L’Amérique au chevet de sa vie sauvage

À cause du réchauffement climatique, la préservation de la terre, de l’eau, de la faune et de la flore exige une protection généralisée.

De Emma Marris, National Geographic
Photographies de Stephen Wilkes, National Geographic, ILLUSTRATIONS DE Denise Nestor, National Geographic
Publication 13 sept. 2022, 16:07 CEST
Bears Ears, sud-est de l’Utah. Ce paysage spectaculaire est symbolique du risque qui pèse sur certains des lieux ...

Bears Ears, sud-est de l’Utah. Ce paysage spectaculaire est symbolique du risque qui pèse sur certains des lieux uniques du pays. Un président l’a préservé, à la demande des Amérindiens qui le considèrent comme sacré ; un autre a essayé de l’ouvrir au forage et à l’exploitation minière. Ce monument national, aux nombreux sites archéologiques, comprend la Citadelle, un ancien habitat troglodytique devenu un lieu de visite et de randonnée. Pour réaliser cette image, Stephen Wilkes a pris 2 092 photos en 36 heures et en a sélectionné 44, capturant un lever de soleil, une pleine lune et un alignement rare de quatre planètes.

PHOTOGRAPHIE DE Stephen Wilkes, National Geographic

Protéger la nature n’est pas un vain effort. Aux États-Unis, en près de cent ans, des espèces comme le faucon pèlerin ou le bison ont ainsi été sauvées.

Or, l’an dernier, le gouvernement fédéral a proposé de retirer vingt-trois espèces de plantes et d’animaux de la liste des espèces menacées. Pas parce qu’elles s’étaient rétablies, mais parce qu’elles avaient disparu. Nous devons mieux faire.

Mon ami Karl Wenner, chirurgien à la retraite, est copropriétaire de Lakeside Farms, dans le bassin du Klamath, une région sèche du sud de l’Oregon qui a perdu presque toutes ses zones humides. En l’absence de marais, l’eau s’écoule dans le lac Klamath supérieur sans être filtrée. Elle charrie des terres volcaniques riches en phosphore, ce qui provoque la prolifération d’algues nuisant à deux espèces de meuniers qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Et, chaque été, depuis des dizaines d’années, presque tous leurs alevins meurent, et leur population vieillit.

En hiver, les champs de l’exploitation de Karl Wenner étaient tous inondés pour tuer les mauvaises herbes, mais aussi pour créer un habitat propice aux oiseaux aquatiques. Mais, au printemps, l’eau pompée était tellement chargée en phosphore qu’elle était considérée comme polluée. Aussi, cette année, grâce à une dotation du gouvernement américain d’environ 350 000 dollars, les copropriétaires de Lakeside Farms ont créé des zones humides permanentes sur 28 de leurs 162 ha. Les plantes y captureront les sédiments chargés de phosphore avant que l’eau d’irrigation de la ferme ne soit renvoyée dans le lac. Mieux, cela va permettre d’offrir un habitat permanent pour les plantes, les oiseaux et – bientôt– les jeunes meuniers. Mais Karl m’avoue qu’il ne lui sera pas non plus possible de sacrifier ses profits au bénéfice de la vie sauvage : « Il faut que ce soit rentable. »

Sa nouvelle zone humide forme un rectangle parfait, bordé de roseaux et de saules, avec une digue partiellement submergée – une ligne parsemée d’îles où les oies peuvent nicher. Pendant que nous la longeons, Karl me parle de la faune qu’il a vue dans le nouveau marais, dont beaucoup de canards. Il repère un éclair de couleur dans les roseaux : « Oh ! les premiers carouges à tête jaune de l’année ! »

Il n’y a pas qu’une façon de préserver la nature. Restaurer les écosystèmes, lutter contre le changement climatique, réglementer la chasse et la pêche, éliminer la pollution, aider les arbres à vaincre les maladies, déplacer les plantes et les animaux vers des habitats plus froids, se débarrasser des espèces invasives –tout cela peut jouer un rôle. Mais l’idée de base est simple : les plantes et les animaux ont besoin d’un endroit propice à leur existence. En mer, la surexploitation est la principale menace ; sur terre et en eau douce, c’est la perte d’habitat. Pour être efficaces, toutes les autres stratégies dépendent de l’existence d’un environnement approprié.

