En Inde, une crise de l'eau sans précédent

De graves sécheresses menacent le pays et l'absence d'infrastructures adéquates complique la situation. Mais il existe des solutions potentielles.

De Arati Kumar-Rao
Publication 19 juil. 2019, 12:46 CEST
Le lit presque asséché d'un réservoir en bordure de la ville de Chennai, en Inde.
Le lit presque asséché d'un réservoir en bordure de la ville de Chennai, en Inde.
PHOTOGRAPHIE DE Arun Sankar, AFP, Getty

Autrefois, Cherrapunji était la ville la plus pluvieuse au monde mais ces dernières années, chaque hiver s'accompagne d'une intense sécheresse. Kerala, un État du sud-ouest, avait subi en 2018 une inondation dévastatrice et pourtant, peu de temps après, les puits de la région se sont asséchés.

En 2015, au sud de l'Inde, la métropole grandissante de Chennai était inondée en raison des fortes pluies mais cet été, en attente de la mousson, ses 11 millions d'habitants ont vu trois des quatre réservoirs se tarir l'un après l'autre. Dans le même temps, à travers l'ensemble du pays, les nappes phréatiques qui permettent d'assurer la liaison entre les moussons ont vu leur niveau sévèrement diminuer, ce qui pourrait provoquer leur perte définitive et irrémédiable.

Bienvenue dans la nouvelle Inde : chaude et desséchée, humide et inondée, les deux en même temps ; un lieu où les destins des 1,3 milliard d'habitants et des régions à la diversité incroyable sont à la merci des pluies toujours plus imprévisibles.

Habituellement, les moussons du sud-ouest arrosent l'Inde de juin à septembre. Cette année, la saison est arrivée avec dix jours de retard, soit 30 % de pluie en moins par rapport à la normale au mois de juin. À ce jour, il n'est quasiment pas tombé de pluie à Delhi, au nord du pays, alors qu'au sud les réservoirs atteignent des niveaux dangereusement bas. Les journaux crient à la « sécheresse historique », au « jour sans pluie » ou aux « réservoirs asséchés. »

Mégapole aujourd'hui dépendante des camions citernes, Chennai est la première concernée mais Bangalore, la réponse indienne à la Silicon Valley, la suit de près. Si l'on en croit les rumeurs, cette ville florissante aura utilisé l'intégralité de ses eaux souterraines d'ici l'année prochaine.

Les situations dramatiques endurées à l'heure actuelle par ces deux zones urbaines constituent une mise en garde, un symptôme du malaise qui affecte la gestion de l'eau dans un pays qui deviendra bientôt le plus peuplé sur Terre.

Sur cette photo prise le 20 juin 2019, les habitants de Chennai puisent l'eau d'un puits communautaire après l'assèchement des réservoirs de la ville. De mémoire d'homme, cette sécheresse est la plus sévère qui ait jamais touché cette capitale de l'état de Tamil Nadu, la sixième ville la plus peuplée du pays.
PHOTOGRAPHIE DE Arun Sankar, AFP, Getty

 

DÉPLACER LES COURS D'EAU

Bangalore a été érigée en plein centre de la péninsule indienne, dans sa partie basse, à environ 900 m au-dessus du niveau de la mer. Cette mégapole de 12 millions d'habitants possède la plus forte croissance au monde, elle contribue à hauteur de 110 milliards de dollars au PIB de l'Inde. « Bangalore mérite un approvisionnement en eau fiable, » déclare S. Vishwanath, directeur de Biome Environmental Solutions, une société locale de conception axée sur l'écologie, l'architecture et l'eau.

Pourtant, à ce jour Bangalore n'a toujours pas sa propre source d'eau permanente. Elle doit pomper de l'eau sur une distance de 140 km pour une hauteur d'environ 270 m depuis le fleuve Cauvery qui s'écoule au sud de la ville.

Chaque jour, la ville puise 1 450 millions de litres d'eau dans le Cauvery et d'après les prévisions, ce chiffre augmentera de 775 millions de litres par jour d'ici quelques années, suite à la pose de nouvelles canalisations. Malgré cela, tout le monde n'a pas accès à l'eau.

