Ascension du K2 en hiver : une victoire sur l'impossible

Dans un élan de fierté nationale, une équipe d'alpinistes népalais a réussi ce qui semblait irréalisable pour beaucoup : l'ascension, en hiver, du deuxième sommet le plus haut du monde.

De Freddie Wilkinson, National Geographic
Publication 18 févr. 2022, 10:23 CET
Surnommé la « montagne sauvage », le K2, au Pakistan, se dresse sur plus de 3000 m –de la ...

Surnommé la « montagne sauvage », le K2, au Pakistan, se dresse sur plus de 3000 m –de la base du glacier jusqu’à son sommet. Personne ne l’avait jamais conquis en hiver. « Nous voulions montrer au monde que l’impossible était possible », explique Nirmal « Nims » Purja.

PHOTOGRAPHIE DE SANDRO GROMEN-HAYES

Dans le gouffre béant de la nuit, Mingma Gyalje Sherpa essaie de concentrer le faisceau tremblant de sa lampe frontale sur ses pas, mais le froid annihile ses pensées. Emmitouflé dans une volumineuse combinaison en duvet, avec, dessous, une autre parka en duvet, plus deux couches de sous-vêtements longs, et soutenu par de l’oxygène en bouteille, ça aurait dû aller. Mais, au cours de toutes les ascensions qu’il a effectuées, jamais il n’a ressenti de telles températures – un froid à geler les os, un froid d’un autre monde.

C’est tout juste s’il ne sent pas la vie le quitter. Son pied droit, surtout, l’inquiète. D’abord il a ressenti un picotement, puis une brûlure, puis un engourdissement, prémices de graves engelures. Il le sait: c’est le signe que son corps sacrifie les extrémités pour privilégier le flux sanguin qui réchauffera les organes vitaux. Et ça avant même qu’il ait atteint la fameuse « zone de la mort » – la région au-dessus de 8 000 m où le manque d’oxygène peut provoquer chez les alpinistes hallucinations, œdème pulmonaire et perte de l’instinct de survie.

Mingma G. – comme on le surnomme – allume sa radio, un court instant décidé à faire demi- tour, et appelle un autre alpiniste : « Dawa Tenjin ? Dawa Tenjin ? » Seul le gémissement du vent lui répond. Il distingue les lumières pâles de plusieurs coéquipiers progressant péniblement au-dessus de lui. Chacun doit être trop concentré sur les gestes à accomplir, ou trop plongé dans sa propre souffrance pour répondre, pense-t-il.

Même les mois plus doux de l’été, le K2, deuxième plus haut sommet du monde (8 611 m), fait partie des montagnes les plus meurtrières. Bien que son altitude soit un peu inférieure à celle de l’Everest, atteindre son sommet exige une technicité bien supérieure et ne tolère quasiment aucune erreur. Mais ce jour-là, près de quatre semaines après le solstice d’hiver, quand l’hémisphère Nord s’éloigne le plus de la chaleur du soleil, les conditions y sont parmi les plus dures de la planète. La température ressentie dans les zones les plus hautes peut tomber jusqu’à - 60 °C, soit à peu près la température moyenne sur Mars.

Ce moment, pourtant, Mingma G. en a rêvé. Même s’il frappe à grand-peine son pied droit engourdi contre une plaque de glace, dans une tentative désespérée pour éviter les engelures, il sait que certains de ses coéquipiers sont en train de fixer des longueurs de corde à la montagne à l’aide d’un attirail de broches à glace, de pitons et de piquets de neige, construisant ainsi un sentier sécurisé à suivre vers le sommet.

Des porteurs sont réunis dans le camp de base du K2, sur le glacier Godwin Austen, dans la chaîne du Karakorum. Ce site sert de station de repos et de centre logistique entre les expéditions. Les rigueurs de la météo y rendent les conditions de vie particulièrement difficiles.

PHOTOGRAPHIE DE SANDRO GROMEN-HAYES

Pour la plupart des alpinistes expérimentés, l’idée d’escalader le K2 en hiver était une folie. Six expéditions sérieuses avaient tenté l’exploit, mais aucune ne s’était approchée du sommet. Il semblait y avoir trop de défis à relever: des rafales imprévisibles de la force d’un ouragan, capables de faire tomber une cordée de grimpeurs en un instant ; des chutes de roches et de glace qui vous fauchaient comme de la mitraille ; un air raréfié qui affamait les poumons et le cerveau ; et un froid profond et impitoyable.