Sept jours après son investiture en tant que président des États-Unis, Joe Biden a signé un décret fixant un objectif : « Conserver au moins 30 % de nos terres et de nos eaux d’ici à 2030 ». Mise en œuvre par Campaign for Nature (« Une campagne pour la nature »), un partenariat entre la Wyss Campaign for Nature et la National Geographic Society, la proposition « 30 x 30 » découle d’un mouvement visant à fixer un objectif similaire à l’échelle de la planète.

Un carouge à tête jaune est perché au-dessus de quatre canards– dans le sens horaire, à partir du haut : un canard souchet, un fuligule à dos blanc, un garrot albéole et un canard pilet.

ILLUSTRATION DE Denise Nestor, National Geographic

En elle-même, la protection de la nature est populaire aux États-Unis. Pour autant, se mettre d’accord sur les détails de ce qui sera comptabilisé dans les 30 % donnera certainement lieu à controverses. Que les terres agricoles, les eaux et les parcs municipaux soient pris en compte choquera sans aucun doute certains défenseurs de l’environnement. Mais tout projet visant à désigner près d’un tiers du pays comme strictement protégé est aussi susceptible d’alarmer ceux qui considèrent qu’une utilisation réfléchie est compatible avec la conservation – comme les agriculteurs, éleveurs, pêcheurs, chasseurs et membres de nations tribales souhaitant perpétuer ou reprendre des pratiques traditionnelles.

Alors qu’elle déploie son projet «30 x 30 », l’administration Biden envoie des signaux indiquant son intention de définir la notion de « conservation » de façon très large, incluant des territoires hors des parcs et des refuges. La conservation peut « nous rassembler en tant que nation », avance la secrétaire d’État à l’Intérieur, Deb Haaland. « Nous avons travaillé dur pour nous assurer d’associer les communautés tribales, les propriétaires privés, ceux qui vivent de la terre et ceux qui l’utilisent comme moyen de loisirs. »

Les grands territoires publics protégés ont été au cœur de la stratégie de conservation américaine au XXe siècle, et ils ont gardé leur importance. La superficie totale des parcs et des sanctuaires pourrait même augmenter : plusieurs nouveaux sanctuaires marins ont été proposés. Sur la terre ferme, les défenseurs des zones protégées ont demandé la création de nouveaux monuments nationaux au Texas, dans l’Oregon et dans le sud du Nevada. Mais cela ne suffit pas. Pour sauvegarder toutes nos espèces, tous nos écosystèmes – et pour s’assurer qu’ils disposent des ressources et de l’espace nécessaires pour s’adapter à un climat de plus en plus chaud – la volonté de conservation doit s’appliquer partout. Sur les terrains forestiers privés. Dans les fermes. Et dans les villes.

Je suis retournée dans l’Est pour voir ce qui est fait en faveur d’espèces comme l’anguille américaine, le wapiti et les huîtres sur un territoire où il y a moins de grands parcs nationaux et de réserves. J’ai rencontré des gens qui œuvrent à la protection des espèces là où d’autres vivent et travaillent, afin que les humains et les espèces menacées puissent se développer ensemble.

The Nature Conservancy, le principal organisme de conservation à but non lucratif du monde, a récemment acquis 102 000 ha de forêt appalachienne, riche en habitats d’eau douce, pour 130 millions de dollars. L’équipe qui gère le projet de conservation exploite certains espaces de la forêt, mais laisse intactes de très grandes zones tampons autour des cours d’eau. Elle affirme que de petites coupes stratégiques créent des types d’habitats diversifiés et imitent les perturbations naturelles. À l’inverse, les critiques contestent que la coupe rase puisse jamais être considérée comme de la conservation.

