Un dauphin a appris à « parler » le langage des marsouins

Kylie, un dauphin solitaire, serait capable de « discuter » avec des marsouins en reproduisant les sons spécifiques à cette espèce.

De Elizabeth Anne Brown
Publication 29 mars 2022, 16:12 CEST
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Un dauphin commun s’amuse dans les eaux écossaises. Des chercheurs ont observé un dauphin solitaire sauvage baptisée Kylie capable d’émettre les mêmes sons qu’un marsouin commun.

PHOTOGRAPHIE DE Scotland: The Big Picture, Minden Pictures

Sur la côte ouest de l’Écosse se trouve le Firth of Clyde, une vaste étendue d’eau salée qui abrite des milliers de marsouins communs… et un dauphin femelle : Kylie.

Kylie n’a pas été vue avec d’autres dauphins communs à bec court (Delphinus delphis) depuis au moins quatorze ans, mais elle est loin d’être seule. Par temps clair, les visiteurs de la marina du Clyde peuvent parfois voir Kylie nager avec des marsouins communs (Phocoena phocoena), des cousins cétacés qui font environ les deux tiers de sa taille.

Une nouvelle étude publiée en janvier dans la revue Bioacoustics suggère que les liens qui unissent Kylie aux marsouins sont peut-être plus étroits que ne l’imaginaient les scientifiques. Alors que le répertoire vocal d’un dauphin commun devrait inclure un éventail de clics, de sifflements et d’impulsions, Kylie, quant à elle, ne siffle pas. À la place, elle « parle » plutôt comme un marsouin commun, espèce qui communique en utilisant des salves de clics aigus.

Vue du Firth of Clyde, une grand étendue d’eau près de l’île d’Arran en Écosse, lors d’une journée d’hiver ensoleillée.

PHOTOGRAPHIE DE Jim McDowall, Alamy

Selon l’étude, Kylie pourrait communiquer avec les marsouins, ou au moins tenter de le faire. Cette théorie s’inscrit dans un ensemble grandissant de travaux qui mettent en lumière le monde riche des interactions entre les différentes espèces de cétacés.

« Il est clair que les espèces dans la nature interagissent plus que nous ne le pensions », affirme Denise Herzing, experte du comportement des dauphins.

 

LE CODE MARSOUIN

Il y a des années, le dauphin solitaire du Firth of Clyde avait élu domicile autour d’une bouée à l’embouchure du loch de Kyles of Bute : les habitants du coin ont donc décidé de la baptiser Kylie. Selon David Nairn, fondateur et directeur du Clyde Porpoise, une organisation locale dédiée à l’étude et à la protection des mammifères marins, personne ne sait d’où elle vient, ni pourquoi les dauphins sont parfois isolés. Cela fait un an que Kylie n’a pas été aperçue, mais les habitants espèrent qu’elle fera bientôt son retour.

Certains dauphins se retrouvent seuls après avoir été séparés du groupe dans lequel ils sont nés à cause de tempêtes, de l’activité humaine ou encore après être devenus orphelins. Il est aussi possible que certains individus soient simplement moins sociables et préfèrent profiter de leur intimité, d’après une étude de 2019 sur les dauphins solitaires dans le monde.

Pour en savoir plus sur la relation entre Kylie et les marsouins, Nairn a emprunté un hydrophone et l’a attaché à l’arrière de son yacht à voile, le Saorsa. Il a ainsi enregistré des audios de plusieurs rencontres entre Kylie et des marsouins entre 2016 et 2018.

« Elle s’identifie sans aucun doute comme un marsouin », affirme Nairn, qui a suivi des études de biologie aquatique à l’université.

Mel Cosentino, qui était alors doctorante à l’université de Strathclyde à Glasgow, a analysé des milliers de clics de cétacés dans ces enregistrements.

Alors que les dauphins sifflent en quasi permanence, les marsouins ne le font jamais. Ils communiquent exclusivement par le biais de clics à bandes étroites de haute fréquence, avec des pics d’amplitude entre 8 et 15 à environ 130 kilohertz.