Au cours des derniers mois de 2020, une soixantaine d’alpinistes sont parvenus au pied du K2, sur le glacier Godwin Austen, dans la partie pakistanaise de la chaîne du Karakorum. Tous étaient en quête du dernier trophée de l’alpinisme de haute altitude – et sans doute le plus difficile. Mais, pour Mingma G. et ses neuf coéquipiers, tous Népalais, cette expédition offrait plus qu’une éventuelle gloire personnelle. C’était l’occasion de prouver que le Népal – pays à l’identité étroitement liée à certaines des plus grandes montagnes du monde – pouvait réaliser ce que beaucoup estimaient impossible.

En 2020, la notion d'exploit en alpinisme semblait être un anachronisme. Au milieu du siècle dernier, tous les plus hauts sommets du monde – les quatorze pics qui culminent à plus de 8 000 m – avaient été gravis. D’abord l’Annapurna I, au Népal en 1950, puis l’Everest et le Nanga Parbat au Pakistan en 1953, tous les autres enfin, jusqu’au Xixabangma au Tibet, en 1964.

C’était une succession fiévreuse d’expéditions non dénuées de nationalisme. Bien que toutes les montagnes se trouvent en Asie, les équipes européennes revendiquèrent la majorité des conquêtes. Or presque toutes les explorations de cette époque s’appuyaient sur les groupes ethniques locaux – Sherpas, Tibétains et Baltis – pour le transport du matériel jusqu’aux camps de base, puis des charges en montagne. Et pourtant, la réelle contribution de ces partenaires indispensables n’a que rarement été reconnue dans les livres d’histoire.

Ces premières ascensions ont évidemment fait date. C’est alors que l’alpiniste polonais Andrzej Zawada a proposé une nouvelle approche. Tous les « 8 000 » avaient été gravis en été, dans les conditions les plus favorables. Le défi le plus difficile, pensait-il, serait de s’y confronter en hiver, la saison la plus rude. Andrzej Zawada a dirigé une expédition qui a permis à deux alpinistes d’atteindre le sommet de l’Everest durant l’hiver 1980. Cet exploit a lancé la Pologne dans une série historique de premières hivernales. Les uns après les autres, tous les « 8 000 » ont été conquis. Pourtant, les sommets du Pakistan ont résisté à l’alpinisme hivernal jusqu’au XXIe siècle. Il aura fallu pas moins de trente et une tentatives avant que le Nanga Parbat soit finalement escaladé, en 2016. Dès lors, il ne restait plus que le K2.

Bien qu’éclipsé par l’Everest dans les médias grand public, le K2 représente aux yeux des alpinistes chevronnés un tout autre défi. Après quatre jours de marche sur un terrain accidenté, il est visible depuis le sud, sa forme pyramidale emblématique se dressant comme une flèche pointée vers les cieux.

Tout alpiniste remarque vite la raideur de sa pente, en particulier près du sommet. Cela signifie que la moindre erreur est amplifiée et peut avoir des conséquences presque fatales. Si vous trébuchez sur vos crampons ou si vous vous accrochez par erreur à une corde non sécurisée, il est peu probable que vous soyez arrêté dans votre chute avant de heurter le glacier, des milliers de mètres en contrebas.

Parce que la marge d’erreur est encore plus réduite en hiver, le succès, ou plutôt la survie, dépendra de la logistique – de la capacité à anticiper les pires conditions et les scénarios cauchemardesques. Les gigantesques sommets que sont l’Everest ou le K2 sont rarement escaladés en une seule ascension linéaire. Au contraire, les équipes progressent en général par paliers, montant puis redescendant, pour s’acclimater aux altitudes plus élevées. Ils établissent en même temps un réseau de cordes fixes et de camps équipés du matériel essentiel, comme des bouteilles d’oxygène, des tentes et des cordes. Ces dernières années, un style d’alpinisme plus rapide et plus léger a prévalu, mais le K2 en hiver exige un effort collectif à l’ancienne : chacun doit transporter des charges lourdes sur un terrain dangereux, d’où la nécessité d’un travail d’équipe, comme au bon vieux temps.

