Les serpents peuvent-ils se reconnaître eux-mêmes ?

En analysant les sens chimiques des serpents, une étude controversée espère montrer que ces reptiles sont plus que de simples « machines lentes qui fonctionnent à l’instinct ».

De Mary Bates
Publication 28 mars 2022, 16:32 CEST
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Photographie d’une espèce de couleuvre rayée (Thamnophis sirtalis sirtalis) prise dans le parc national d’Acadia dans le Maine. Le serpent tire la langue, un comportement sensoriel qui vise à analyser les informations chimiques de son environnement.

PHOTOGRAPHIE DE George Sanker, Nature Picture Library

Les scientifiques qui étudient le comportement des serpents se retrouvent souvent à devoir affronter un problème pour le moins épineux : comment entrer dans l’esprit d’un reptile ?

Les primates peuvent faire des gestes avec leurs mains, les éléphants faire des signes avec leur trompe, et les corbeaux donner des coups de bec pour donner une réponse spécifique lors d’une expérience. Mais qu’en est-il des serpents ?

C’est pour répondre à ce questionnement que des chercheurs ont conçu une expérience spécialement pour eux en exploitant leur force : leurs sens chimiques.

Les serpents s’appuient sur des signaux chimiques pour reconnaître leurs proies, échapper aux prédateurs, trouver des partenaires et naviguer dans leurs habitats. En plus de leur odorat, les serpents peuvent tirer la langue afin de faire parvenir des signaux chimiques, comme les phéromones sexuelles d’un partenaire potentiel, vers un organe spécifique situé dans leur palais, comme s’ils reniflaient une odeur.

Une étude récente sur la couleuvre rayée (Thamnophis sirtalis), une espèce répandue en Amérique du Nord, a révélé que les reptiles pouvaient distinguer leur propre signature chimique de celle des autres membres de leur portée qui suivent le même régime alimentaire. Le responsable de l’étude, Gordon Burghardt, éthologue et spécialiste de la psychologie comparée à l’université du Tennessee, affirme qu’il s’agit pour eux d’une façon de se reconnaître eux-mêmes, tout comme nous reconnaissons notre propre reflet dans un miroir.

Les couleuvres rayées sont des reptiles non-venimeux que l’on trouve dans tout le continent d’Amérique du Nord.

PHOTOGRAPHIE DE Tim Fitzharris, Minden Pictures

Reconnaître son propre reflet est considéré comme une capacité avancée qui n’a été confirmée que chez un petit nombre d’espèces, telles que les chimpanzés, les orangs-outans ou encore les dauphins.

« Les serpents font preuve d’un bon nombre des mêmes mécanismes cognitifs et perceptifs que d’autres animaux si on les étudie de la bonne manière, si on pose les bonnes questions et si on respecte leur biologie et leur façon d’appréhender le monde », explique Burghardt. (À lire : Découvrez quatorze animaux qui font preuve d’une intelligence hors-pair.)

 

SE RECONNAÎTRE SOI-MÊME

Dans le cadre de l’étude, publiée récemment dans la revue Behaviour, Burghardt et ses collègues ont étudié vingt-quatre couleuvres rayées nées de la même portée au sein de leur laboratoire du Tennessee.

Les serpents avaient été élevés individuellement depuis leur naissance, et nourris soit entièrement de poissons, soit entièrement de vers, ce qui permettait de différentier chimiquement leurs déjections.

Lorsqu’ils ont atteint l’âge de quatre mois, l’équipe les a exposés individuellement à quatre stimulus différents : leur propre revêtement de cage sale, le revêtement de cage sale d’un membre de sa fratrie du même sexe qui suivait le même régime alimentaire, le revêtement de cage sale d’un membre de sa fratrie du même sexe qui suivait un autre régime alimentaire, et un revêtement de cage propre.

Durant chaque expérience, les scientifiques ont mesuré le rythme de la langue du serpent et son mouvement dans la cage. 

Les serpents tiraient la langue à un rythme moins soutenu lorsqu’ils étaient exposés au revêtement de cage sale d’un autre serpent qui suivait le même régime, que lorsqu’ils étaient exposés à leur propre revêtement sale.

Selon Burghardt, ce comportement démontre que les couleuvres rayées peuvent reconnaître que leurs propres signaux chimiques sont différents de ceux des autres, et ce même si les autres individus sont de la même portée et suivent le même régime alimentaire.