« Pour entendre un clic à bandes étroites de haute fréquence, on doit l’écouter environ 100 fois plus lentement », explique Cosentino. Lorsque les sons sont ralentis, ils deviennent moins aigus. L’être humain peut entendre entre 20 hertz, ce qui équivaut à peu près à la pédale la plus grave d’un orgue, et 20 kilohertz.

Dans les enregistrements, Cosentino a détecté des clics à plus basse fréquence qui correspondent à ceux des dauphins communs. Mais même lorsque Kylie semblait être seule, elle trouvait des clics avec des pics d’amplitude de huit ou plus, qui atteignaient les 130 kilohertz : la fréquence de communication des marsouins.

Autrement dit, Kylie parle comme un marsouin même lorsqu’elle est seule. Les chercheurs ont aussi constaté qu’elle ne siffle jamais, contrairement aux autres dauphins.

Cosentino a observé que les échanges entre Kylie et les marsouins avaient le rythme d’une « conversation » entre les membres d’une même espèce (chacun son tour, avec très peu de chevauchements) même si, bien sûr, nous ne savons pas si les clics de marsouins de Kylie réussissent à transmettre des informations compréhensibles.

« Il est possible que ce soit comme si j’aboyais à mon chien et qu’il aboyait en retour », ajoute Cosentino.

Quoi qu’il en soit, ce comportement représente une « tentative » de communication que les « marsouins reconnaissent probablement », selon Denise Herzing, directrice de recherche du Wild Dolphin Project qui a étudié le comportement des dauphins aperçus dans l’Atlantique aux Bahamas pendant près de trente ans. Herzing félicite les auteurs de cette étude pour leur conception expérimentale en milieu naturel, qu'elle juge ingénieuse.

« Les résultats sont captivants », dit-elle. « Ce qui est particulièrement parlant, c’est que Kylie ne produit jamais aucun sifflement alors que les dauphins en produisent toujours, et les marsouins jamais. »

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    Des marsouins communs près de Shetland, en Écosse. Pour la première fois, des scientifiques ont trouvé un dauphin qui « s’identifie comme un marsouin », et qui est capable de produire les sons de clics spécifiques à cette espèce.

    PHOTOGRAPHIE DE Scotland: The Big Picture, Nature Picture Library

    L’un des plus grands défis de la bioacoustique marine est d’identifier quels sons sont produits par quelles créatures, confie Laela Sayigh, professeure associée de comportements animaux au Hampshire College. « Ils ne font pas de mouvements externes liés aux sons qu’ils émettent et, la plupart du temps, on ne peut pas les voir du tout », explique-t-elle.

    Cependant, dans ce cas précis, il est possible de distinguer Kylie grâce à son accent. « On entend encore qu’elle a du mal » à atteindre un son aussi aigu que celui des marsouins, ajoute Cosentino. Les pics de ses clics ne sont pas aussi précis qu’ils devraient l’être, et certains sons de basse fréquence se mélangent aux notes aiguës.

    « S’ils étaient des chanteurs, Kylie serait Pavarotti et les marsouins seraient Mariah Carey. »

    Les cétacés en captivité sont de très bons imitateurs vocaux, note Herzing, en faisant notamment référence à des orques et des bélugas qui imitaient leurs compagnons d’aquarium, des grands dauphins Tursiops. Une étude bioacoustique réalisée en 2016 a également révélé qu’un dauphin de Risso élevé dans un parc marin italien sifflait davantage comme les Tursiops avec lesquels il avait été élevé que comme les membres sauvages de sa propre espèce.

    Le fait que Kylie produise ces clics même lorsqu’elle est seule soulève toutefois une question, selon Sayigh : produit-elle ces clics pour communiquer avec les marsouins, ou simplement pour imiter leurs sons ?

     

    UNE DISCUSSION DE CÉTACÉS

    Les dauphins, les marsouins et les baleines sont tous des cétacés, descendants de mammifères terrestres qui, au fil de plusieurs millions d’années, sont progressivement retournés dans l’eau. Tandis qu’ils se réadaptaient à la vie dans l’océan, « avec l’évolution, leurs narines sont devenues des évents » explique Cosentino.