« Les déboires d'eau potable de Bangalore ne sont pas tant un problème d'approvisionnement qu'un problème de distribution, » indique Vishwanath.

Le quart de la population de Bangalore composé en grande partie d'habitants de la périphérie n'est pas connecté aux réserves pompées dans le fleuve et doit donc se résigner à puiser dans les eaux souterraines pour survivre. Cette partie de la ville où foisonnent les parcs technologiques est également la zone où se concentre la croissance.

L'extraction généralisée, non contrôlée et non réglementée des nappes souterraines a entraîné une chute de plus de 300 m de la surface des nappes. Boueuses et contaminées, ces ressources restreintes font peser une menace réelle sur l'avenir des citoyens qui en dépendent.

Puisque dans certaines régions le niveau des eaux souterraines est inférieur à celui du fleuve, ce dernier a commencé à alimenter les nappes phréatiques. Le Cauvery est donc exploité par les deux bouts : d'un côté les énormes canalisations qui pompent l'eau vers la ville et de l'autre les puits dont la profondeur augmente chaque année, faisant encore plus chuter le niveau des eaux souterraines en dessous de celui du fleuve qui n'a d'autre choix que de les alimenter à nouveau.

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    Sur cette photographie aérienne prise le 14 avril 2019 au-dessus du district de Beed, dans l'état indien de Maharashtra, l'eau du réservoir de Bendsura est pompée par un camion citerne.
    PHOTOGRAPHIE DE Dhiraj Singh, Bloomberg, Getty

     

    UN APPROVISIONNEMENT PEU FIABLE

    Il y a encore plus inquiétant : les problèmes de distribution de l'eau que rencontre actuellement Bangalore pourraient se transformer en une importante crise d'approvisionnement en raison de l'instabilité des débits du précieux Cauvery.

    Les modèles climatiques prédisent une augmentation de 5 % du débit fluvial en raison de la hausse des températures, ce qui devrait accroître l'évaporation et donner lieu à des pluies plus intenses. Cependant, ces prévisions ne correspondent pas aux récentes tendances du bassin. La réalité montre que les débits de la saison sèche des régions en amont du fleuve sont sur la pente descendante.

    « Ces modèles ne semblent pas être en mesure d'expliquer le passé récent, » constate l'hydrologue Veena Srinivasan, membre de l'Ashoka Trust for Research in Ecology and the Environment (ATREE) basé à Bangalore. Selon elle, le problème proviendrait du manque de puissance et de sophistication des modèles qui les rend incapables d'intégrer les effets de l'évolution du paysage local sur le climat et la météo.

    Il y a eu de nombreux changements. Dans le bassin versant du Cauvery, la coupe à blanc généralisée des forêts pour installer des lignes de transmissions, des plantations d'huile de palme, de café ou d'autres cultures commerciales influe sur la capacité du sol à retenir et à libérer de l'eau.

    Des recherches ont également montré que la déforestation à grande échelle affectait les moussons du sud de l'Asie en faisant chuter les niveaux de précipitation car moins d'arbres signifie moins de feuilles pouvant stocker puis relâcher de l'eau dans l'atmosphère, ce qui génère un climat plus chaud et plus sec.

    Selon une étude réalisée par Coffee Agroforestry Network (CAFNET), au cours des 30 à 40 dernières années, cette région a vu son son nombre de jours de pluie diminuer de 14. En outre, l'exploitation agricole des terres a également évolué aux abords du fleuve où les traditionnelles rizières ont été remplacées par des plantations de café. Avec le riz et ses besoins en eau stagnante, le sol avait un rôle d'éponge. À l'inverse, les plantations de café et d'huile de palme nécessitent une irrigation importante et entraînent un ruissellement considérable.

    « J'ai l'impression que nous ne prenons pas les bonnes décisions, » indique Harini Nagendra, professeure de durabilité à l'université Azim Premji de Bangalore. « Au lieu d'essayer d'alimenter le Cauvery en eau, nous passons notre temps à nous battre pour ses ressources en baisse. »

    Mais alors, si le Cauvery s'amenuise et les nappes phréatiques se tarissent, quelles options reste-t-il à Bangalore ?