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    City Park, la Nouvelle-Orléans, Louisiane. Les 40 ha du Wisner Tract, ancien terrain de golf détruit par l’ouragan Katrina, reviennent peu à peu à l’état naturel avec des habitats diversifiés. C’est un refuge pour les aigrettes et les oies, des citadins de « tous horizons » et « à peu près toutes les races de chiens », détaille Stephen Wilkes. Restaurer les espaces urbains et proposer un accès équitable à la nature sont des objectifs de la prochaine phase de conservation. Perché à environ 20 m du sol sur deux ponts élévateurs à ciseaux, le photographe révèle l’horizon et le stade Superdome, à moins de 6 km. Pour cette image, il a choisi 43 photos parmi 2 012.

    PHOTOGRAPHIE DE Stephen Wilkes, National Geographic

    Le programme intervient aussi dans d’autres domaines comme la vente de crédits carbone pour les arbres qu’ils n’abattent pas à des entreprises ou institutions qui cherchent à compenser leurs émissions. En outre, les gestionnaires du projet louent les droits de chasse et de loisirs sur une grande partie des terrains acquis. Enfin, sur sept anciens sites d’extraction de charbon, il est prévu de créer des fermes solaires.

    La mine au sommet de la montagne a vécu. Le charbon accessible a disparu. Tout comme le sommet de la montagne. Il ne reste plus qu’une plaine sans relief, une mesa qui détonne parmi les crêtes caractéristiques du paysage.

    Ce que cet endroit offre, c’est une vue remarquable sur les cimes des forêts nimbées de brume. Le domaine est un ensemble complexe de parcelles dispersées, ponctuées çà et là de propriétés privées – une sorte de dentelle appalachienne. Mais on y trouve une variété de latitudes, d’altitudes et de microclimats qui offrent des perspectives pour l’avenir et suffisamment de continuité pour que les animaux puissent se déplacer librement. L’un d’entre eux a longtemps disparu de ces forêts: le wapiti. À la fin du XIXe siècle, l’animal avait été exterminé dans l’est des États-Unis. Au début des années 2010, grâce au travail bénévole de sociétés de chasse, la Virginie a importé soixante-quinze wapitis du Kentucky – une population elle-même obtenue à partir d’animaux des montagnes Rocheuses. Les majestueux ongulés ont été relâchés sur une montagne arasée, un ancien site minier, faisant désormais partie du domaine de la forêt de Cumberland.

    Leon Boyd, président de la Rocky Mountain Elk Foundation des bassins houillers du sud-ouest de la Virginie, est partie prenante dans le projet de réintroduction de l’espèce. Il m’emmène, avec deux scientifiques de l’État, découvrir les animaux dans leur nouvel habitat. Nous roulons parmi des arbres, dépassons des pompes à méthane, puis débouchons sur une autre mesa des Appalaches. À l’horizon, un énorme mâle, aux bois prêts à tomber, se détache.

    En nous plaçant à gauche d’une harde de wapitis, nous traversons une prairie, marchant parmi un mélange de plantes établi par des biologistes de l’État pour nourrir les wapitis, les pollinisateurs et les oiseaux. Il comprend des graminées et des fleurs sauvages : des rudbeckies et autres asteracées. Jackie Rosenberger, la responsable du projet wapiti en Virginie, indique une légère dépression sur un terrain rocheux – un nid de pluvier kildir, avec quatre œufs d’un vert très pâle, mouchetés de noir.

    Les wapitis ne sont pas loin et je peux sentir leur forte odeur musquée. Ils nous regardent sereinement, leurs corps massifs, au pelage brun-roux, perchés sur leurs longues pattes. Cette population n’a pas encore été chassée. Pourtant, Jackie Rosenberger explique que l’objectif est d’avoir une « population chassable ». Cette année aura d’ailleurs lieu la toute première chasse – six mâles pourront être tués – et près de 32 000 personnes ont posé leur candidature. Des miradors, les touristes peuvent voir les wapitis se battre et s’ébrouer lors du rut, à l’automne, ou, au printemps, s’occuper de leurs petits.

