Menacée par la sécheresse, la Camargue risque de finir sous l’eau

Paradoxe causé par les bouleversements climatiques, la Camargue, région marécageuse du sud de la France, connaît des épisodes de sécheresse inédits alors qu’elle pourrait finir submergée par les eaux d’ici 2100.

De Baptiste Manzinali
Photographies de Bruno Bonizec & Jean-Marc Favre
Publication 21 janv. 2020, 09:55 CET
Le Phare de la Gacholle et la digue reliant les Saintes-Maries-de-la-Mer au Salin de Giraud, en ...
Le Phare de la Gacholle et la digue reliant les Saintes-Maries-de-la-Mer au Salin de Giraud, en Camargue, dans le sud de la France.
PHOTOGRAPHIE DE Bruno Bonizec

On entend le vent siffler contre les camelles de sel, dressées là comme de petites dunes immaculées culminants à plus de vingt mètres du sol. Ce matin d'octobre à Aigues-Mortes, porte d’entrée de la Petite Camargue, même les tapis mécaniques où circule la Fleur de sel, cet or blanc que l’on ramasse ici depuis l’Antiquité, ne gâchent pas ce silence pénétrant que l'on croit gagner tout l'horizon. Ici, Mistral et Tramontane n'ont rien à emporter : c'est le plat pays de la Méditerranée. Un paysage lunaire que les turpitudes du monde n'ont pas encore atteintes. Ou presque. « En quarante ans, la mer a gagné une centaine de mètres sur la plage. Maintenant, à certains endroits il n'y a plus rien », explique Luc Vernhes, maître saunier depuis 1978 aux Salins du Midi.

Dès sa création en 1856, la compagnie des Salins du Midi a eu pour obligation de lutter contre l’érosion et l’avancée de la mer. « C’est la contrepartie obligatoire liée à notre concession qui nous permet de pomper de l’eau de mer », explique Christian Delacoste, directeur des sites de production. Une fois par an, il est chargé d’inspecter à pied les 14 kilomètres de plages entre Aigues-Mortes et le Salin de Giraud où des digues frontales et des blocs de roches d’une tonne ont été installés pour casser les vagues. Et chaque année, des sommes faramineuses - la Compagnie ne souhaite pas communiquer le montant des investissements, nda - sont investies pour entretenir ces installations qui subissent les assauts de la mer.

Depuis l'Antiquité, l'érosion du front de mer a obligé les sauniers à déplacer les bassins de plusieurs centaines de mètres. La température de la saumure, l'eau saturée en sel, atteint 40 degrès en été.
PHOTOGRAPHIE DE Jean-Marc Favre
Le sel, acheminé par des tapis mécaniques, est entassé sur des camelles qui peuvent attendre plusieurs dizaines de mètres de hauteur avant d'être conditionné en sachets et vendu dans le monde entier.
PHOTOGRAPHIE DE Bruno Bonizec

Mais les derniers relevés scientifiques sont formels : selon un rapport du GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’évolution du Climat) rendu public le 25 septembre 2019, les effets collatéraux du réchauffement climatique ont doublé en une trentaine d’années. La réduction de la banquise, du jamais vu depuis 1 000 ans, augmente le niveau de la mer de 3,6 mm par an, deux fois plus qu’au début de la révolution industrielle du 19e siècle, et pourrait atteindre plus d’un mètre en Camargue d’ici 2100. Si son endiguement débuté au 12e siècle était jusqu’ici une solution viable, l’impact du changement climatique est tel que lutter contre l’incursion marine semble aujourd’hui être une cause perdue.

 

FLUCTUATIONS NATURELLES

La Camargue est depuis longtemps sous le feu des projecteurs de la communauté scientifique. C’est ici qu’en 1962 s’est créée la Convention Ramsar lors de la Conférence internationale du programme MAR, aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Ce traité a posé les bases d’une définition internationale des zones humides, écosystèmes où l’eau est le principal facteur structurant. Située à l’embouchure méditerranéenne du Delta du Rhône, cette région paralique de 150 000 hectares survit dans un subtil échange entre l’eau douce fluviale, l’eau de mer et celle des précipitations.

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      Paradoxalement, la sécheresse révèle des palettes de textures et de couleurs invraisemblables.
      PHOTOGRAPHIE DE Bruno Bonizec

      Cette connexion hydraulique à trois facteurs liée au delta s’est faite pendant des milliers d’années, avec des fluctuations naturelles drastiques, comme l’explique Anaïs Cheiron, directrice de la Réserve naturelle de Camargue : « Le delta n’a cessé de bouger dans l’histoire jusqu’au 19e siècle où on a contraint la lagune en construisant des digues. Tout notre enjeu est de créer une gestion naturelle d’un système totalement anthropisé. Mais on atteint les limites de ce système figé. Le climat nous rattrape et il est peut-être temps de s’emparer de ces sujets ».