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    À gauche : Mingma Gyalje Sherpa, à droite : Nirmal “Nims” Purja

    PHOTOGRAPHIE DE Mark Fisher

    Mingma G. mesure 1,75 m, ce qui est plutôt grand pour un Sherpa. Il a 33 ans. Large d’épaules, il porte une épaisse tignasse qui lui tombe souvent sur les épaules. Il a grandi dans l’étroite vallée du Rolwaling à l'ouest de l'Everest. Loin de l'agitation de la vallée du Khumbu, le Rolwaling a pourtant donné naissance à certains des guides de montagne sherpas les plus réputés. La jeunesse de Mingma G. a été bercée par les anecdotes que son père et ses oncles – ils travaillaient tous comme guides sur le mont Everest – racontaient autour de la cuisinière pendant les froides nuits d’hiver. Ces anecdotes ne concernaient pas tant les alpinistes étrangers qui envahissaient le Népal chaque printemps que les héros locaux. Il était ainsi question de Pasang Lhamu Sherpa qui, en 1993, fut la première femme népalaise à atteindre l’Everest et qui succomba lors de sa descente. Ou de son cousin Lopsang Jangbu Sherpa, mort quatre mois après avoir aidé des alpinistes lors de la catastrophe de 1996, rendue célèbre par le livre du journaliste Jon Krakauer, Tragédie à l’Everest.

    En 2006 – Mingma G. avait alors 19 ans –, son oncle l’a emmené pour sa première expédition au Manaslu. L’année suivante, Mingma G. a gravi l’Everest tout en travaillant pour une agence française de trekking puis, en 2011, il s’est mis à son compte. Ces années ont été difficiles. De 2001 à 2008, le Népal fut en proie à une violente insurrection maoïste et de nombreux alpinistes internationaux ne sont pas venus. Rares étaient les grimpeurs qui osaient se rendre dans le pays, et la concurrence entre les agences népalaises pour trouver des clients était grande.

    Au cours de la saison hivernale 2019-2020, Mingma G. a réussi tant bien que mal à organiser sa propre expédition au K2 pour trois clients. Après son arrivée au camp de base, il a contracté une infection des voies respiratoires supérieures et a dû se retirer du projet. Mais il n’a pas tardé à envisager une nouvelle tentative.

    Et puis la pandémie de Covid-19 a frappé. Dans tout l’Himalaya, des dizaines de milliers de guides, de porteurs et de cuisiniers se sont retrouvés sans travail. Quelques semaines après son retour du K2, Mingma G. a ainsi perdu une année entière d’ascensions guidées. Privé de revenus, il devait en outre faire vivre une petite entreprise. Il a tout de même essayé de persuader quelques amis de tenter à nouveau le K2, mais aucun ne voulait dépenser les 10 000 dollars du permis autorisant tout juste à atteindre le camp de base, plus les dizaines de milliers de dollars supplémentaires nécessaires à l’organisation d’une simple expédition.

    Mingma G. a alors envisagé d’abandonner son idée. Pourtant, quelque chose le taraudait. Le célèbre Sherpa Tenzing Norgay est l’une des deux premières personnes à s’être tenues au sommet de l’Everest. Mais, bien qu’il soit un héros national dont la photo trône dans d’innombrables foyers népalais, il a partagé cet exploit avec le Néo-Zélandais Edmund Hillary.

    « En consultant Wikipédia, raconte Mingma G. je me suis rendu compte qu’aucun drapeau népalais n’avait été hissé sur un 8 000 en hiver. Et j’ai compris que, si nous rations le K2, nous aurions raté tous les 8 000. »

    Il savait qu’il allait devoir dépenser de l’argent, quitte à hypothéquer le bout de terrain qu’il avait acheté à Katmandou, qui représentait la majeure partie de ses économies. Il a réussi à recruter deux frères, Kilu Pemba et Dawa Tenjin Sherpa, tous les deux plus âgés que lui, mariés, pères d’adolescents, et avec des décennies d’expérience en haute altitude. Mais leurs familles ont émis des réserves.

