Quand il fait froid, le cerveau des pieuvres s'adapte à leur environnement

Nous commençons à peine à comprendre les systèmes nerveux élaborés des céphalopodes et les moyens surprenants qu’ils emploient pour s'adapter à leur environnement.

De Rebecca Dzombak
Publication 13 juin 2023, 12:00 CEST
La pieuvre à deux points de Californie (Octopus bimaculatus) dispose de l’incroyable capacité de pouvoir recoder ...

La pieuvre à deux points de Californie (Octopus bimaculatus) dispose de l’incroyable capacité de pouvoir recoder son acide ribonucléique (ARN) quand bon lui semble, ce qui lui permet de modifier les protéines de son système nerveux.

PHOTOGRAPHIE DE Tom Kleindinst, Marine Biological Laboratory

Les pieuvres et autres céphalopodes comptent parmi les animaux les plus intelligents qui ne soient pas des vertébrés, capables d'exécuter des tâches complexes comme la résolution de puzzles. Leur cerveau est toutefois très différent du nôtre, avec des systèmes nerveux élaborés qui s'étendent à tout leur corps et dont le fonctionnement est surprenant à bien des égards. Les scientifiques commencent à peine à comprendre ces mécanismes.

Par exemple, les céphalopodes ont la capacité, encore inégalée, de modifier leur ARN, les molécules qui assurent des fonctions essentielles telles que le transfert d'informations et la fabrication de protéines. Une nouvelle étude publiée dans la revue Cell explique comment deux espèces de pieuvres vivant au large des côtes du sud de la Californie peuvent modifier de vastes pans de leur ARN en réponse à de brusques variations de températures.

Certaines modifications de l'ARN affectent les protéines fabriquées dans le système nerveux, ce qui laisse supposer qu’elles contribuent à la bonne marche de l'organisme lorsque les conditions évoluent. Il arrive que ces protéines soient très sensibles aux fluctuations de température, leur fonctionnement pouvant être altéré s'il fait trop chaud ou bien trop froid. Un changement de quelques degrés seulement peut être mortel. Ce problème concerne particulièrement les animaux à sang froid comme les pieuvres, soumis aux variations de leur environnement en termes de températures.

« L'eau est un substrat particulièrement cruel », explique Joshua Rosenthal, neurobiologiste au Laboratoire de biologie marine de Woods Hole, dans le Massachusetts, qui a dirigé cette nouvelle étude. « C'est un véritable défi que de se représenter les différentes températures. Les systèmes nerveux sont tout simplement très complexes. »

 

ACCLIMATATION NEUROLOGIQUE

De nombreux animaux, du calmar à l'écureuil en passant par l'Homme, sont connus pour recoder leur ARN. Ces modifications naturelles changent les messages envoyés par les gènes, adaptant subtilement les molécules utilisées pour fabriquer les protéines. Ces changements ne sont néanmoins pas permanents.

Joshua Rosenthal et d'autres chercheurs ont découvert que les céphalopodes ont une capacité hors norme à réaliser ce tour de force génétique. Alors que les humains ont des centaines de « sites d'édition » connus dans leur génome, les céphalopodes en ont des dizaines de milliers. Les scientifiques ont entrepris d'étudier les avantages qu'une édition aussi vaste, bien que temporaire, pourrait apporter aux organismes.

L'acclimatation, c'est-à-dire l'adaptation à de nouvelles conditions environnementales, était l'hypothèse la plus évidente, explique Joshua Rosenthal. La possibilité de modifier l'ARN lorsque cela est nécessaire pourrait permettre aux animaux d'optimiser les protéines du système nerveux et d'autres parties du corps en fonction de la température ambiante. C'est une idée que les scientifiques envisagent depuis longtemps mais dont les preuves au niveau moléculaire sont rares.

La pieuvre, spécialiste du camouflage aux 9 cerveaux

Afin d’observer ce remaniement biologique en action, Joshua Rosenthal et ses collègues se sont concentrés sur deux protéines bien étudiées : la kinésine, qui transporte du matériel dans les cellules, et la synaptotagmine, qui joue un rôle important dans le transfert des signaux entre les neurones. Ils ont choisi d'étudier l’Octopus bimaculatus, communément appelée pieuvre à deux points de Californie, car son génome est bien séquencé et qu'elle vit naturellement dans un large éventail de températures. En outre, celle-ci a refroidi son organisme lors de déménagement en laboratoire, contrairement à d'autres espèces de pieuvres, ce qui a davantage éveillé l’intérêt des scientifiques.

Pour vérifier directement si les changements soudains de température entraînaient une plus grande modification de l'ARN, les chercheurs ont placé les pieuvres dans des bassins et les ont laissées s'adapter pendant deux à trois semaines. La température a ensuite été réglée, en alternance, à 13 et 22 degrés Celsius pendant dix à douze jours, puis stabilisée pendant douze à vingt-quatre jours.

Les chercheurs ont ensuite extrait l'ARN des ganglions stellaires des animaux, une partie du système nerveux responsable du contrôle de la motricité, et ont étudié le nombre de sites d'ARN modifiés dans les différentes conditions environnementales. Même en tenant compte de la capacité certaine des céphalopodes à réécrire l'ARN, les chercheurs ont été surpris par les résultats. L'essentiel de la modification s'est produit dans les heures qui ont suivi le changement de température, pour s'estomper au bout de quatre jours.

« C'était assez stupéfiant », déclare Joshua Rosenthal. « Nous nous attendions à ce qu'un petit nombre de sites soient sensibles à la température, peut-être aucun. Mais un tiers d'entre eux y étaient très sensibles. »

 

SE RECALIBRER POUR S’ADAPTER AU FROID

En étudiant plus en profondeur la manière dont les pieuvres reconfigurent leur ARN en réponse aux changements de température, les scientifiques peuvent également découvrir les avantages que cette faculté génétique procure aux animaux lorsqu'ils naviguent dans l'océan.

« Il semblerait que la capacité de ces pieuvres soit unique, leur offrant un moyen de réagir avec souplesse à leur environnement », déclare Kavita Rangan, biologiste moléculaire à l'université de Californie, sur le campus de San Diego, qui n'a pas participé à l'étude. Les travaux de Kavita Rangan ont récemment mis en évidence une modification similaire de l'ARN en fonction de la température chez le calmar, un autre céphalopode. « L'édition est un mécanisme qui peut générer une tonne de variations au niveau des protéines, dont certaines pourraient être adaptatives. »

Le fait que les pieuvres aient davantage modifié leur ARN quand elles se trouvaient dans des environnements plus froids pourrait constituer un début de piste. Lorsqu’il s’agissait de se réchauffer, l'augmentation n'était que de 1 % environ, un résultat qui peut sembler contre-intuitif à première vue.

« En général, les enzymes sont plus actives au fur et à mesure que l'on se réchauffe. C'est tout simplement de la thermodynamique », explique Joshua Rosenthal. « Ici, nous constatons que l'édition est plus importante dans le froid. Il est possible que les structures moléculaires concernées soient plus stables à des températures plus froides et donc plus faciles à modifier, ajoute-t-il, mais pour le confirmer, il faudrait procéder à d'autres essais. »

« Il est clair que l'organisme fournit un effort important pour s'adapter à la température, mais il est très difficile d'évaluer les conséquences fonctionnelles de cette modification », déclare Jin Billy Li, généticien à l'université Stanford, qui n'a pas participé à l'étude. « À partir de là, beaucoup de questions se posent. Ce travail est vraiment important et intéressant. »

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    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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