    Mais The Nature Conservancy ne veut pas gérer ces terres indéfiniment. Le plan consiste à mettre en place des dispositions permanentes qui permettraient l’accès du public et limiteraient le développement dans les zones les plus précieuses d’un point de vue écologique. Puis le terrain sera vendu et les bénéfices distribués aux investisseurs. Faire appel aux « investisseurs à impact » pour protéger les écosystèmes n’est qu’un moyen parmi d’autres de réconcilier la protection de la nature avec le capitalisme. J’ai de la sympathie pour les défenseurs de l’environnement qui doutent que les deux systèmes puissent réellement travailler ensemble. Mais, si vous voulez faire de la conservation partout, il faut trouver un moyen d’inclure les endroits où la terre ou la mer sont une source de revenus.

    J Bar L Ranch, Melville, Montana. Dans ce ranch, situé à proximité du parc national de Yellowstone, le bétail est élevé avec, en parallèle, la volonté de préserver l’habitat d’espèces comme le pronghorn, l’orignal, le cygne trompette et le tétras des armoises. De nombreuses clôtures ont été modifiées afin que les animaux sauvages puissent traverser le ranch. Sur cette image –réalisée à partir de 60 photos sur 2 509 –, des taureaux broutent avec, en arrière-plan, les monts Crazy. Stephen Wilkes a été fortement impressionné par les éleveurs du ranch : « Ils sont authentiques. Tout leur être, toute leur vie sont liés à cette terre.

    PHOTOGRAPHIE DE Stephen Wilkes, National Geographic

    Faire de la conservation sur des terres exploitées est plus facile avec des systèmes qui récompensent des comportements allant dans ce sens. Car, comme le disait Karl Wenner, ce doit être rentable. La conservation doit pouvoir rapporter plus que la destruction.

    Les pressions du marché, les mesures incitatives perverses et les habitudes de travail ancrées peuvent faire obstacle à une agriculture produisant des aliments sans sacrifier la biodiversité.

    Souvent, la biodiversité menacée ne se trouve même pas dans les fermes. Prenons l’exemple de la baie de Chesapeake. L’azote et le phosphore provenant des exploitations d’un bassin versant de 166 000 km2 s’étendant sur six États se déversent dans cet estuaire long de 320 km. Si les cours d’eau sont pollués, la baie le sera aussi, tuant les plantes marines qui offrent un habitat pour des espèces telles que le crabe bleu, le bar rayé ou la perche blanche. Même en transformant toute la baie en zone protégée, il ne serait pas possible de la préserver des menaces en amont. C’est pourquoi la Chesapeake Bay Foundation, créée en 1967 pour « Sauver la baie », dispose d’un bureau loin au nord, à Harrisburg, en Pennsylvanie.

    La restauration des zones humides permettrait d’absorber ces polluants. Mais il existe des méthodes agricoles qui permettent de réduire le ruissellement. Les cultures peuvent être plantées sans labourer. Les plantes de couverture peuvent protéger le sol lorsque les champs sont en jachère. Et il est possible d’éviter le surpâturage et d’empêcher les animaux de piétiner les berges des cours d’eau.

    Je voulais voir une ferme qui soit un exemple de ce qu’il est possible de faire. La fondation m’a conseillé de rencontrer Ron Holter, un producteur laitier du Maryland de cinquième génération, dont la ferme, Holterholm Farms, est l’une des nombreuses petites exploitations de ce type, à l’ouest de Baltimore.

    Au printemps 1995, après avoir suivi des cours du soir et « beaucoup prié », Ron Holter a fini par placer son bétail – qu’il avait nourri principalement dans des étables – en champs ouverts. Il a divisé ses terres, qu’il avait labourées pour faire pousser des céréales et nourrir les vaches, en 68 enclos de 1,2 ha chacun. Les bêtes changent d’enclos tous les jours, de sorte que chacun d’eux est utilisé moins d’une semaine par an. L’herbe peut ainsi se reposer, les racines peuvent se développer en profondeur et se renforcer, ce qui permet de prévenir l’érosion des sols. De plus, le fumier de vache est l’engrais idéal pour les pâturages. Le tableau est assurément bucolique, avec un troupeau de vaches Jersey qui se prélassent dans un pré où ondoient fétuque, chicorée et trèfle blanc.