    Il y avait encore un autre problème. Après des années d’expéditions successives et tous les soucis liés à la gestion de sa propre entreprise, Mingma G. a dû faire face à un constat étonnant pour un Sherpa : il n’était pas en bonne condition physique. Alors qu’il rongeait son frein à Katmandou, attendant que la pandémie recule, un proche l’a encouragé à marcher et à faire du vélo. « J’ai perdu beaucoup de poids et j’ai recommencé à me sentir bien », raconte-t-il.

    Mingma G. n’était pas le seul Sherpa à avoir le K2 en ligne de mire. Trois frères – Mingma, Tashi Lakpa et Chhang Dawa Sherpa, les principaux propriétaires de Seven Summit Treks (l’un des grands opérateurs d’expéditions au Népal, ndlr) – avaient aussi réalisé que le Pakistan était l’une des rares destinations d’alpinisme encore ouvertes dans les hautes montagnes d’Asie.

    En pratiquant des tarifs inférieurs à ceux de ses concurrents occidentaux, Seven Summit Treks s’était imposée comme l’une des agences sherpas d’expéditions les plus prospères. Chaque saison, elle réunissait une des plus grandes équipes d’alpinistes se lançant à l’assaut de l’Everest. En ce mois de mars, confrontée à une année catastrophique, Seven Summit Treks a sondé les réseaux sociaux pour savoir si des clients étaient intéressés par une expédition hivernale sur le K2. Elle a rapidement bouclé une expédition complète, avec des alpinistes venus de Russie, d’Espagne, d’Irlande, de Turquie et du Royaume-Uni.

    À l’aube, l’équipe népalaise quitte le camp de base pour une ultime ascension de trois jours. Une météo défavorable les avait obligés à se terrer durant des semaines au camp de base. L’amélioration des conditions climatiques leur donne une chance de marquer l’histoire de l’alpinisme.

    PHOTOGRAPHIE DE SANDRO GROMEN-HAYES

    Le 21 décembre 2020, premier jour de l’hiver, Mingma G. et ses deux coéquipiers ont commencé l’ascension du K2. Quelques jours plus tard, ils campaient à 6 900 m d’altitude, en dessous d’un tronçon connu sous le nom de Pyramide noire – une masse quasi verticale de roches friables et le premier défi technique majeur. Il leur a fallu toute une journée d’escalade, avec des gestes méticuleusement choisis, en dépit du poids des sacs à dos, pour atteindre le camp III, point de départ pour véritablement tenter l’ascension du sommet.

    Problème : ils manquaient de cordes. Mingma G. savait que plusieurs équipes étaient en train de s’acclimater dans les camps en dessous, dont une autre équipe népalaise dirigée par un ancien soldat des forces spéciales, un homme haut en couleur devenu alpiniste, Nirmal « Nims » Purja. Les deux hommes s’étaient déjà rencontrés, brièvement. «Nous n’avons pas été présentés dans les règles, se souvient Mingma G. On s’est juste serré la main et j’ai dit : “Je m’appelle Mingma G.” [...] Lui n’a pas eu besoin de se présenter. »

    C’était en 2019. Nims était alors à mi-parcours de sa tentative de record consistant à escalader les quatorze sommets de plus de 8 000 m aussi rapidement que possible. Il y est arrivé en six mois et six jours. Remarqué par les médias, il a changé de statut. Jusqu’alors peu connu, Nims est devenu le chouchou des réseaux sociaux. En vérité, les deux hommes ne pouvaient s’empêcher d’éprouver une certaine rivalité. Tous deux étaient des leaders extrêmement compétents, dans la force de l’âge, experts dans l’une des activités les plus dangereuses du monde. Mais leurs styles n’avaient rien à voir: Mingma G. était réservé et direct ; Nims culotté et drôle. Fidèle à lui-même, il avait annoncé à ses followers sur les réseaux sociaux son objectif d’être le premier à vaincre le K2 en hiver.

