une violente conquête du pouvoir, se battant d’abord contre sa mère (l’ancienne femelle la plus puissante du groupe) puis contre Sanchu, le mâle tout en haut de la hiérarchie de cette troupe de six-cents singes. Elle a gagné ses combats, et, désormais, c’est elle qui parade, queue relevée, tout autour de l’île. 

Privilège du pouvoir, Yakei se sert à manger en premier - le mâle déchu lui laisse la priorité. La jeune macaque s’est aussi mise à secouer les arbres avec virulence - un comportement d’ordinaire observé chez les mâles dominants.

Cette histoire serait peut-être passée sous les radars des scientifiques il y a soixante ans. « La société étant imprégnée de biais sexistes, les chercheurs partaient du principe que tous les groupes d’animaux étaient dominés par des mâles. Le genre du pouvoir n’était pas un sujet d’étude » explique Elise Huchard, chercheuse en écologie comportementale à l’université de Montpellier. Depuis les années 1960, et la lente féminisation du métier qui a élargi les champs d’étude, la tendance évolue doucement. 

Certains scientifiques font désormais attention à la distribution du pouvoir dans un groupe. Qui, des mâles ou des femelles, gagne les combats ? Qui s’impose comme leader ? Qui est suivi quand il va chercher de l’eau, qui reste seul ? Si, chez les macaques de l’île de Kyushu, cette domination femelle est une exception, chez d’autres espèces, elle est plus systématique. 

 

L’IMPITOYABLE RÈGNE DES SURICATES FEMELLES

Chez les suricates, en règle générale, les femelles occupent le haut de la hiérarchie. La clé du succès ? La force, tout simplement. Elles n’hésitent pas à aller au combat, souvent de manière plus féroce que les mâles. Leur taux de testostérone sont d’ailleurs bien plus élevés que chez les femelles mammifères d’autres espèces. Et une fois tout en haut de la pyramide sociale, la femelle alpha use de son pouvoir pour être la seule à se reproduire. Chez les suricates, c’est le groupe entier qui s’occupe des enfants – et la cheffe compte bien garder cette troupe de baby-sitters à sa seule disposition.

Un groupe de suricates dans le Kalahari, Afrique du Sud. 

PHOTOGRAPHIE DE E Huchard

Si une autre femelle du groupe a le malheur de tomber enceinte, la reine n’hésitera pas à l’évincer, livrant la future mère seule face à elle-même en plein milieu du désert. Il arrive d’ailleurs que le stress de l’éviction fasse avorter cette dernière. Une situation doublement gagnante pour la femelle alpha, puisque la mère malheureuse se met souvent à allaiter les petits de la dominante, un état sans doute facilité par les hormones de la gestation qui vient de prendre fin. 

Quand, malgré tous ces stratagèmes, une autre femelle parvient quand même à donner naissance à des petits, la femelle alpha peut décider de les tuer. Sauf si c’est la saison des pluies et que les ressources sont abondantes. Dans ce cas-là, la cheffe peut faire preuve de clémence et tolérer malgré tout d’autres petits que les siens.

 

CHEZ LES HYÈNES ET LES BONOBOS, L’UNION FAIT LA FORCE

Chez d’autres groupes d’animaux, comme les hyènes ou les bonobos, c’est la sororité qui prime ! Les alliances entre femelles jouent un rôle capital dans la distribution du pouvoir. « Les femelles hyènes vivent toute leur vie dans le même clan, alors que les mâles en changent. Sur leur terrain, les hyènes femelles ont plus de chances de gagner, car elles connaissent plus de monde. Cela renforce leur soutien social » explique Elise Huchard. Très souvent, les hyènes n’ont même pas besoin d’en venir au combat physique. Le mâle se sait en infériorité numérique – et cela lui suffit pour se soumettre.

Cette sororité se retrouve, d’une certaine manière, chez les bonobos. Si un mâle se comporte de manière agressive vis-à-vis d’une femelle, les autres se regroupent pour attaquer le fauteur de troubles. Les « matriarches » (les femelles les plus âgées du groupe) n’hésitent pas à défendre une jeune femelle victime des agissements du mâle, même si elles ne la connaissent pas très bien, selon une étude de l’université de Kyoto. Par ailleurs, chez les bonobos, les conflits ne sont pas monnaie courante. Ces groupes de primates sont réputés altruistes, et organisés de manière plutôt égalitaire, avec une légère supériorité des femelles.

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    LE CONTRÔLE DE LA REPRODUCTION, UN LEVIER DE POUVOIR CLÉ

    Avec la force physique et la solidarité entre femelles, le contrôle de la reproduction joue, selon Elise Huchard, un rôle clé dans la distribution du pouvoir. Prenons à nouveau l’exemple des hyènes. Leur morphologie (un clitoris allongé) empêche tout accouplement forcé par les mâles. Rien ne se passera sans le consentement de la hyène femelle. Voilà qui oblige le mâle à une certaine coopération, voire une déférence s’il veut se reproduire. Un élément de pouvoir social important  que l’on retrouve, d’une autre manière, chez les bonobos.

    Les femelles bonobos, elles, brouillent les pistes. C’est leur stratégie pour contrôler la reproduction : elles ont l’air tout le temps fertiles, quand bien même ce n’est pas le cas.  Les mâles ne perdent donc pas trop de temps et d’énergie à se battre entre eux pour s’accaparer les femelles fertiles, ou bien à tenter de les contraindre. À quoi bon perdre un œil dans un combat si c’est pour n’avoir aucune descendance ensuite ?

    Combat entre deux mâles babouins chacma à Tsaobis, en Namibie. 

    PHOTOGRAPHIE DE E Huchard

    Chez les chimpanzés, au contraire, les femelles donnent des indices de leur fertilité. Lors de leur période d’ovulation, leurs tumescences (des renflements roses situés au niveau du postérieur) gonflent. Les mâles savent alors qu’ils ont toutes les raisons de se battre à ce moment-là, pour avoir accès à la reproduction. Entre eux, c’est la loi du plus fort. Et donc au fil de l’évolution, les mâles les plus forts, les plus gros et les plus féroces se sont reproduits, pas les autres, si bien que la différence de taille et de force physique entre mâles et femelles est plus grande chez les chimpanzés que chez les bonobos... Voilà qui perpétue une forme de patriarcat chez ces singes.

    Reste que tous ces exemples proviennent d’études sur quelques espèces seulement, et il n’y a que peu de groupes étudiés pour chaque espèce – les chercheurs ne sont pas assez nombreux pour avoir une vision exhaustive des rapports de pouvoir chez ces animaux. Il n’est pas exclu que l’on découvre des groupes de la même espèce qui s’organisent un peu différemment.

    Une question demeure, toutefois : les humains ressemblent-ils aux animaux ? Peut-on tirer des conclusions de ce que l’on sait déjà ? « Nous ne sommes pas complètement déconnectés de ces trajectoires évolutives » souligne Elise Huchard. Sauf que... Nos deux ancêtres les plus proches sont les bonobos, plutôt pacifiques et dominés par les femelles, et les chimpanzés, des animaux organisés selon la loi du mâle le plus fort. « Notre passé évolutif laisse donc toutes les portes ouvertes » conclut la chercheuse.

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