    Autrefois, après la pluie, se rappelle Ron Holter, l’eau coulait dans son champ, rougie de terre. Quand il est passé à ce qu’il appelle un « gestion holistique des pâturages », l’eau est devenue claire. Puis, au fur et à mesure que ses pâturages ont développé un réseau de racines profond et dense et que la communauté microbienne s’est développée, l’eau a cessé de couler. Désormais, la terre retient trois fois plus d’eau que ce n’était le cas auparavant.

    Pour les fermiers comme Ron Holter, adopter une telle méthode de rotation des pâturages représente un véritable saut dans l’inconnu.

    Aussi la Chesapeake Bay Foundation essaie-t-elle de leur faciliter la tâche, en leur apportant un soutien financier, des conseils et en les mettant en rapport avec des programmes prenant en charge certains coûts. Ron Holter a demandé des fonds fédéraux pour améliorer le système d’approvisionnement en eau de ses petits pâturages. Il n’achète plus de semences de maïs ni d’engrais. Comme il n’a pas besoin de labourer, de semer ni de récolter, il utilise rarement son tracteur. Et il peut aussi vendre plus cher son lait biologique de vaches nourries à l’herbe, car les consommateurs acceptent de payer un prix plus élevé. Mais il faut quand même avoir du cran. Lors de sa conversion, Ron a perdu des amis fermiers.

    Si la rotation des pâturages permet de réduire l’impact du bétail sur les bassins hydrographiques, les vaches nourries à l’herbe continuent pourtant d’émettre du méthane, un puissant gaz à effet de serre. Une étude a suggéré que ces émissions pourraient être annulées par le carbone séquestré dans les pâturages permanents. Mais, pour d’autres chercheurs, l’avenir idéal serait un monde où les humains boiraient moins de lait et mangeraient moins de viande bovine.

    En 2021, les agriculteurs, les éleveurs et les propriétaires de forêts ont reçu plus de 3,3 milliards de dollars par le biais des programmes de conservation du département de l’Agriculture des États-Unis. Cette somme concernait plus de 43 millions d’hectares. Les chiffres sont importants, mais on peut faire plus. Un investissement plus judicieux dans la conservation des fermes et des forêts pourrait permettre aux agriculteurs de devenir des leaders environnementaux. Ces hommes et ces femmes méritent d’être bien rémunérés pour avoir préservé les lieux qui font la beauté de l’Amérique.

    La Chesapeake Bay Foundation conseille et soutient les fermiers, mais tente aussi de les motiver en leur faisant découvrir la baie. « Si vous ne la connaissez pas, vous ne l’aimez pas, souligne Matt Kowalski, un scientifique spécialisé dans la restauration des sites. Si vous ne l’aimez pas, vous n’essayerez pas de la protéger. »

    Voilà comment j’ai atterri sur un bateau, avec une demi-douzaine de fermiers, au-dessus d’un récif d’huîtres dans la baie de Chesapeake. Chris Moore, un scientifique de la fondation et spécialiste des écosystèmes, explique pourquoi, avec ses collègues, il a soutenu la restauration de ces récifs. Car ces mollusques sont aussi de fantastiques filtres, qui nettoient chacun jusqu’à 190 l d’eau par jour. Il y avait autrefois tant d’huîtres dans la baie qu’elles pouvaient en filtrer toute l’eau en une semaine. Mais, dans les années 1980, les maladies et le chalutage permanent ont détruit des récifs qui pouvaient atteindre 4,5 m de haut et dont la formation avait pris des milliers d’années.

    La Chesapeake Oyster Alliance, un groupe d’organisations à but non lucratif d’ostréiculteurs et de pêcheurs, promeut l’aquaculture dans des bacs flottants et l’ensemencement de naissains sur des récifs artificiels. L’objectif est fixé à 10 milliards d’huîtres. Ces récifs pourront aussi protéger la côte des déferlements lors de fortes tempêtes. Il s’agit là d’une adaptation au changement climatique qui peut se déguster avec un filet de jus de citron.