 

DIVERSES INTERPRÉTATIONS

Il y a une cinquantaine d’années, le psychologue américain Gordon Gallup et ses collègues ont développé un test de miroir afin d’étudier la capacité des animaux à reconnaître leur propre reflet, test qui est aujourd’hui encore une référence dans de nombreuses études expérimentales.

Les chercheurs placent un repère sur une partie du corps de l’animal qu’il ne peut voir que dans son reflet. Si l’animal regarde le miroir puis touche ou examine le repère sur son corps, il réussit le test. Les humains le réussissent dès l’enfance, et certains grands singes, tels que les chimpanzés, les orangs-outans ou les bonobos parviennent également à se reconnaître. Seuls certains animaux non-primates, comme les éléphants et les dauphins, pourraient aussi se qualifier.

Gallup et ses collègues sont toutefois sceptiques quant aux preuves offertes par le test du miroir concernant la capacité de reconnaissance de soi chez d’autres espèces que les humains ou les grands singes. Ils ont également critiqué les études de reconnaissance de soi non-visuelles, telles que celles qui utilisent des odeurs ou d’autres signaux chimiques, et qui prétendent être aussi efficaces que les tests du miroir.

C’est pourquoi James Anderson de l’université de Kyoto, l’un des collaborateurs de Gallup, affirme que, même si les serpents manifestent une capacité de reconnaissance chimique dans l’étude de Burghardt, cette capacité n’est pas comparable à celle d’un humain ou d’un singe qui se reconnaît dans un miroir.

« De nombreux chercheurs négligent la spontanéité avec laquelle les grands singes [et nous-mêmes] utilisons les miroirs pour surveiller notre apparence, ou même pour la réarranger ou l’observer sous différents points de vue », écrit-il dans un e-mail. « Il n’existe aucune démonstration convaincante selon laquelle un soi-disant "miroir chimique" puisse être utilisé de cette façon. »

Burghhardt répond « je ne prétends pas que ces serpents soient dotés d’une conscience de soi. Mais ils semblent être conscients d’être une entité différente d’un autre organisme. »

La communauté scientifique est aussi partagée quant à la réelle signification qu’aurait le fait qu’un animal se reconnaisse dans un miroir en termes de cognition. Gallup et Anderson soutiennent que réussir le test démontre une capacité à faire preuve d’une de soi, et peut-être même d’une conscience du caractère unique des autres individus.

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    Certains chercheurs estiment que la conscience de soi existe probablement sur un continuum, et que les espèces en sont donc capables à différents niveaux. Selon Burghardt, il est possible que la conscience de soi soit l’une des capacités les plus basiques sur ce continuum, et qu’elle concerne de nombreux animaux.

    « Peu importe la précision dont ont fait preuve ces auteurs [de l’étude sur les serpents], la plus grosse difficulté sera de convaincre certains scientifiques que les résultats démontrent plus qu’une simple réaction à des stimulus », commente Gordon Schuett, écologue à l’université d’État de Géorgie, à Atlanta.

    Mais il ajoute qu’il est bon de repousser ces limites : la nouvelle étude est utile car elle pourrait remettre en question des idées préconçues concernant les capacités cognitives des serpents.

     

    PLUS QUE DE SIMPLES MACHINES

    Un nombre croissant de recherches soutiennent l’idée selon laquelle les serpents sont capables d’apprendre, de s’adapter spontanément, et même de se faire des amis.

    Par exemple, des scientifiques ont observé des crotales de l’Ouest (Crotalus oreganus) en train de retirer des branches de leur chemin avant de chasser, semblant ainsi altérer leur habitat pour capturer leurs proies plus facilement. Les couleuvres rayées semblent quant à elles avoir des personnalités et préférer socialiser avec des individus spécifiques. Des études récentes sur les crotales ont révélé que les mâles diamantins de l’Ouest trouvent et restent dans le même repaire d’année en année, tandis que chez les crotales des bois, les plus jeunes et les femelles enceintes préfèrent « se blottir » contre les membres de leur famille.

    Selon Burghardt, les serpents sont dotés de beaucoup des mêmes outils basiques que les mammifères pour vivre dans leur environnement, mais que leur anatomie et leur mode de vie dissimulent peut-être ces capacités.

    « J’ai dédié ma carrière à essayer de changer la vision que les gens ont des reptiles, c’est-à-dire celle de machines lentes, stupides et ennuyeuses qui fonctionnent à l’instinct », confie-t-il.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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