Vers l'extinction des manchots empereurs

Si le réchauffement climatique continue de faire fondre les plateformes de glace flottantes, vitales pour leur survie, les manchots empereurs marcheront tout droit... vers l'extinction.

De Helen Scales, National Geographic
Photographies de Stefan Christmann
Publication 15 oct. 2020, 15:36 CEST
À l’automne, les manchots gagnent leur zone de reproduction, dans la baie d’Atka. Mais le réchauffement ...

À l’automne, les manchots gagnent leur zone de reproduction, dans la baie d’Atka. Mais le réchauffement climatique fait fondre la banquise nécessaire pour se reproduire et pour élever les petits.

PHOTOGRAPHIE DE Stefan Christmann

D’abord, un point noir apparaît au loin. Puis d'autres le rejoignent, formant des lignes sinueuses sur le paysage fraîchement saupoudré de blanc.

« Tout à coup, les premiers appels se font entendre », se souvient le photographe Stefan Christmann. C’est alors qu’il s’est vraiment senti touché. «Génial! Les oiseaux reviennent. »

Nous sommes fin mars, dans la baie d’Atka, sur la terre de la Reine-Maud, à 4325 km au sud-ouest de la pointe sud de l’Afrique. Depuis plus de deux mois, Christmann y attend que les manchots empereurs reviennent de leurs chasses en pleine mer. Ce sont les plus gros des manchots : environ 1,20 m de haut et pesant jusqu’à 41 kg.

Christmann a prévu de rester pendant tout l’hiver auprès de la colonie d’empereurs de la baie d’Atka, forte de 10 000 têtes. C’est son deuxième hivernage sur place – son premier était il y a cinq ans. Il est revenu pour achever son travail sur le cycle de reproduction de l’empereur – peut-être une première pour un photographe naturaliste.
Avec des températures de -45 °C et des blizzards hurlants qui empêchent de voir à 1 m, l’hiver antarctique n’est pas pour les cœurs fragiles, surtout en juillet et en août, la période la plus froide.

« Franchement, on finit par s’y habituer », assure Christmann, pragmatique.

Le manchot empereur, lui, risque de ne pas s’habituer à la diminution, voire à la disparition de la banquise. La glace de mer lui fournit une plateforme stable pour élever ses petits et une base d’où s’élancer pour chasser dans les eaux alentour. Les empereurs adultes forment cinquante-quatre colonies autour de l’Antarctique, soit environ 256 500 couples reproducteurs.

Remarquables nageurs, ils doivent toutefois nourrir leurs oisillons hors de l’eau, sur la banquise, avant le printemps et la fonte de la glace.

Avant de partir chasser en mer, une femelle aide au transfert de l’œuf sur les pattes de son partenaire. Il faut aller vite pour que l’œuf ne gèle pas. Malgré les deux mois d’absence de la mère, les liens restent forts et le couple se retrouvera en août.

PHOTOGRAPHIE DE Stefan Christmann

La banquise antarctique est très variable. Mais elle a brusquement diminué il y a cinq ans, avec une contraction record en 2017, selon une étude publiée l’an dernier. Depuis, il est possible qu’elle se reconstitue mais reste en deçà de la moyenne sur le long terme. Et, selon les modèles climatiques, elle ne cessera de se détériorer d’ici à la fin du siècle si rien n’est fait urgemment contre le changement climatique.

«Dans un scénario où rien ne change, les manchots empereurs marchent vers l’extinction», déclare Stéphanie Jenouvrier, biologiste spécialiste des oiseaux marins. à l’Institut océanographique de Woods Hole (Massachusetts). Les recherches de son équipe montrent que, si les émissions de carbone ne sont pas maîtrisées 80 % des colonies de manchots empereurs pourraient disparaître d’ici à la fin du siècle, laissant peu d’espoirs pour la survie de l’espèce.

La température mondiale moyenne est partie pour croître de 3 à 5 °C d’ici à 2100. Mais, si l’on limite la hausse à 1,5 °C, près de 20 % environ des colonies seront perdues, estime Jenouvrier ; en
revanche, grâce à des conditions de glace plus favorables, les colonies en mers de Weddell et de Ross seraient des refuges potentiels pour les empereurs et pourraient se développer un peu.Une fois la plateforme de banquise formée et les manchots installés dans la baie d’Atka, Christmann entreprend d’immortaliser le spectacle des oiseaux à une nouvelle étape de leur cycle de vie. Une élégante parade nuptiale voit les manchots choisir leur partenaire de l’année, avant une copulation brève et maladroite.

Ensuite, les partenaires se serrent l’un contre l’autre, copiant mutuellement leurs mouvements. Leurs liens étroits contribueront à assurer la survie de l’oisillon – le seul qu’ils ont par saison.

À la fin mai, les premiers œufs apparaissent, un par femelle. Mais la ponte a un coût physique. Affamées, les femelles transfèrent avec précaution l’œuf à leur partenaire avant le départ. Les couples testent la solidité de leurs liens quand les femelles regagnent la mer pour se nourrir.L’hiver tombe sur les mâles abandonnés. Dans des vents de 160 km/h et des températures en chute libre, les mâles forment des groupes compacts (ou «tortues»), pour partager leur température corporelle. Cette coopération les maintient en vie, ainsi que leurs œufs, tout en épargnant leurs réserves corporelles. Sans rien à manger, ils perdront presque la moitié de leur poids avant même le retour des femelles. Aux jours les plus froids, pour dépenser un minimum d’énergie, ils se taisent. Christmann n’entend alors que le seul et étrange bruit des pattes grattant la glace.