    Ensemble, explique Chris Moore, les fermiers et les ostréiculteurs peuvent « sauver la baie ». Au même moment, quelqu’un écaille une huître de 10 cm pour la montrer au groupe. La démonstration terminée, l’huître est à qui la veut. Personne ne se manifestant, j’en profite et la déguste avec plaisir. Je griffonne quelques notes : « Marin, mousseux, terrestre, sol riche. »

    En ville, les espaces verts ne servent pas seulement à notre bien-être. Ils permettent une réelle conservation, notamment pour les oiseaux, les plantes et les insectes, et d’autres petits animaux sauvages. Un naturaliste étudiant le Gottlieb Native Garden, un parc de 4 000 m2 à Beverly Hills, en Californie, a recensé plus de 1 400 espèces au cours des cinq dernières années, des pumas aux balbuzards pêcheurs, en passant par des espèces d’insectes jusqu’alors inconnues des scientifiques.

    Les voies vertes et les cours d’eau urbains peuvent servir de corridors à travers le béton pour les plantes et la faune. Parfois, les villes deviennent même des refuges. Central Park, à New York, est connu des ornithologues pour être un lieu de passage des oiseaux migrant du nord au sud de la côte Est. Les oiseaux des prairies comme les dickcissels d’Amérique et les bruants des prés ont plus de chance de voir leurs œufs éclore et leurs poussins s’envoler dans les zones urbaines autour de Chicago que dans l’Illinois rural. Les faucons pèlerins, en voie de disparition en Amérique du Nord jusqu’à ce qu’ils soient sauvés par l’élevage et la réintroduction, s’épanouissent plus en ville qu’à la campagne, car ils y trouvent beaucoup de pigeons et autres oiseaux dont ils sont friands.

    Rien n’illustre plus poétiquement les promesses de la conservation urbaine que la remise à ciel ouvert d’un cours d’eau. Il est facile d’oublier que toutes les villes ont été construites sur des écosystèmes, et que beaucoup d’entre elles étaient traversées par des rivières et des ruisseaux. Au fur et à mesure qu’elles ont grandi, ces cours d’eau ont été généralement contraints dans des canalisations ou des caniveaux. À Yonkers, au nord de New York, la rivière Saw Mill, qui alimentait autrefois des moulins pour couper le bois et moudre le grain, s’est progressivement transformée en un chaos pollué. Dans les années 1920, ses derniers 610 m ont été recouverts d’un parking. Mais, depuis 2012, sur 244 m de ce segment, la rivière coule dans un canal paysager d’un nouveau parc de près de 0,9 ha. Plus récemment, d’autres sections, moins périphériques, ont été remises à ciel ouvert.

    Shi Shi Beach, Nord-ouest de l'État de Washington. Une plage isolée du parc national Olympique illustre la nécessité de protéger la terre et l’eau, comme l’ont fait pendant des siècles les Makahs, dont c’est la terre ancestrale. Lors des négociations en vue de l’élaboration d’un traité, le chef de l’époque insistait : « Je veux la mer. C’est mon pays. » Pour Stephen Wilkes, l’endroit est « envoûtant ». « J’ai pu saisir les incroyables variations de la lumière, dans la couleur de l’eau et dans la marée elle-même. » En fusionnant 46 de ses 1 626 photos, il fait contraster ce paysage marin tout en mouvement avec une femme en pleine contemplation (à droite).

    PHOTOGRAPHIE DE Stephen Wilkes, National Geographic

    Curieuse de la voir, je prends le train de Manhattan à Yonkers. La rivière est visible depuis le quai. Devant la gare, je retrouve Brigitte Griswold et Candida Rodriguez, de Groundwork Hudson Valley, une des organisations qui a participé à déterrer le cours d’eau. Nous traversons et profitons de la vue. Ici, une passe à poissons a été installée afin de permettre aux civelles nées en mer de remonter le courant et de poursuivre leur croissance.

