Le chant des cétacés, instrument géophysique inattendu

Des chercheurs ont découvert que les vocalises du rorqual commun pouvaient être utilisées pour sonder la croûte terrestre.

De Marie-Amélie Carpio, National Geographic
Publication 10 juin 2021, 11:00 CEST
Les vocalises du rorqual commun (Balaenoptera physalus) comptent parmi les sons les plus puissants de l’océan, ...

Les vocalises du rorqual commun (Balaenoptera physalus) comptent parmi les sons les plus puissants de l’océan, pouvant atteindre jusqu’à 189 décibels. Ici, un rorqual commun juvénile.

PHOTOGRAPHIE DE Daniel Banhaim / getty images via istock

C’est peu dire que le rorqual commun (Balaenoptera physalus) a du coffre. Ses vocalises comptent parmi les sons les plus puissants de l’océan, pouvant atteindre jusqu’à 189 décibels, soit l’équivalent du bruit généré par un gros navire. Une voix de stentor qui peut se propager à des centaines de kilomètres de l’individu qui en est la source. Les chercheurs ont de longue date mis ces chants à profit, s’appuyant notamment sur eux pour évaluer les populations de ces cétacés, étudier leurs comportements et suivre leurs migrations. Mais les cris de l’animal pourraient représenter un intérêt supplémentaire pour la science. Une étude publiée dans la revue Science, révèle que ces chants pourraient contribuer à la cartographie de la croûte océanique.

Les auteurs, deux géophysiciens rattachés à l’université d’État de l’Oregon, aux États-Unis, et à l’Institut de géophysique de l’académie des sciences tchèques, ont analysé les données enregistrées par un réseau de sismomètres de fond de mer déployés à environ 3 000 m de profondeur, dans le nord-est de l’océan Pacifique, pour surveiller l’activité sismique de la zone de fracture Blanco. Ce type d’instruments enregistre régulièrement les chants des rorquals et d’autres espèces de cétacés, plus particulièrement leurs vocalisations à basse fréquence, autour de 20 hz. Mais jusqu’à présent, ces sons animaliers étaient surtout considérés comme une nuisance pour les sismologues.

« La plupart d’entre eux les voyaient comme du bruit dans les données, qui gênait le recueil des signaux sismiques, explique Václav Kuna, de l’Institut de géophysique de l’académie des sciences tchèques, le principal auteur de l’étude, à l’origine de la découverte. « J’aime à dire qu’elle a été le produit de ma procrastination durant mon doctorat. J’ai remarqué les signaux des cétacés par accident en travaillant sur des données sismiques. Ils m’ont intrigué et j’ai creusé. Les données sismiques sont extrêmement riches, on ne sait jamais où elles vont nous conduire. »

Vues des deux profils d’une Balaenoptera physalus. Source : Cetaceans of the Channel Islands National Marine Sanctuary

PHOTOGRAPHIE DE NOAA United States. National Marine Fisheries Service

Les sismomètres placés au nord de la zone de faille de Blanco ont enregistré des centaines de milliers de sons émis par des rorquals communs évoluant autour des stations sismiques, croisant de quelques centaines de mètres à plusieurs dizaines de kilomètres de celles-ci. De longs intermèdes sonores, dont certains ont duré plus de 10 heures. Les géophysiciens se sont focalisés sur les relevés de trois stations, dont la localisation sur un plancher marin particulièrement plat facilitait l’étude des données.

Conclusion : les appels émis par les rorquals communs n’étaient pas simplement portés par l’eau, mais ils pénétraient aussi dans le sol sous forme d’ondes rebondissant à travers la croûte océanique. Les ondes émises par les cétacés étaient réfléchies et réfractées par ses trois premières couches, une succession de sédiments marins, de basaltes et de gabbros (des roches magmatiques voisines des basaltes). En se basant sur leur vitesse de propagation, les scientifiques ont pu identifier les différentes strates rocheuses et estimer leurs épaisseurs respectives. Ces ondes montrent la présence d’une couche de sédiments de quelques centaines de mètres d’épaisseur, reposant sur des roches basaltiques s’étendant sur environ 1,8 km de profondeur avant de céder la place aux gabbros.

Les informations fournies par les chants des rorquals sur la structure de la croûte océanique près de la zone de fracture Blanco concordent avec les données déjà accumulées via l’imagerie sismique au niveau régional. « On ne peut pas faire de comparaison directe sur la zone de Blanco car aucun relevé par imagerie sismique n’y a été effectué, mais le plus proche, réalisé à environ 200 km au nord du site, donne des résultats très semblables aux nôtres, souligne Václav Kuna.

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    La zone de fracture Blanco, dans le nord-est de l’Océan Pacifique. Image générée avec GeoMapApp.

     

    PHOTOGRAPHIE DE Pszczolak, cc By-sa 4.0

    Cela étant dit, notre méthode ne peut pas apporter la même précision ni scruter aussi profondément la croûte océanique que les canons à air comprimé (ndlr : les instruments utilisés traditionnellement dans l’étude de l’écorce terrestre, dont on analyse l’écho des ondes sur les diverses couches géologiques). Les appels des rorquals communs occupent un registre de fréquence plus restreint, d’où une plus faible résolution, et il est également plus bas que celui des canons à air, ce qui signifie qu’ils ne peuvent fournir d’image de la croûte océanique que jusqu’à 2 ou 3 km de profondeur, là où les canons vont jusqu’à 8 km. »

    Mais, souligne le chercheur, ces signaux ont le mérite d’être « abondants, accessibles, gratuits et naturellement présents dans l’environnement, si bien qu’ils ne peuvent pas perturber la vie marine comme des outils humains seraient susceptibles de le faire. » Ils pourraient ainsi constituer un instrument complémentaire aux méthodes d’analyse des profondeurs terrestres déjà existantes. D’autres espèces de cétacés pourraient du reste être mises à contribution avec encore plus d’efficacité, indiquent les scientifiques, comme le cachalot, dont les sons couvrent un plus large spectre de fréquences. « De façon plus générale, nos travaux démontrent que les vocalisations animales sont utiles pour étudier non seulement les animaux eux-mêmes mais aussi l’environnement qu’ils habitent », concluent-ils.

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