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    À la fin du mois de juillet, un petit manchot surgit d’entre les craquelures d’une coquille d’œuf. Le processus peut prendre plusieurs heures. Le père supervise la naissance en regardant fréquemment sous les plumes de sa poche ventrale.

    PHOTOGRAPHIE DE Stefan Christmann

    Christmann et onze autres personnes sont les seuls humains dans cette partie de l’Antarctique pendant les six mois d’hiver. Ils vivent dans une petite station de recherche perchée sur la barrière de glace dominant la baie d’Atka. Excepté quand les pires tempêtes les y confinent, ils accèdent à la banquise et aux manchots en dévalant la pente enneigée en motoneige.

    À la fin juillet, la nuit polaire s’achève. Bientôt, de nouvelles voix se font entendre au lever du soleil dans la colonie. Si la mère ne revient pas à temps pour nourrir le petit, le père fournit son premier repas à l’oisillon : un lait gluant sécrété par l’œsophage. Mais tous les mâles n’y arrivent pas après les épreuves de l’hiver. Christmann voit un père ramasser son petit mort de froid.

    La femelle revient au moment où son partenaire, affamé, a le plus besoin d’elle. La mère, qui voit son petit pour la première fois, se charge des obligations alimentaires. Pendant des mois, les parents font équipe. Ils partent à tour de rôle chercher la nourriture. En septembre, ils chassent ensemble pour satisfaire les bouches avides, laissant les jeunes s’ébattre dans les crèches. Les jeunes y apprennent à faire la «tortue», pas toujours adroitement. Quelques-uns s’agrègent, puis d’autres se précipitent, se vautrant sur le tas.

    Il arrive que des parents solitaires restent pour surveiller les crèches. Christmann voit un adulte avec deux petits. Un seul lui appartient, mais il nourrit les deux. Un accident? Peut-être pas. Les
    empereurs adultes soulèvent souvent leur poche ventrale (un rabat de peau) pour montrer leur nouveau-né à leurs congénères. Cela n’est pas prouvé, mais Christmann estime que les parents nouent ainsi des liens étroits avec leur entourage pour partager et mutualiser la garde des petits.

    Vers la fin de l’année, le jeune est presque aussi grand que ses parents. Mais des plumes étanches d’adulte doivent encore remplacer son duvet gris avant la fonte de la banquise. Sinon, il se noiera.

    Des oisillons se chamaillent, tout en restant au chaud sur les pattes de leurs parents. Après son retour sur le site de reproduction, la mère partage les soins aux juvéniles avec son partenaire. Les parents partent se nourrir de poissons à tour de rôle.

    PHOTOGRAPHIE DE Stefan Christmann

    C’est arrivé en 2016, dans la colonie de Halley. Une tempête a brisé la banquise quand les petits étaient encore en période de crèche. Depuis, la glace est instable et les adultes ne se reproduisent
    presque plus. La colonie, qui était la deuxième en taille de l’Antarctique, est désormais quasi vide.

    Or les épisodes météorologiques extrêmes devraient s’intensifier à l’avenir. Des comptages de manchots par images satellitaires sont menés pour évaluer l’impact sur les oiseaux des récents
    changements dus à la réduction de la banquise antarctique. Les résultats pourraient bien livrer un signe alarmant pour l’avenir de l’espèce.

    Dans la baie d'Atka, la banquise commence à fondre fin décembre, plus tôt que prévu. Adultes et juvéniles en mue utilisent une congère comme rampe pour se hisser sur la partie la plus élevée de la barrière de glace (là où elle prolonge la glace continentale, bien plus épaisse) et s’y abriter. Un mois plus tard, devenus adultes, les petits glissent de la barrière dans la mer, 5 à 10 m plus bas. Mais, ailleurs en Antarctique, des colonies de manchots empereurs n’auront pas ce recours pour survivre à la désintégration précoce de leur havre. Souvent, les barrières de glace sont trop raides pour être escaladées, fissurées de crevasses mortelles et dépourvues d’abri contre les vents.

    Pour Stefan Christmann, passer une année entière sur le continent gelé, loin des siens, n’a pas été facile. Mais les manchots empereurs l’ont aidé à s’accrocher : « Cet oiseau ne peut pas voler,
    il a une démarche bizarre, il paraît toujours grognon, et c’est lui qui vous montre comment s’en tirer. Il parvient à vivre dans les conditions les plus dures, et nous, nous précipitons sa chute. Je serais très, très triste si cela arrivait. »

    Un blizzard printanier balaie la glace que les jeunes commencent à explorer. Dans deux mois, leurs plumes imperméables leur permettront de s’éloigner à la nage. Puis, dans cinq ans, ils reviendront élever leurs petits – si la baie d’Atka gèle encore en hiver.

    PHOTOGRAPHIE DE Stefan Christmann

    Article paru dans le numéro 249 du magazine National Geographic.

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