    Ce projet, lancé par des dirigeants communautaires il y a plus de vingt ans, est une réalité durement acquise et coûteuse, impliquant l’État, la ville de Yonkers, Groundwork, Scenic Hudson et le Service de la pêche et de la vie sauvage des États-Unis (USFWS). Les premiers 244 m ont coûté 24 millions de dollars. Mais le maire de Yonkers, Mike Spano, affirme que le projet a été « un catalyseur pour la renaissance du centre-ville et de la ville dans son ensemble », ajoutant qu’il a entraîné plus de 4 milliards de dollars de réaménagements, parmi lesquels 3 000 logements. Ironie de l’histoire, la conservation urbaine peut mener à une « gentrification verte », mais Yonkers a exigé que certains logements soient destinés aux plus modestes.

    Après l’installation de plantes indigènes le long du nouveau canal, la faune est apparue comme par magie. Des rats musqués, des grands hérons, des tortues et des canards y sont régulièrement aperçus. Une autre section abrite une roue hydroélectrique qui alimente les luminaires urbains. Brigitte Griswold a déjà travaillé sur des projets de conservation plus traditionnels, mais elle voulait faire quelque chose qui relie les habitants au monde non humain – en partie dans le but qu’ils en viennent à s’en préoccuper suffisamment pour financer des projets de conservation. Il fallait donc le faire en ville. Tout le monde ne peut pas se permettre de visiter les grands parcs nationaux, souligne-t-elle.

    Sur une carte de Yonkers, Candida Rodriguez me montre des zones classées « rouges » c’est-à- dire peuplées de résidents non blancs et dédaignées par les prêteurs. On y trouve moins d’arbres et davantage de béton. L’accès à la nature n’est pas équitablement réparti.

    Réparer cette injustice est peut-être le meilleur moyen de créer une génération qui se préoccupera suffisamment des autres espèces pour les sauver. Selon Candida Rodriguez, la remise à ciel ouvert de la rivière offre un lieu de détente pour les habitants, crée un lieu animé pour les entreprises et protège les espèces menacées, à l’image des anguilles. « C’est une triple victoire », se félicite-t-elle. De son côté, Brigitte Griswold résume ainsi la situation : « Il y a quelque chose de beau dans le centre-ville de Yonkers et chacun de nous en est propriétaire. »

    Il est alimenté par l’eau gérée au niveau fédéral par l’US Bureau of Reclamation (USBR) et reçoit ce qui reste une fois l’agriculture servie. Ces jours-ci, il ne reste rien. Le refuge faunique se transforme en poussière. L’irrigation puise aussi l’eau du lac Klamath supérieur, risquant de limiter l’accès aux zones de frai des meuniers. Une solution serait d’utiliser moins d’eau pour l’agriculture. Impensable pour nombre de fermiers, cela pourrait être nécessaire pour soutenir la migration des oiseaux, sauver les meuniers et envoyer assez d’eau dans le Klamath pour préserver les saumons royaux et argentés, menacés de disparition.

    Don Gentry, qui était jusqu’à récemment président du conseil tribal klamath, s’inquiète pour le c’waam et le koptu – comme on appelle les meuniers en langue klamath. Avant la colonisation, ils étaient indispensables à la survie de la tribu lorsque les réserves d’hiver de nourriture s’épuisaient. Chaque printemps, les poissons sont honorés et bénis par les anciens. Mais, en raison du déclin de leur population, les membres de la tribu n’en ont pas pêché depuis 1986.

    Aussi les Klamaths s’efforcent-ils de régénérer les meuniers, en gérant une écloserie pour préserver la diversité génétique de l’espèce et en recherchant les conditions nécessaires à leur développement. Ce printemps, la tribu a poursuivi le gouvernement fédéral pour avoir fourni de l’eau aux agriculteurs alors que le niveau du lac était inférieur au minimum requis pour les besoins de l’espèce, selon le rapport même du gouvernement. Don Gentry estime que le bassin possède « une certaine résilience et une certaine productivité », ce qui devrait lui permettre de soutenir l’agriculture ainsi que le gibier d’eau et les meuniers. Mais il estime que le partage de l’eau, surtout si le changement climatique et les sécheresses s’aggravent, nécessitera de coopérer. Ce n’est pas encore le cas – en partie à cause des fortes divisions idéologiques issues du colonialisme.