      Les biologistes de la Réserve naturelle de Camargue, créée en 1927 par la SNPN (Société nationale de protection de la nature), veillent à un suivi méticuleux de la faune et de la flore sur les 13 000 hectares de l’étang de Vaccarès et des étangs inférieurs. Et un constat s’impose. Si la mer gagne du terrain, elle n’empêche pas une amplification de la sécheresse constatée depuis plusieurs années. « L’élévation du niveau de la mer et l’augmentation des phénomènes extrêmes de sécheresses ont la même cause : les changements climatiques globaux. »

      Un reflet attire mon attention, je m’approche. Devant cette bouteille, je ne peux m’empêcher de penser aux vieux clichés publicitaires de la bière dans le désert. Une pollution mise au jour par la sécheresse.
      PHOTOGRAPHIE DE Bruno Bonizec

      Selon le bulletin du troisième trimestre 2019, la station météorologique de la réserve note des précipitations inférieures à la moyenne depuis 50 ans. Pire, en mars et en août, il n’y a pas eu une seule goutte de pluie. Ce déficit hydrique inquiète lourdement les biologistes qui notent déjà des répercussions sur la faune et la flore.

       

      DISPARITION DES ZOSTÈRES

      Certaines espèces d’oiseaux migrateurs qui se rassemblaient autrefois ici par milliers ont presque disparu, comme les canards milouins. D’autres comme les grues cendrées, d’habitude plus présentes en Europe du Nord, font leur apparition en Camargue. En seulement deux étés consécutifs de sécheresse, les zostères, un herbier aquatique qui sert de lieu favorable à la reproduction de nombreuses espèces de poissons, a également quasiment disparu sur l'étang de Vaccarès. Ce dernier a d’ailleurs reculé des berges de manière significative, « en dessous de nos références habituelles » note Anaïs Cheiron qui émet un facteur déterminant : l’eutrophisation favorisée par la mauvaise qualité des eaux chargées en pesticide et autres produits présents dans le Rhône dont les métaux lourds.

      Les marais asséchés laissent apparaître des décors surréalistes. À perte de vue, des algues en forme de « spaghettis » sèchent au soleil. Les spaghettis d'algues sont un symbole de l'eutrophisation.
      PHOTOGRAPHIE DE Bruno Bonizec

      Cette eutrophisation engendre également une oxygénation de l’eau qui affaiblit les zostères, désormais mis en compétition avec d’autres espèces exotiques telles que la moule asiatique Arcuatula senhousia ou le ctéphophore Mnemiopsis Leydi. L’augmentation des taux de salinité dans l’étang est donc loin d’être le seul phénomène responsable de la disparition des zostères, mais il inquiète : « Plus que le taux de salinité, c’est le stock de sel présent dans les étangs qui nous pose problème. Pour diminuer ce stock de sel, il faut des échanges hydrauliques d’eau douce et évacuer l’eau de l’étang vers la mer. »

      Sauf qu’en plus de la baisse des précipitations, l’élévation du niveau de la mer empêche l’eau des étangs de s’y évacuer. « C’est une tendance très importante sur le long terme. Cette année, nous n’avions qu’une quinzaine de jours où la mer était en dessous du niveau des étangs pour évacuer les eaux. Si l’eau des étangs n’est plus suffisamment évacuée et renouvelée, certains poissons comme l’anguille, déjà menacée au niveau mondial, ne pourront plus vivre dans ces conditions. »

      Chaque année, les salins d'Aigues-Mortes récoltent environ 300 000 tonnes de sel et 600 tonnes de Fleur de sel, l'une des productions les plus importantes au monde.
      PHOTOGRAPHIE DE Jean-Marc Favre

      La Camargue peut encaisser de très fortes variations comme elle le fait depuis plusieurs millénaires, mais la répétition de ces conditions climatiques extrêmes pourrait lui être fatale. « L’assèchement des étangs permet aux bordures de se cristalliser et au milieu de renouveler son cycle d’oxygène, et c’est plutôt favorable à l’équilibre de la lagune. Ce qui ne l’est pas, c’est quand cela s’inscrit dans la durée. »

       

      DES DIGUES SUBMERGÉES ET INEFFICACES

      Tout comme ces périodes de sécheresse, l’élévation du niveau de la mer va perdurer, voir s’accroître, selon les études menées conjointement entre la Réserve naturelle de Camargue et la Tour du Valat. Cet institut de recherche crée par l'ornithologue et philanthrope Suisse Luc Hoffman en 1954 est aujourd’hui une fondation spécialisée dans la conservation des zones humides méditerranéennes. Reconnue d’utilité publique, elle est installée en Camargue à proximité de la Réserve nationale de Camargue, et près de 80 personnes y travaillent, dont Anis Guelmami, spécialisé dans l’analyse des images satellites pour le suivi des zones humides méditerranéennes.