    Qu’importe. Mingma G. a décidé d’envoyer un appel radio à Nims pour lui demander s’il avait de la corde en réserve. L’équipe de celui-ci venait d’arriver et les hommes n’étaient pas encore acclimatés, mais ils se sont portés volontaires pour en apporter. Le lendemain matin, les deux équipes se sont retrouvées autour d’un thé, dans le camp situé juste en dessous de la Pyramide noire. Elles ont alors découvert que ni l’une ni l’autre n’avait emmené de clients étrangers avec elle. Chacune voulait le K2 pour elle seule.

    Le lendemain, tout le monde est descendu au camp de base pour récupérer. En ce 31 décembre, les prévisions météo étaient mauvaises et il fallait se reposer – pour autant que ce soit possible dans un endroit aussi peu hospitalier.

    Ce soir-là, Nims est passé à la tente-mess de Mingma G. pour inviter l’équipe rivale à fêter le Nouvel An. Mingma G. n’était pas d’humeur à y aller, mais Nims a envoyé deux coéquipiers pour le convaincre de se joindre aux festivités.

    Débarrassé de son équipement de haute altitude, Nims affiche la silhouette jeune d’un homme de 37 ans. L’ancien soldat est fier d’avoir tout prévu. « C’est une chose qu’on apprend dans l’armée, dit-il, en utilisant l’argot des pubs anglais. On a toujours un plan B. Et tu vois, mon pote, même mes plans B ont des plans B. » Quand l’équipe de Mingma G. est arrivée à la fête, Nims a rapidement débouché une bouteille de whisky.

    « Après l’avoir bue, on était un peu pompette, se souvient Mingma G. Mais Nims en a ouvert une deuxième, puis une troisième et une quatrième.» Bientôt, tout le monde s’est mis à danser et à parler de la météo et du projet.

    Nims n’appartient pas au peuple sherpa, c’est un Magar – une ethnie qui vit dans les collines du centre du pays. Il est né dans le Chitwan, une région de faible altitude, plus connue pour ses éléphants et ses tigres que pour ses pics enneigés. À 18 ans, il s’est engagé chez les Gurkhas, le régiment népalais de l’armée britannique, vestige de l’empire éponyme. Outre le métier de guide de montagne, faire partie de ce régiment est une des ambitions les plus cotées chez les Népalais. Les Gurkhas reçoivent une solde identique à celle des soldats de Sa Majesté et peuvent accéder à la citoyenneté britannique.

    Après six ans dans les Gurkhas, Nims a rejoint le Special Boat Service, une unité d’élite de la marine britannique. « Disons simplement que j’ai été envoyé dans des zones sensibles, c’est tout », déclarait-il ainsi dans une interview, en 2019. « Dans les forces spéciales, les choses qu’on fait... Eh bien, on se sent invincible », renchérit- il. Mais quand je suis allé sur la montagne, il était très clair que la nature avait des choses plus importantes à dire.» Il a donc quitté l’armée en 2019 pour devenir alpiniste professionnel et poursuivre son rêve : escalader les quatorze sommets de plus de 8 000 m en sept mois. L’idée avait déjà été évoquée, mais personne n’avait sérieusement relevé le défi.

    Avec, pour objectif, la conquête hivernale historique du K2, Nims se hisse vers le sommet volontairement sans bouteille d’oxygène. Avec neuf autres Népalais, il a affronté des vents imprévisibles, des températures glaciales et des dangers mortels pour escalader ce pic tristement célèbre dans les conditions les plus dures. C’est un exploit que beaucoup considéraient comme impossible à réalise

    PHOTOGRAPHIE DE MINGMA DAVID SHERPA

    Pour ce challenge, nommé «Project Possible», Nims a recruté une équipe de guides népalais de haut vol chargés de l’aider à préparer les itinéraires et de grimper avec lui, un peu comme une équipe du Tour de France déploie des coureurs pour suivre son leader. Une fois arrivé au sommet, il filait directement vers le suivant, parfois en hélicoptère, ce qui lui permettait de poursuivre son acclimatation à des altitudes plus élevées. Il a utilisé des bouteilles d’oxygène et s’est aidé à certains endroits des cordes fixées par d’autres équipes – ce qui, selon les puristes, dépréciait la valeur de son exploit.