    Le modèle de conservation centré sur les parcs et autres zones strictement protégées est, lui aussi, issu du colonialisme. Il a été de plus en plus critiqué pour avoir fixé comme objectif une nature sauvage sans humains – un fantasme qui n’a jamais vraiment existé. Sur le territoire qui constitue aujourd’hui les États-Unis, les humains étaient déjà présents lorsque les glaciers de la dernière période glaciaire se retiraient. Ce qui signifie que nos écosystèmes se sont tous développés avec des humains parmi eux.

    De nombreuses prairies, zones humides et forêts ont été façonnées pendant des millénaires par les humains grâce à des brûlages périodiques. Et de nombreuses espèces ont été soigneusement entretenues, notamment les chênes en Californie, les palourdes dans le Nord- Ouest, les pommes de terre sauvages (Solanum jamesii), les chénopodes et le sumac dans le Sud- Ouest, les châtaigniers dans l’Est. Les Klamaths ont géré 4 000 ha de zones humides où pousse le wocus, un nénuphar dont les graines produisent une excellente farine. Aujourd’hui, le wocus est difficile à trouver autour du lac Klamath supérieur. Parfois, le déplacement des populations humaines nuit à d’autres espèces.

    Faire revivre les techniques de gestion autochtones – telles que les feux dirigés, les jardins de palourdes et les pratiques de pêche traditionnelles – fait fureur en matière de conservation. Comme il en va de la conservation dans les forêts, les fermes et les villes, la gestion tribale consiste à répondre simultanément aux besoins des personnes et des autres espèces. Les défenseurs de la nature se rendent compte que leur travail ne consiste pas à protéger les autres espèces contre l’homme – même si parfois il est nécessaire de lui interdire l’accès à certains lieux ou de récolter certaines plantes. La conservation doit plutôt veiller à protéger les autres espèces avec les humains. Il faut améliorer nos relations avec le monde non humain, pas les rompre.

    Par un froid après-midi de printemps, un camion avec une citerne de 2 300 l arrive chez les Wenner. À l’intérieur, 1 712 alevins de c’waam et de koptu provenant d’une écloserie fédérale. Cette zone humide artificielle est en passe de devenir une nurserie pour ces poissons menacés de disparition. Karl Wenner, fidèle à lui-même, est d’excellente humeur. Malgré la sécheresse et les tensions dues à la rareté de l’eau, il est optimiste. Il a pu constater la rapidité à laquelle les espèces des zones humides sont revenues dans sa ferme lorsqu’il les a réintroduites : « On a tout de suite eu 10 000 canards et oies sur ces 28 ha. » Selon lui, avec plus d’argent et un accompagnement administratif des propriétaires fonciers, le bassin du Klamath pourrait être un exemple de conservation à l’échelle d’une région.

    Des hirondelles bicolores attrapent des moucherons et les appels des merles contrastent avec le bruit de fond de l’autoroute voisine. Un biologiste du Service de la pêche et de la vie sauvage ouvre une valve du réservoir, libérant une cascade d’eau et de poissons. Les jeunes meuniers mesurent environ 10 cm de long, leur dos est vert olive et leur ventre argenté. Wenner porte le premier filet vers le marais. Dès que les poissons touchent l’eau, ils disparaissent, parfaitement camouflés. Dans quelques semaines, un autre lot arrivera de l’écloserie de la tribu. « Comment tu te sens, Karl ? » Je crie, comme un journaliste interviewant un sportif victorieux. « Je me sens bien, crie-t-il à son tour, très bien ! »

    Pendant que les scientifiques travaillent, un poisson s’échappe et retombe sur la route boueuse. Je me baisse pour le ramasser, cours vers l’eau et le relâche. Il étincelle, vif argent, retrouve ses marques et nage vers l’avenir.

    Article paru dans le numéro 276 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

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