     

    REMISE À NIVEAU

    Chaque année, il tombe sur Bangalore entre 800 et 900 millimètres de pluie, un volume conséquent. Si la ville parvenait à capter ne serait-ce que la moitié de cette pluie, cela se traduirait par plus de 100 litres par habitant et par jour, ce qui dépasse de loin les volumes nécessaires en termes d'eau potable et d'utilisation domestique. La récolte des eaux de pluie a mis du temps à trouver sa place dans la ville, et ce, malgré les lois qui l'exigent, mais elle connaît à présent une phase de montée en puissance.

    L'étape suivante serait de reverser une partie des eaux de pluie dans les nappes phréatiques via des « puits de recharge » afin qu'elles retrouvent un niveau raisonnable. Deux ONG basées à Bangalore, Biome Environmental Trust et Friends of Lakes, ont lancé une campagne citoyenne visant à creuser un million de puits de recharge, soit environ un tous les 30 m. L'idée étant que ces puits reversent 60 % des eaux de pluie dans les aquifères peu profonds appauvris par la surexploitation mais aussi par le fait que seuls 10 % des eaux de pluie parviennent à l'heure actuelle à se frayer un chemin à travers les fissures et les fossés du revêtement de la ville.

    Une communauté locale de puisatiers de père en fils, les mannu-vaddars, s'y est employée. À l'aide d'outils à main, ils creusent des puits profonds de 9 à 12 m jusqu'à atteindre l'aquifère superficielle. Une fois la recharge effectuée, les puits eux-mêmes deviennent une source d'approvisionnement en eau durable et peu coûteuse.

    Vishwanath a en tête d'autres options pour recharger les nappes phréatiques. Bangalore rejette environ 80 % de ses eaux dans les zones rurales sous la forme d'eau usée qui alimentent les cours d'eau saisonniers et les fleuves. Cette eau est en grande partie non traitée, putride, noire et chargée en métaux lourds dangereux et autres rebuts.

    « Des stations d'épuration sont en cours d'installation, elles pourront traiter 1 440 millions de litres par jour, » nous informe Vishwanath. Une fois ces stations en fonctionnement, il sera possible d'adapter les eaux de sortie à leur usage, en les nettoyant par exemple des métaux lourds qu'elles puissent être utilisées dans l'agriculture. Par ailleurs, l'idée de Vishwanath serait de pousser plus loin l'épuration d'une partie des eaux usées afin qu'elle soit potable et puisse être utilisée pour recharger les nappes souterraines.

    Il reste toutefois un énorme fossé entre ces idées pleines d'espoir et la réalité du pays : le manque flagrant d'institutions et de gouvernance nécessaires pour superviser de telles initiatives et administrer judicieusement l'approvisionnement en eau, conformément aux règles établies.

    Une habitante de Chenai remplit une jarre d'eau au robinet le 26 juin 2019. L'approvisionnement en eau de la ville est inférieur aux deux tiers de ce qu'elle consomme habituellement.
    PHOTOGRAPHIE DE Arun Sankar, AFP, Getty

    À Bangalore, le service gouvernemental chargé de superviser l'extraction des eaux souterraines n'a que six employés et donc aucun moyen matériel de contrôler et de faire respecter la loi dans cette ville tentaculaire. Un homme qui avait creusé illégalement un puits m'a avoué sereinement qu'il avait versé un pot-de-vin afin d'obtenir un permis pour puits profond… après l'avoir creusé.

    Si l'on prend du recul pour s'attarder sur la région du bassin versant du fleuve, on constate qu'il n'existe tout simplement aucune institution pour gérer les ressources en eau.

    « Nous sommes tous obsédés par les solutions technologiques à cette crise de l'eau, » déplore Vishwanath. « Ce dont nous avons réellement besoin ce sont des institutions et une gouvernance solides afin de comprendre ce qu'il se passe au niveau de l'utilisation des terres et de son évolution, de l'extraction de sable, de la couverture forestière et de l'extraction des eaux souterraines, car tous ces facteurs influent sur le débit des cours d'eau. »

    Sans un réel investissement de la part du gouvernement, les solutions connues à la crise de l'eau en Inde ne pourront pas être instaurées à suffisamment grande échelle pour changer la donne au niveau national. Chennai en est un bon exemple.

