Dans les Alpes, des montagnards viennent en aide aux exilés

« Ici, comme en mer, on porte secours à toute personne en danger. »

De Manon Meyer-Hilfiger
Publication 27 juil. 2020, 10:20 CEST
300 personnes munies de pancartes se sont réunies lors de la Grande Maraude Solidaire en mars ...

300 personnes munies de pancartes se sont réunies lors de la Grande Maraude Solidaire en mars 2020 pour dénoncer le non-respect du droit à la frontière franco-italienne.

PHOTOGRAPHIE DE Bernard Gaudillère, Tous Migrants

Des montagnards du Briançonnais s’organisent pour venir en aide aux migrants après leur passage de la frontière franco-italienne. Et entre le peu de moyens et la présence policière, leur mission s’apparente plus à l’ascension d’un sommet dans le brouillard, qu’à une balade dominicale.

La nuit est noire, le fond de l’air glacial. Mamadou Ba a de la neige jusqu’à la poitrine. En tentant de franchir le col de l’Echelle, à la frontière franco-italienne en mars 2016, ce Malien d’une vingtaine d’années est tombé dans un trou. Il bataillera jusqu’à l’aube pour s’en sortir, puis gagner Briançon. Mais ses deux pieds, gelés, ont passé trop de temps dans le froid. Il en sera amputé à l’hôpital.  Pour certains montagnards, c’est un choc. Et l’élément déclencheur d’un nouveau quotidien. « On s’est dit que ce genre de chose ne devait pas se reproduire », rembobine Alain Mouchet, accompagnateur de montagne à la retraite, habitant du Briançonnais. Création d’un refuge solidaire, maraudes nocturnes, réseaux d’aide et d’accueil… Tout est fait pour éviter le pire, quitte à complètement bouleverser les jours et les nuits des montagnards solidaires. Qu’importe. « Ici, comme en mer, on porte secours, inconditionnellement, à toute personne en danger. Il est hors de question, et indigne, que l’on laisse nos montagnes devenir des zones de souffrance et des cimetières » affirme Stéphanie Besson, également accompagnatrice en montagne. Une solidarité qui pour elle, comme pour d’autres, va de soi. Mais qui n’a rien d’un long fleuve tranquille.  

En octobre 2016, une petite équipe commence ainsi à sillonner les pentes de nuit, à la recherche de personnes migrantes piégées par la neige et le froid… Ce sont alors en majorité des professionnels de la montagne, ou des montagnards avertis. En cause : les conditions, difficilement praticables pour le commun des mortels. Déjà, il faut du matériel – des skis de fond, des raquettes- et la condition physique. « Lors de la première maraude, il faisait -24 degrés. Et on a vu arriver des gens en basket, sans chaussettes » se souvient Alain Mouchet. Beaucoup de migrants, alors venus d’Afrique de l’Ouest, ne prennent pas non plus la mesure du risque d’avalanche, constate-t-il. « Au début, on avait mis un panneau à la frontière, traduit en 6 ou 7 langues, avec des pictogrammes, disant « attention danger avalanche ». Mais en fait, c'est quoi une avalanche ? On leur disait que c'était dangereux, mais ils pensaient que c'était parce qu'on ne voulait pas qu'ils viennent.  Et puis, ils ont traversé la Lybie, la Méditerranée…. Nous sommes beaucoup plus inquiets qu’eux ».

Environ 300 personnes ont pris part à une "cordée solidaire" organisée par l’association Tous Migrants au col de l’Échelle, pour alerter sur les dangers qu’encourent les migrants qui tentent de franchir la frontière franco-italienne dans les Hautes-Alpes (2017).

PHOTOGRAPHIE DE Tous Migrants

Equipé de vêtements chauds, de nourriture, et d’un thermos rempli de thé, l’accompagnateur se met à mobiliser des compétences acquises tout au long d’une carrière à haute altitude. La capacité à mettre en confiance, notamment. « Il faut savoir aborder les gens en douceur, les écouter. Parfois simplement entendre leur silence. Anticiper leur faim et leur soif. Et les rassurer sur le fait que je ne suis pas un policier ». Ensuite, « dès qu'ils arrivaient à la maison, on regardait les gelures aux mains et aux pieds. Systématiquement, on mettait de l'eau à 38 degrés, et de la bétadine. S’il y avait des gelures, c'était direction l'hôpital, immédiatement », se rappelle Jean-Gabriel Ravary, guide de haute montagne. Certains professionnels voient dans ces maraudes quelque-chose de l’ordre de l’éthique de leur métier. « C’est insupportable, en tant qu’accompagnateur, de penser que des gens risquent leur vie dans la neige » souffle Etienne, habitant de Gap qui fait ponctuellement les deux heures de route pour venir prêter main forte. « On connaît assez les dangers de la montagne pour se dire, les pauvres, ils arrivent de loin », renchérit Jean-Gabriel Ravary.  

Les maraudes se font aussi en été, mais là, « pas besoin de savoir-faire montagnard » souligne Alain Mouchet. Toutefois, quelle que soit la saison, « personne ne doit dormir dehors en montagne », appuie-t-il. Pour s’assurer de cela, quand toutes les familles d’accueil de la région furent saturées, le « Refuge solidaire », un hébergement d’urgence associatif en centre ville de Briançon, a été créé, en juillet 2017. Ce local accueille, été comme hiver, et pour quelques jours, les exilés qui viennent de passer la frontière.

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    Le refuge solidaire, hébergement associatif dans le centre de la ville de Briançon, créé en juillet 2017.