    Deux ans plus tard, l’équipe de Nims pour le K2 comprend un vétéran de ce groupe, devenu son adjoint, Mingma David Sherpa, un guide alerte de 31 ans. Le plus âgé se nomme Pem Chhiri Sherpa ; âgé de 42 ans, ce Sherpa originaire de la chaîne du Rolwaling, compte vingt ans d’expérience sur l’Everest. Autres recrues : Dawa Temba Sherpa et Mingma Tenzi Sherpa, deux alpinistes chevronnés. Enfin, le dernier et plus jeune membre de l’équipe, Gelje Sherpa, est un guide de 28 ans à l’humour contagieux.

    Durant le réveillon du Nouvel An, alors que Gelje racontait des blagues et faisait le DJ, une idée a commencé à germer entre les deux équipes : pourquoi ne pas unir leurs forces ? Les avantages étaient évidents, note Pem : « Cela a accéléré les choses et nous avons commencé à coordonner nos efforts. C’était plus facile parce que nous étions tous népalais. »

    Les Sherpas dont les métiers sont liés à l’alpinisme ont la réputation d’être généralement faciles à vivre et de faire preuve d’un détachement bouddhiste face aux épreuves de la vie. Malgré tout, la profession paye un lourd tribut. Il y a d’abord la douleur physique – visage brûlé par le gel, arthrose et problèmes de dos chroniques ; puis tous ont tous perdu des amis et des parents à cause de l’alpinisme. Les sept dernières années ont été particulièrement cruelles. En 2014, une avalanche a tué seize des Sherpas les plus expérimentés de l’Everest, mettant fin à la saison d’escalade. En 2015, c’est un tremblement de terre qui a tué dix-neuf personnes du camp de base de l’Everest et environ 9 000 dans tout le pays. La pandémie les a privés d’une autre année de travail. Ils connaissent également l’amertume liée à la pratique d’un métier ingrat : « Peu de clients étrangers reconnaissent l’aide qu’on apporte. Ils parlent de nous comme de simples porteurs de haute altitude, anonymes. Ou alors ils font comme si on n’existait pas, relève Mingma G. À croire qu’ils pensent que nous ne lisons pas ce qu’ils écrivent sur nous. »

    Et puis les tensions, aussi, se sont exacerbées. Les organisateurs népalais veulent une plus grosse part du lucratif business des guides, dominé durant des années par des agences étrangères. « Nous vivons dans ce pays et nous en savons plus que les agences de guides étrangères », souligne Mingma G. S’il reconnaît l’existence d’une concurrence féroce entre les organisateurs népalais, il précise aussi que « 90 % des alpinistes étrangers ne font confiance qu’aux agences étrangères ». Réussir la première hivernale du K2 signifierait donc que les Népalais vont pouvoir prendre la place qui leur revient non seulement comme participants, mais aussi comme leaders dans le monde de l’alpinisme. « Nous voulions en avoir un pour nous, pour l’histoire, expliquera plus tard Nims. Pour nous, faire équipe coulait de source. »

    Le jour de l’An, Mingma G. s’est réveillé avec une solide gueule de bois. Malgré les températures négatives, il s’était endormi dans sa tente sans se glisser dans son sac de couchage. Bientôt, il entendit dans la radio la voix de Nims qui l’invitait à revenir dans son camp pour prendre le thé. Ils devaient discuter d’autres plans.

    Des vents de la force d’un ouragan ont emporté les tentes et le matériel que les alpinistes avaient transportés à grand-peine jusqu’au camp II, une halte cruciale sur la voie vers le sommet. S’ils sont sains et saufs, la perte du camp est un coup dur. « Je
    suis dévasté, a posté Nims sur Instagram. Maintenant, je dois tout réévaluer et replanifier. »

    PHOTOGRAPHIE DE Elia Saikaly

    Un proverbe Sherpa dit qu’une montagne doit permettre à une équipe d’alpinistes d’atteindre son sommet et de revenir indemnes. C’est la raison pour laquelle chaque expédition himalayenne organise une cérémonie puja : pour demander aux divinités de la montagne la permission de grimper et une ascension en toute sécurité. Mais, au cours des deux premières semaines de 2021, le K2 n’était visiblement pas prêt à accueillir d’humains sur son sommet. Des vents soufflant à 160 km/h ont balayé la montagne pendant des jours et ont fait chuter les températures bien en dessous de zéro au camp de base, obligeant tout le monde à se confiner dans les tentes.