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        Les salins d'Aigues-Mortes, en Camargue.
        PHOTOGRAPHIE DE Bruno Bonizec

        Et ces images vont dans le sens des estimations données par le GIEC (jusqu’à +1 mètre d’ici 2100) : « Elles nous donnent une échelle géographique plus globale que sur le terrain ou via des drones et nous permettent de voir l’évolution du trait de côtes depuis une trentaine d’années (voir figure 1 ci-dessous), explique le chercheur. La projection du GIEC d’une élévation de 0,5 à 1 mètre du niveau moyen de la mer d’ici 2100 en Camargue n’est pas si alarmiste. C’est une réalité qu’on observe de plus en plus et depuis quelque temps déjà. Même si, il faut le reconnaître, le recul du trait de côte dans ce territoire n’est pas uniquement dû à cette élévation et qu’elle y contribue même de manière très marginale. » Il n’empêche que la mer a gagné près de 200 mètres sur la Camargue par endroit, dont 70 % du territoire se situe déjà à moins d’une mètre d’altitude. Aux Saintes-Maries-de-la-Mer, des digues construites en bords de plages dans les années 80 sont aujourd’hui submergées à 100 voire 150 mètres au large.

        Recul du trait de côte entre 1984 et 2019 sur une partie du littoral camarguais (ici à l’ouest du Petit Rhône, dans la commune des Saintes-Maries-de-la-Mer), observé à l’aide des images satellites Landsat TM et Sentinel-2 (Image de fond : Sentinel-2 du 13 mai 2019 à 10m de résolution spatiale, R/V/B : PIR/R/V)
        PHOTOGRAPHIE DE ArianeGroup Esa

        QUESTIONS PHILOSOPHIQUES

        Face à l’inefficacité de ces infrastructures, l’idée du renoncement et d’un recul stratégique des populations est avancée : « Combattre l’érosion et renforcer ces digues ont des coûts exorbitants sans être des solutions viables sur le long terme. C’est très difficile à accepter pour les populations concernées », reconnaît Anis Guelmami. Le problème des déplacements de population est presque anecdotique en Camargue, région habitée par environ 115 000 personnes.

        Aigues-Mortes, située dans la pointe sud du département du Gard, en région Occitanie, compte environ 8300 habitants.
        PHOTOGRAPHIE DE Bruno Bonizec

        Mais qu’en est-il pour les 136 mégalopoles mondiales exposées aux mêmes problématiques dont New York, Tokyo ou Lagos à très faibles altitudes ? « Les deltas sont des territoires naturellement dynamiques et changeants. À des échelles différentes, on retrouve les mêmes enjeux entre la Camargue et le Delta du Nil par exemple, qui est 10 ou 15 fois plus étendu. Le fait de s'y installer à l’échelle d’un millénaire pose certaines questions presque philosophiques. Comment se comporter avec ce type de territoire ? ».

        Aux Pays-Bas, dont un quart du territoire se situe en dessous du niveau de la mer, de lourdes infrastructures ont été aménagées depuis plus de 1000 ans pour lutter contre l’accumulation de la tourbe, une matière organique qui naît dans les milieux humides. La tourbe a progressivement transformé les marais en lac par l’érosion - phénomène appelé Waterwolf par les néerlandais.

        Les terrains artificiels gagnés sur l’eau, les polders, semble aujourd’hui disparaître - on parle alors de depolderisation. Car malgré les efforts consentis, la mer reprend toujours ses droits, aux Pays-Bas comme en Camargue. « Les hollandais semblent revenir sur cette gestion car demain ils vont subir de gros à-coups de la mer et ça ne sera pas tenable sur le long terme. Donc ils testent des techniques innovantes notamment en abandonnant par endroit leurs grosses digues frontales pour laisser la nature servir de zone tampon, explique Anaïs Cheiron. En Camargue, on serait aussi sur cet axe. Le premier réflexe sur un delta comme celui-là, c’est d’augmenter la taille de la digue à la mer, faire une digue frontale et le problème est réglé. Sauf que c’est un investissement énorme à la première construction et qu’il faut renouveler ad vitam aeternam ».

        L’impact des changements climatiques globaux sur la Camargue ne peut se calculer d’après des données récoltées sur quelques décennies, le delta ayant connu des fluctuations naturelles bien plus importantes en 12 000 ans d’existence. Cela dit, tous les experts s’accordent sur un point : la répétition des phénomènes extrêmes de sécheresse et d’inondations, autrefois perceptibles tous les 10 ans, s’accélère. Pour être sûr du caractère irréversible des changements induits, l’idéal serait un recul sur 50 ans. « Sauf qu’on n’a peut-être pas 50 ans… conclut Anaïs Cheiron. La Camargue touche du doigt les impacts directs et indirects des changements climatiques. De ce petit bout de terre coincé entre les eaux, on regarde attentivement les décisions qui doivent être prises par les États au niveau mondial pour diminuer les impacts des activités humaines ».

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