Ces "orteils de dragons" sont comestibles... et déjà menacés

La récolte de ces « orteils de dragon » est une tradition culturelle importante dans certaines régions du monde, notamment aux États-Unis. Mais leur récolte excessive risque d’entraîner leur disparition.

De Naomi Tomky
Publication 30 mars 2022, 13:27 CEST
Des pouces-pieds fixés sur un rocher

Les pouces-pieds poussent souvent en grappes sur les rochers au Yaquina Head, le long de la côte de l’Oregon.

PHOTOGRAPHIE DE Teresa Otto, Alamy Stock Photo

Des vagues violentes frappent les rochers glissants de la jetée de Barview, un affleurement vieillissant et charmant qui marque l’entrée étroite de la baie de Tillamook, dans l’Oregon. Au crépuscule, la tempête et la marée haute s’apaisent, révélant ce qui ressemble aux orteils d’un dragon endormi dépassant des rochers, au nord de la jetée.

Ces « orteils » noirs et blancs sont en réalité des pouces-pieds, un mets au goût unique, similaire à celui des palourdes ou du homard, avec une touche de douceur salée. En Europe, nous pouvons les trouver à plus de 200 euros au kilogramme : des restaurants les proposent grillés, en escabèche, ou encore fumés au bois de chêne. Dans l’Oregon, le long de cette côte faiblement peuplée, ces crustacés sont un symbole de la région et les personnes qui s’offrent un permis de pêche aux coquillages à 28 dollars (soit environ 25 euros) sont autorisées à les ramasser gratuitement.

La jetée de Barview, que l’on peut voir ici derrière des rochers pendant une journée calme, marque l’entrée de la baie de Tillamook, dans l’Oregon. Les vagues violentes encouragent le développement des pouces-pieds, un mets coûteux baptisé « percebes » en espagnol.

PHOTOGRAPHIE DE Saulius T. Kondrotas, Alamy Stock Photo

La cueilleuse de coquillages Kristen Penner préfèreraient que vous ne le fassiez pas. Même si les vagues qui s’écrasent sur leur habitat donnent l’impression qu’ils sont presque indestructibles, les pouces-pieds sont en réalité plutôt fragiles. Ils requièrent des conditions très spécifiques pour se développer, et se fixent rarement sur des rochers sur lesquels des grandes quantités d’entre eux ont déjà été récoltées. Même un ramassage minutieux peut entraîner un déclin des populations de ces crustacés, privant ainsi ce littoral de l’un de ses trésors naturels.

C’est pourquoi Penner, qui est l’une des quatre personnes à détenir un permis de récolte commerciale délivrée par l’État, a pris la décision difficile d’arrêter de les récolter pour les vendre aux restaurants de la région. « La frontière est fine entre vouloir que les gens découvrent cette saveur, et veiller à ce qu’elle ne disparaisse pas », dit-elle.

 

UN LIEN AVEC LA CÔTE

Les pouces-pieds se développent tout au long du continent américain, de l’État d’Alaska à la Basse-Californie au Mexique. Il est illégal de les récolter en Californie, et l’Alaska et Washington n’ont pas établi de pêche commerciale pour ce crustacé. Ce commerce n’existait pas non plus dans l’Oregon lorsque Penner a commencé à les vendre.

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    Le soleil se couche derrière un appontement à Garibaldi, dans l’Oregon. Des cours sur l’écosystème de la région sont dispensés dans un hangar à bateaux situé au bout de cet appontement.

    PHOTOGRAPHIE DE Brian Overcast, Alamy Stock Photo

    À l’époque, elle a fait du démarchage auprès de restaurants de la ville de Portland et a lentement lancé un commerce pour répondre aux petites commandes passées par des chefs intrigués. « Ceux qui s’y intéressaient vraiment, c’était très amusant de partager cette connexion avec eux, et d’avoir une raison de sortir et d’aller trouver des percebes », explique-t-elle.

    La chef Maylin Chavez était l’une d’entre eux : son bar à huîtres à Portland, l’Olympia Oyster Bar, a ouvert en 2014 et a depuis fermé ses portes. Chavez se rappelle son enthousiasme lorsque Penner lui a parlé des pouces-pieds. « J’étais toujours à la recherche de choses avec lesquelles j’avais grandi », confie-t-elle. « En Basse-Californie, on en mangeait jusqu’à plus faim. »

    « Avec mon grand-père, on descendait jusqu’à la plage et on ramassait le repas », se souvient Chavez. Ils ramassaient des palourdes de Pismo (Tivela stultorum), des palourdes chocolat du Mexique et des moules, en plus des pouces-pieds lors de leurs balades le long des plages de Salinas, puis s’installaient et pique-niquaient. Ils écaillaient les coquilles avec un vieux couteau, et les agrémentaient de sauce piquante et de citron vert.

    « En grandissant dans cet environnement, c’est ça que nous mangions. C’est une partie intégrante de la raison pour laquelle je fais ce que je fais », ajoute Chavez, qui a même appelé son chien Percy, en référence aux percebes, le nom espagnol des pouces-pieds.

    Penner rêve que les locaux et les visiteurs aient ce genre de relation avec les coquillages qui longent la côte près de Garibaldi. « C’est tout un processus qui consiste à être dans l’environnement. Se déplacer pour aller les récolter, puis les ramener à la maison et avoir quelque chose à manger », dit-elle.