    Lorsque le vent a fini par se calmer légèrement, l’équipe de Nims a tenté une rapide incursion au camp II pour vérifier son équipement. « C’était une vision de cauchemar », a écrit Nims sur Instagram. Tout le matériel disposé là pour l’ascension du sommet s’était envolé – sacs de couchage, semelles chauffantes avec batterie pour les chaussures, moufles de rechange et lunettes de protection.

    Pourtant, les prévisions météo indiquaient que les vents se calmeraient à partir du 14 janvier. De retour au camp de base, d’autres équipements ont donc rapidement été acheminés avec l’aide d’un autre Népalais, Sona Sherpa, de Seven Summit Treks. Pendant ce temps, Nims et Mingma G. planchaient sur leur plan pour atteindre le sommet. Finalement, plutôt que de passer une nuit glaciale au camp IV, le traditionnel camp d’altitude installé à environ 7 600 m, avant de tenter l’ascension, ils prévoyaient d’accéder au sommet en une seule journée depuis le camp III. Si tout se passait bien – un énorme si ! –, ils pourraient atteindre le sommet le 15 janvier.

    Plus tard, certains alpinistes du camp de base accuseront les Népalais d’avoir dissimulé leur intention d’emmener au sommet une équipe entièrement népalaise – accusation à laquelle Mingma G. ne se dérobera pas. «Lors d’une Coupe du monde de football, est-ce que vous voulez que votre pays perde ?, a-t-il rétorqué dans une interview à ExplorersWeb. Non, jamais. L’équipe et l’entraîneur gardent toujours leur stratégie secrète pour parvenir à leur objectif. Nous avons fait pareil avec le K2. »

    Le 13 au soir, alors que les Népalais s’approchaient des 7 000 m, le secret était éventé et plusieurs équipes ont commencé à partir à l’assaut de la montagne à leur suite. Le lendemain matin, tandis que ces équipes se reposaient au camp II, sous un vent mordant, les Népalais ont grimpé jusqu’au camp III. « La météo a joué un grand rôle, explique Mingma G. En dessous du camp III, le vent était très fort ; au-dessus, il n’y avait pas de vent du tout. »

    Le 15 janvier, Mingma G. et trois équipiers ont entrepris de fixer des cordes au-dessus du camp III, vers un tronçon appelé « The Shoulder » (« l’épaulement »). Mais, alors qu’ils se frayaient un chemin sur des pentes de neige apparemment sans fin, un dédale de crevasses – des fissures dans le sol gelé assez profondes pour engloutir un homme – leur a barré la route. Juste avant d’atteindre l’emplacement traditionnel du camp IV, une énorme fissure les a obligés à rebrousser chemin et à chercher pendant des heures un moyen de la contourner. C’est le genre d’imprévu qui vous casse le moral, vous coupe les jambes et pousse souvent les alpinistes à abandonner une expédition – mais Mingma G. et les autres n’ont pas renoncé pour autant. Après avoir découvert un tronçon de neige dure – un pont de neige – à travers le champ de crevasses, lui et ses compagnons ont fixé des cordes jusqu’à The Shoulder.

    Ils ont retrouvé les autres membres de l’équipe au camp III pour prendre quelques heures d’un repos perturbé. « C’était un genre de froid différent, se souvient Gelje. Il donnait soif, c’était difficile de digérer ce qu’on mangeait. »

    Peu après minuit, le 16 janvier, l’équipe a commencé à se préparer à quitter le camp III. Pour la première fois sur la montagne, tous les hommes, sauf un, ont enfilé un masque à oxygène pour l’ascension du sommet. Nims avait décidé de répondre à ses détracteurs en escaladant la Montagne sauvage en hiver, sans apport d’oxygène, comme un exploit dans l’exploit – s’il réussissait. « Je n’étais pas complètement acclimaté. J’avais des engelures sur trois doigts, raconte-t-il. Si vous ne connaissez pas vraiment vos capacités, vos aptitudes, vous pouvez tout gâcher pour tout le monde. »

    Par petits groupes, les alpinistes ont commencé à suivre l’itinéraire jusqu’aux cordes que Mingma G. avait laborieusement fixées à The Shoulder. Mais le jeu en valait la chandelle. Ce qui avait pris huit heures la veille n’en prenait plus que trois dans l’obscurité. C’est alors qu’un vent violent s’est levé.

