Comment Total a fabriqué l’insouciance climatique ces 50 dernières années

Dès 1971, Total savait que ses activités pétrolières auraient des conséquences catastrophiques sur le climat. Des chercheurs révèlent les stratégies mises en place pendant des années par le groupe pour échapper à sa responsabilité écologique.

De Margot Hinry
Publication 28 oct. 2021, 15:36 CEST
Station service Total

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PHOTOGRAPHIE DE Unsplash

Trois chercheurs français, Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet et Benjamin Franta, ont récemment fait réagir l’opinion publique et la communauté scientifique en publiant leur travail de recherche et d’investigation dans la revue scientifique Global Environnemental Change.

Cette recherche dévoile des faits accablants. Au sein du magazine interne de l’entreprise, Total information, au début des années 1970, on pouvait lire ces mots : « si la consommation de charbon et de pétrole garde le même rythme dans les années à venir, la concentration de gaz carbonique pourrait atteindre 400 parties par million vers 2010 ».

Il y a cinquante ans donc, l’industrie pétrolière Total et Elf, avec qui elle a fusionné en 1999, savait. Elle connaissait les enjeux climatiques liés à son activité et a été mise au courant plus en détail au cours des années 1980 de la gravité de la situation à venir.

C'est alors qu'une stratégie de réaction a été mise en place par le géant français. Une politique du doute et de remise en cause de la parole scientifique a commencé à émerger, pour ne s'estomper qu’à la fin des années 1990, laissant place au pouvoir des lobbies puis du greenwashing.

 

LA MISE EN PLACE DU DOUTE, UNE STRATÉGIE EXTERNE

L’article en question paru dans le magazine interne de l'entreprise a été rédigé au sein d’un numéro spécial environnement. Il est signé par un scientifique et précédé d’un éditorial du PDG de Total d'alors, René de Lilliac. Il y précise que « la défense de l’environnement s’accompagne souvent de critiques assez vives dirigées à l’encontre des grandes industries parmi lesquelles les compagnies pétrolières ». Il ajoute que de son côté, le groupe Total « mesure pleinement » les impacts « négatifs » que peuvent avoir ses activités sur la nature.

En interne, plusieurs études scientifiques sont réalisées et diffusées, d’après les chercheurs, pour comprendre, analyser et répondre au mieux à une situation qui pourrait clairement mettre en péril l’activité pétrolière.

Mais comme le souligne Justine Ripoll de l’association Notre Affaire à Tous, « après l’article de 1971, il faut attendre la fin des années 1980 pour que la question du réchauffement climatique soit de nouveau abordée par les compagnies pétrolières, notamment dans les pages de magazines comme Total information ».

Pendant dix-sept ans, le groupe Total choisit de jouer sur les légères incertitudes scientifiques pour contre-attaquer, entrer dans la brèche et créer un système de négation et de doute. « En fait, concrètement ils disaient : on ne sait pas s’il y a réellement un dérèglement climatique en cours ».

Edito du magazine Total Information n°47_1971

PHOTOGRAPHIE DE Total Information n°47 1971

Comme le démontre le travail méticuleux des chercheurs, Exxon a alerté le secteur après avoir établi des programmes de recherches internes dès 1970, suivi par Shell en 1981. Dans ces recherches, on découvre que Bernard Tramier, directeur de l'environnement chez Elf de 1983 à 1999 (et plus tard chez TotalFinaElf après la fusion de 2000 à 2003) se souvient avoir été « alerté du sérieux du réchauffement climatique » lors d’une réunion à Houston en 1984. L’ancien directeur explique que l’entreprise avait pris soin d’étudier les enjeux du réchauffement climatique discrètement, à l’abri des regards.

Après cette alerte, les entreprises du secteur ont décidé de se reposer sur le pouvoir des lobbies pour retarder les différentes prises de décisions politiques relatives aux énergies fossiles.