    PHOTOGRAPHIE DE @evangelinemd

    Assise à un petit bureau, Pauline Rey, coordinatrice au Refuge, finit de rassembler l’argent de Varshasb*, un quadragénaire iranien, pour aller lui acheter son billet de train pour Paris. Il vide son portefeuille. Parti de Téhéran seul voilà deux ans, car persécuté pour sa conversion au christianisme, ce père de famille est arrivé au refuge dans la nuit. Il a parcouru une vingtaine de kilomètres à pied entre l’Italie et la France, avec des chaussures aux semelles décollées, rafistolées avec deux bouts de lacets. Un minuscule morceau de son exil, qui dure depuis deux ans, entre la Turquie, la Grèce, la Bosnie, où il a passé près d’un an dans un camp, puis la Croatie et l’Italie. A terme, il aimerait rejoindre l’Angleterre, pour s’y installer avec sa femme et ses deux filles. Il va passer par Paris, puis Calais. « Je lui ai dit que c’était difficile, c’est aussi mon rôle de le prévenir. Car ici, on est comme un refuge de montagne. Et moi, comme tout gardien, je donne le maximum d’information pour la suite de la route», détaille Pauline Rey. Depuis son ouverture en 2017, ce local doté de dortoirs, d’un vestiaire et d’un réfectoire a accueilli environ 10 000 personnes. Tout fonctionne grâce aux dons, alimentaires, monétaires, vestimentaires, et au travail d’environ 200 bénévoles, ponctuels ou réguliers. Les exilés se chargent de leur frais de transport. « On n’achète pas les tickets, ce ne serait pas légal. De toute façon, nous n’aurions pas les moyens», soupire l’unique salariée de la structure.

    Car en plus des moyens réduits, il y a toute la question de la légalité, et de la présence policière aux frontières. Une préoccupation pour de nombreux montagnards solidaires. D’abord, parce que « la présence même de la police à la frontière contraint les migrants à emprunter des chemins plus dangereux » explique Stéphanie Besson, accompagnatrice en montagne. En août 2017, deux migrants guinéens ont fait une chute d’une quarantaine de mètres. Ils avaient fui à la vue des gendarmes stationnés près du col de l’Echelle. « L’un des deux migrants est aujourd’hui handicapé à vie» explique-t-elle. En tout, quatre personnes sont décédées au cours de la traversée de la montagne briançonnaise depuis 2016.  

    Et ensuite, parce que cette présence est souvent un fardeau supplémentaire pour les montagnards solidaires eux-mêmes. Le 3 juillet 2020, une manifestation d’une soixantaine de personnes en soutien aux exilés mobilise plusieurs camions de gendarmerie. Ils bloquent la route du col de l’Echelle, lieu du rassemblement. Les identités des participants sont relevées, les passeports passent de main en main. Pour les montagnards solidaires, ce dispositif est lourd. Certains pensent être fichés et sur écoute, et voient dans cette présence une forme d’intimidation. C’est « classique en cas de manifestation », se défend la préfecture. « Ici, il y a du militantisme, il faut faire attention si des ultras de l’autre camp se mobilisent. Et il est illégal d'aider quelqu'un en situation irrégulière à entrer sur le territoire».

    Journée de mobilisation organisée par Amnesty International et Tous Migrants en soutien des maraudeurs venant au secours des exilés. Les participants se sont réunis à Montgenèvre pour un cortège de quelques centaines de personnes.

    PHOTOGRAPHIE DE Bernard Gaudillère, Tous Migrants

    Une donnée qu’ont intégrée de nombreux maraudeurs, qui font donc attention à rester côté français lorsqu’ils arpentent la montagne. « Le but, c’est de sauver des gens et respecter la loi. On doit être dans la légalité. Même si cette légalité ne nous convient pas » dit Alain Mouchet.  Mais parfois, cela ne suffit pas. Pierre Mumber, accompagnateur en montagne du Briançonnais, a failli en faire les frais. En janvier 2018, par des températures glaciales, il porte assistance à une jeune femme nigériane à côté de Montgenèvre, près de la frontière franco-italienne. Thermos, couverture de survie, vêtements chauds, nourriture. La police l’interpelle.

    En première instance, il est condamné à trois mois de prison avec sursis pour « aide irrégulière à l’entrée » et « aide à se soustraire à un contrôle de police ». Un jugement basé sur la version policière des faits, que contestait l’accompagnateur en montagne. Il fait appel. Les juges décident alors de visionner les images de journalistes présents ce jour là, et qui ont filmé la scène. Résultat : rien ne permettait de dire que Pierre Mumber a accompagné des migrants lors du passage de la frontière, ni qu’il s’est opposé à la police, au contraire.

    La cour d’appel a conclu que ces mentions des procès-verbaux étaient « particulièrement dénuées de véracité ». Il a été relaxé, suivant près de deux ans de procédure judiciaire. « Je suis désormais beaucoup plus méfiant. Je ne suis pas un "anti-policier", mais j’ai par exemple expliqué à mes enfants leurs droits, comment faire en cas d’arrestation. Et qu’un policier ne dit pas toujours la vérité. Je ne pensais pas leur dire ça un jour », s’étonne-t-il.

    « Le plus dur reste le sort réservé aux exilés. Le fait qu'ils soient maltraités sous nos yeux » rappelle Michel Rousseau, coordinateur de l’association Tous Migrants, en soupirant. « Je suis en paix avec moi-même. Quoi qu'il se passe pour moi, ce ne sera pas grand chose face à ce qu’eux vivent » renchérit Pauline Rey. « C'est de l'humanité. On fait ça parce que c'est dans la normalité des choses » conclut Alain Mouchet. Voilà pourquoi ils demeurent solidaires, même au risque de finir devant les tribunaux, et même si cela demande, depuis quatre ans, un engagement soutenu.

     

    *Le prénom a été modifié.

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