    Se sentant seul et conscient des symptômes de ses engelures, Mingma G. est à présent sur le point d’abandonner sa quête. Comme personne n’a répondu à son appel radio, il a décidé de sortir sa dernière carte : frapper ses pieds contre la glace pour les garder chauds. « Bizarrement, ça a marché », s’étonne-t-il encore.

    Après avoir atteint le sommet du K2 en hiver, la première équipe népalaise à revendiquer un exploit sur un 8 000 célèbre sa réussite au camp de base. « Nous l’avons fait pour le Népal », déclare Nims. Les alpinistes dont les noms seront inscrits dans le livre des records de l’alpinisme sont (en partant d’en haut, à gauche) : Pem Chhiri Sherpa, Mingma David Sherpa, Gelje Sherpa, Dawa Temba Sherpa, (rangée du milieu, de gauche à droite) Dawa Tenjin Sherpa, Nirmal « Nims » Purja, Mingma Gyalje Sherpa, Sona Sherpa, Kilu Pemba Sherpa et (devant) Mingma Tenzi Sherpa.

    PHOTOGRAPHIE DE SANDRO GROMEN-HAYES

    Enfin, les premiers rayons de l’aube atteignent quasiment tous les alpinistes sur The Shoulder, leur réchauffant le corps. Le vent est tombé et, en dépit de températures encore arctiques, la journée s’annonce parfaite. Plus haut se profile le point crucial de l’itinéraire, le Bottleneck (« le goulot d’étranglement »), un couloir gelé sous un mur de glace en surplomb appelé « sérac ». Ensuite, les grimpeurs vont pouvoir affronter des pentes faciles menant au sommet. Mais si une portion du sérac s’effondre alors que l’un d’entre eux est dans le goulot, ce sera probablement fatal pour tous ceux progressant en dessous. Et, comme pour rappeler le danger aux alpinistes, une inquiétante étendue de blocs de glace de la taille d’un réfrigérateur gisent en dessous du couloir.

    Finalement, ce sont Mingma Tenzi et Dawa Tenjin qui emmènent l’équipe à travers ce passage piégeux, fixant des cordes derrière eux pour que les autres puissent suivre. Alors qu’ils progressent vers le haut, de petites pierres chutent et viennent s’entrechoquer dans le couloir, heurtant parfois sur leur passage le casque d’un des alpinistes. Pourtant, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire que de continuer. 

    À l’approche du sommet, ni Mingma G. ni Nims ne marchent en tête de l’équipe. C’est Mingma Tenzi qui dirige toujours le peloton, un spécialiste de la fixation des cordes âgé de 36 ans. Avec son sourire enjoué garni d’une dent en or, il a mené l’équipe durant les dernières heures et il aurait pu être le premier à atteindre le sommet. Mais il s’est arrêté juste avant.

    Un par un, les alpinistes progressent pour le rejoindre. Dans l’atmosphère gelée, sans oxygène, Nims est à la peine. À chaque pas, il doit prendre deux ou trois inspirations. Alors que le soleil scintille sur la douce crête de neige qui recouvre le deuxième point le plus haut de la planète, les grimpeurs se rassemblent en un seul et même groupe. 

    Atteindre le sommet ensemble était l’idée de Nims et, quand les dix sont réunis, ils se tiennent par les bras et accomplissent péniblement les derniers pas. Peu à peu, ils trouvent leurs voix et, comme dans un rêve, les paroles de l’hymne national népalais leur reviennent :

    Tissé de centaines de fleurs ...
    Châle d’une richesse naturelle inépuisable...Terre de connaissance et de paix, de plaines, de collines et de hautes montagnes...
    Indemne, ce pays que nous aimons tant,
    Ô Népal, notre mère patrie.

    Cet article a initialement été publié dans le numéro 269 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

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