    Alors que, comme les dauphins et les marsouins, les cétacés à dents n’ont qu’une narine, leurs deux cavités nasales sont encore présentes sous la surface, chacune cachée par une structure musculaire que l’on appelle un « museau de singe » (l’anatomie des cétacés est en effet souvent désignée avec des termes originaux qui proviennent des descriptions données par les baleiniers). Le museau de singe est plus ou moins similaire à nos cordes vocales puisqu’il contrôle le débit d’air et, lorsque celui-ci doit passer des poumons au « museau » sur la cavité nasale gauche, « c’est comme laisser l’air s’échapper d’un ballon », créant ainsi un sifflement ululé, ajoute la scientifique.

    La cavité nasale droite est chargée des clics utilisés à la fois pour la communication et la navigation. Elle aboutit à côté d’un tissu graisseux sur le front du cétacé à dents, que l’on appelle le melon, et qui amplifie et concentre les sons émis par le mammifère. Comme les deux parties du museau de singe fonctionnent indépendamment, certains cétacés, dont le Tursiops, peuvent cliquer et siffler en même temps, un peu comme le chant guttural mongol. 

    L’histoire de Kylie rejoint un grand domaine de recherches sur la manière dont les cétacés communiquent avec les membres d’autres espèces. « Ils sont très sociaux, ils sont très sexuels, et ils sont très communicatifs », décrit Herzing. « Ces animaux survivent et s’adaptent socialement, et le font naturellement en utilisant le son. »

    Les adoptions inter-espèces bien documentées démontrent également que la division des espèces pourrait ne pas être aussi nette que nous ne le pensions. Par exemple : un banc de bélugas canadiens a recueilli un petit narval, et un dauphin à long bec a vécu parmi des Tursiops de Tahiti pendant vingt ans.

    Des analyses ADN récentes démontrent aussi qu’il nous reste beaucoup à apprendre sur l’ampleur de l’hybridation, souligne Herzing. Les dauphins Tursiops se sont hybridés avec au moins dix espèces en captivité et dans la nature, y compris avec des cétacés aussi différents que les globicéphales ou les dauphins de Guyane. Selon certains chercheurs, les cétacés seraient capables de s’hybrider aussi efficacement grâce à l’ADN qu’ils partagent : leurs espèces n’ont divergé qu’au cours des derniers 10 millions d’années.

    En plus de ses tentatives de communication, Kylie se rapproche des marsouins d’autres manières. À plusieurs reprises, Nairn a vu des marsouins femelles mener leurs petits pour interagir avec Kylie. Les petits marsouins restant généralement très proches de leur mère jusqu’à leur sevrage, Nairn a été surpris de les voir nager en échelon avec le dauphin, c’est-à-dire juste derrière sa nageoire pectorale : position qui, selon les chercheurs, est l’équivalent de « porter » un bébé pour les cétacés.

    Nairn a également observé des marsouins mâles tenter de monter Kylie. Mais accepte-t-elle leurs avances ? « Je dirais même qu’elle les courtise », admet Nairn avec un petit rire. En théorie, il est anatomiquement impossible pour eux de se reproduire ; aucun cas d’hybridation dauphin-marsouin n’a été scientifiquement documenté par le passé, ajoute Herzing.

    Depuis qu’une semaine d’orages intenses a causé le désamarrage d’un énorme navire de forage près de sa bouée préférée en février 2021, Kylie n’a plus été aperçue. Selon Nairn, il n’est pas inhabituel qu’elle aille s’installer autour d’une autre bouée du Clyde pendant quelques mois d’affilée, voire une année entière, mais il ne peut pas s’empêcher de s’inquiéter.

    Nairn et ses collègues se disent qu’ils sont impatients d’observer et d’écouter Kylie dès que la saison aura commencé, et de découvrir ce qu’elle a encore à nous apprendre.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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