     

    UNE DURE VÉRITÉ

    Tandis que les restaurants fermaient leurs portes au début de la pandémie, Penner a commencé à faire des recherches sur le système alimentaire de la région et en est arrivée à une réalisation accablante concernant les pouces-pieds : « Je ne pense pas qu’il soit possible de les commercialiser tout en assurant leur durabilité », affirme-t-elle. « C’est génial d’avoir un petit quelque chose de spécial comme cela, mais je ne vais pas encourager la surconsommation d’une ressource, de quelque chose d’aussi précieux. » Elle a donc arrêté de les récolter.

    Les pouces-pieds s’épanouissent sur des surfaces texturées et en eau aérée, comme les vagues violentes qui s’écrasent contre ces espaces intertidaux rocheux de la baie de Tillamook. Malgré l’agitation, ils s’accrochent fermement, en particulier sur les algues rugueuses, les moules et les plus petits pouces-pieds : cela minimise la compétition pour l’espace avec les anémones, les étoiles de mer, et les algues douces qui ne peuvent pas survivre aux vagues violentes. La surexploitation lisse ces surfaces rugueuses, ce qui empêche l’installation de nouveaux pouces-pieds.

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      Gauche: Supérieur:

      En Amérique du Nord, les pouces-pieds se développent sur tout le long de la côte, de l’Alaska à la Basse-Californie (Mexique).

      Droite: Fond:

      Retirée ou blanchie, l’armure externe du pouce-pied lui offre une douceur salée : une saveur comparable à celle des palourdes qui se développent non loin de là, ainsi que des homards.

      Photographies de iStockphoto, Getty Images

       

      Julia Bingham, qui a étudié les pouces-pieds durant ses études à l’université d’État de l’Oregon, confirme les craintes de Penner. Elle conclut que du milliard de pouces-pieds adultes qui se trouvaient dans l’Oregon, seuls 2 % étaient assez grands pour être récoltés, soit 275 tonnes. Selon elle, « ce n’est pas suffisant pour une récolte commerciale à grande échelle ».

      Bingham est toutefois plus optimiste que Penner. Elle estime que la population de pouces-pieds de l’Oregon serait capable de supporter des récoltes individuelles ou ludiques à petite échelle, dans l’esprit du mouvement slow-food… si c’est fait de la bonne manière. C’est là le hic : « Nous ne connaissons pas encore quelle est la bonne forme de récolte qui leur permettrait de revenir vite », affirme Bingham. Les cueilleurs amateurs inquiètent particulièrement Penner, car « ils ne savent pas vraiment comment [récolter les pouces-pieds] », affirme-t-elle, en soulignant que l’intérêt pour cette activité est grandissant.

      « À Oceanside, certains endroits étaient recouverts de percebes quand j’ai commencé à venir », se souvient-elle. Depuis, selon elle, « Il y a eu quelques émissions de cuisine dans lesquelles les chefs ont dit "Oh, allez voir les pouces-pieds sur la côte de l’Oregon !" et, en seulement quelques années, il n’y en avait plus. Et ils ne reviendront pas. »

      Penner et Bingham estiment toutes les deux que la récolte des espèces intertidales peut être un facteur important pour nous encourager à nous intéresser à l’environnement qui nous entoure. Penner espère que les pouces-pieds pourront attirer des personnes dans la région pour explorer les côtes, tout en servant de mise en garde sur ce qu’elle pourrait perdre si les visiteurs n’explorent et ne cueillent pas de manière responsable.

       

      PERPÉTUER UNE TRADITION

      La récolte depuis la terre a toujours fait partie intégrante de la vie sur la côte de l’Oregon. Des personnes de différentes générations, et parlant différentes langues, jettent des filets dans la mer depuis l’appontement de Garibaldi et ramassent des palourdes. « J’ai vu combien d’autres personnes descendaient religieusement jusqu’ici pour récolter ces mets », raconte Penner. « Le lien est si profond. »

      Aujourd’hui, Penner fait découvrir aux personnes intéressées d’autres aliments goûteux que l’on peut trouver sur la baie : par exemple, les petites moules sauvages qui se développent parmi les pouces-pieds, et les « palourdes beurre » (Saxidomus gigantea) que beaucoup considèrent comme des appâts, même si ces dernières ont au moins une adepte.

      « Comment ça, des appâts ? », se moque Chavez qui propose ces palourdes ainsi que d’autres espèces qui sont rarement considérées comme étant dignes d’intérêt, dans son restaurant éphémère, le Nacar, et ce afin de mettre en valeur le « merroir » de la région (néologisme venant de « mer » et de « terroir »). « Tellement d’aliments à disposition sont sous-utilisés. »

      Penner est d’accord, et ajoute que parmi les facteurs clés qui encouragent les gens à apprécier les trésors naturels de la région, on compte les personnes qui en sont originaires qui, comme Chavez, trouvent de nouvelles manières d’utiliser ce qui a longtemps été perçu comme étant inutilisable. « Il y a un potentiel inexploité », selon Penner qui note que les visiteurs devraient saisir l’occasion de respecter et d’ouvrir les bras à tout l’écosystème qui compose leur destination. « C’est une opportunité assez incroyable que nous avons. »

      Naomi Tomky est une écrivaine primée établie à Seattle (Washington), qui traite du croisement entre la nourriture, la culture et les voyages. Elle a notamment écrit le livre de cuisine The Pacific Northwest Seafood Cookbook. Découvrez ses comptes Twitter et Instagram.

      Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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