 

LE POUVOIR DES LOBBIES

C’est lors d’un colloque à Baltimore en 1987 que les géants du pétrole se sont réunis pour mettre en place une stratégie de défense. « En fait, plutôt que de prendre au sérieux cette alerte parce qu’elle aurait eu un impact sur l’avenir de la population mondiale et l’avenir de la planète en général […], ce n’est pas une stratégie de précaution qu’ils choisissent, mais vraiment [une stratégie] défensive et agressive » explique Justine Ripoll.

Le but de cette rencontre, comme le relate l'étude parue dans Global Environnemental Change, est d’« examiner l’état des sciences du climat et des options de politiques publiques potentielles » afin de mettre en échec les politiques visant à réviser la dépendance aux énergies fossiles. En 1986, un rapport annuel du comité de direction d’Elf avait indiqué que des scientifiques alertaient sur les changements climatiques à l'œuvre mais que « l’ampleur du phénomène rest[ait] indéterminée ». L’entreprise a alors considéré que l’élément de réponse le plus approprié serait de préparer le « secteur du pétrole, une fois encore, [...] à se défendre ».

Finalement, les géants pétroliers viendront à bout du projet européen d’écotaxe. « En 1994, lorsque la Commission européenne relance l’écotaxe dans une version plus modérée, Elf et Total s’y attaquent encore une fois » peut-on lire dans l'étude.

 

VERS LA FIN DU DÉNI CLIMATIQUE ?

Ce n’est qu’en 2002, deux ans après avoir racheté Elf, que Total tiendra son premier « séminaire interne consacré au développement durable ». À l’époque, le nouveau PDG, Thierry Desmaret aurait pris la parole pour préciser l'engagement du groupe. « Certes, les éléments scientifiques ne sont pas toujours convaincants et sont parfois contestables. Cela dit, je pense que nous avons atteint un stade où un certain niveau de principe de précaution doit être pris en compte. Ainsi, en matière de réchauffement climatique, une certaine modération dans l’émission des polluants est, au stade de nos connaissances, souhaitable ».

De 1997 à 2006, Total adhère très modérément à la vague du développement durable et se détache petit à petit mais de manière très ambiguë de son déni climatique.

Cette dernière phase, de 2006 à aujourd’hui, est celle du greenwashing. Pointé du doigt et « scruté à la loupe » par le grand public, Total n’a plus le choix, comme le soulignent les chercheurs. Le groupe décide de mettre en avant son goût du vert, ses différentes évolutions et actions mises en place pour agir contre l’effet de serre, tout en continuant d’investir et de développer ses projets de combustibles fossiles.

Comment, dès lors, pouvons-nous être assurés que les stratégies actuelles des grands groupes pétroliers sont en rupture avec ces anciennes pratiques qui ont retardé la mise en place de solutions environnementales ? « On voit vraiment la pérennité des stratégies. Même si elle est beaucoup plus subtile puisqu’il est difficile de nier l’urgence climatique aujourd’hui. Mais Total arrive très bien à le faire à nouveau » confirme Justine Ripoll. « Leur discours c’est de dire que ce n’est pas à eux de changer l’offre mais aux citoyen.ne.s de changer la demande. C’est-à-dire qu’ils exigent que l’on change [afin que la situation s’améliore] et cela entretient le doute auprès des citoyen.ne.s », explique la porte-parole de l’organisation Notre Affaire à tous.

Grâce aux différents rapports du GIEC, des COP et des organismes luttant pour la reconnaissance de l’urgence environnementale, le sujet est mieux connu et compris du grand public. Le co-auteur de l’étude, Christophe Bonneuil, le confirme « l’histoire nous vaccine. Il y a une course à la puissance entre les États, à l’accumulation du capital des acteurs économiques, qui font que leurs intérêts ne vont pas forcément dans le sens de la préservation du climat ».

Le chercheur espère que le travail historique fourni servira à « éduquer notre regard de citoyen. Que l’on soit particulièrement vigilant.e.s avec les nouvelles formes de fabrique de l’insouciance, de greenwashing, de pratiques moins caricaturales que le déni climatique des années 1990, mais qui méritent [d'être passées au crible de] notre esprit critique ».

Pour lire l'étude dans son intégralité : Early warnings and emerging accountability: Total’s responses to global warming, 1971–2021 de Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet et Benjamin Franta, 2021.

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