     

    L'ADDICTION DE CHENNAI AUX NAPPES FOSSILES

    Avec un PIB de 78 milliards de dollars, plus de 40 % de l'industrie automobile indienne établie sur son territoire, Chennai s'est retranchée dans une région inconfortable en ce qui concerne les ressources en eau. Érigée sur la côte est, deux tiers des pluies de la ville proviennent de la mousson du nord-est en novembre et décembre et seulement un tiers de la mousson du sud-ouest, celle qui cette année s'est montrée peu généreuse.

    La ville dépend de quatre petits réservoirs municipaux ; elle n'a pas accès aux réservoirs plus grands, partagés avec l'agriculture, auxquels elle pourrait emprunter de l'eau en période de sécheresse. De plus, ces quatre réservoirs n'alimentent que 35 % des besoins en eau de la ville. Sur les 11 millions d'habitants, 7 millions sont entièrement dépendants des nappes fossiles auxquelles ils accèdent soit par des puits privés, soit par des camions-citernes qui acheminent l'eau en provenance de puits lointains. Par surcroît, ces camions sont contrôlés par une puissante mafia de l'eau.

    « L'état [qui ne contrôle que 35 % de l'approvisionnement en eau] devient minoritaire et son influence est sabotée par les intérêts privés [des camions citernes] qui ont capitalisé sur la valeur ajoutée de l'eau. Ils gèrent cette activité comme une entreprise légitime. » Les mafias de l'eau ont des contacts parmi les politiciens, les bureaucrates et la police, il est donc extrêmement difficile de les atteindre et de les déloger. Avec la pénurie d'eau, des voix s'élèvent et en guise de mesure d'urgence le gouvernement a alloué dix millions de dollars qui serviront à acheminer 10 millions de litres d'eau chaque jour par train de 50 wagons du fleuve Cauvery à Chennai.

    Comme beaucoup de villes en Inde, Chennai s'est construite sur des terres marécageuses. Les revêtement bitumés empêchent la recharge des nappes phréatiques pendant les mois pluvieux et provoquent des inondations dans les zones de faible altitude.

    Un homme marche sur une canalisation posée sur le lit asséché du lac Porur à Chennai, le vendredi 5 juillet 2019. Le manque de pluie l'année dernière et le retard de la mousson cette année ont plongé la moitié du pays dans des conditions proches de la sécheresse.
    PHOTOGRAPHIE DE Dhiraj Singh, Bloomberg, Getty

    « Le niveau d'attention toujours plus réduit des législateurs, des décideurs, des médias et même des citoyens est effrayant, » alerte Nagendra. « À l'été, on se concentre sur les problèmes de sécheresse puis on les oublie dès que la mousson arrive. Là, on dirige toute notre attention sur les défis liés à l'excédent d'eau et aux inondations avant de les oublier à leur tour dès que l'été revient. Ironiquement, les causes sont en grande partie les mêmes pour les sécheresses et les inondations : perte des terres marécageuses, déforestation, construction sur les lacs, les fleuves et les canaux d'interconnexion. Cependant, personne ne semble faire le rapprochement. »

    Le problème concerne tout le pays ; Chennai et Bangalore sont juste au premier plan. « La réelle crise arrivera dans les petites villes et villages qui connaissent aujourd'hui un rythme intense d'urbanisation, » anticipe Nagendra. « D'ailleurs, ce sont peut-être ces petites villes qui renferment le plus grand espoir de contrecarrer la tendance puisque dans la plupart de ces régions, les écosystèmes n'ont pas encore subi les dégradations ou l'effondrement que l'on constate dans les mégapoles. »

    Srinivasan reste optimiste, même pour les mégapoles.

    « Dans une ville en pleine expansion urbaine, il est tout à fait possible de résoudre les problèmes liés à l'eau, » affirme-t-elle. « Il suffit de construire les infrastructures nécessaires à la récolte des eaux de pluie qui permettront de recharger les aquifères tout en s'assurant que le revêtement est suffisamment lâche pour laisser l'eau s'écouler. »

    Si l'Inde se montre capable de construire les institutions chargées de créer ces structures, alors il y a de l'espoir.

     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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