La prolifération des microalgues toxiques sur les côtes françaises est-elle inquiétante ?
De la Vendée au Finistère, les côtes atlantiques françaises ont connu ce printemps un épisode de prolifération de Pseudo-nitzschia australis d’une envergure exceptionnelle.

Études de micro-algues au Laboratoire de Physiologie Cellulaire et Végétale, IRIG, CEA Grenoble.
D’après l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer), les microalgues sont des organismes unicellulaires, invisibles à l’œil nu, formant la base de la chaîne alimentaire océanique. Elles vivent dans la colonne d’eau (phytoplancton), ou sur différents supports (microphytobenthos), et peuvent se développer en grande quantité dès l’arrivée des beaux jours : on parle alors d’efflorescence algale.
Les scientifiques estiment qu’il existe plus de 100 000 espèces de microalgues dans le monde, dont seulement 5 000 sont recensées. Parmi elles, près de 175 sont considérées à risque pour l’Homme ou nuisibles à la biodiversité marine. La microalgue Pseudo-nitzschia australis figure sur cette liste noire car elle produit des toxines, dites amnésiantes, qui s’accumulent dans les coquillages et crustacés. Leur ingestion provoque d’abord des troubles gastro-intestinaux, puis des atteintes neurologiques potentiellement graves.
En mars et avril derniers, le département de la Loire-Atlantique a connu une prolifération massive de cette microalgue toxique, qui a également touché une large partie du Morbihan, ainsi qu’une portion du Finistère et de la Vendée. Les préfectures départementales ont alors pris la décision d’interdire « la pêche, le ramassage, le transport, le stockage et la commercialisation des coquillages à titre professionnel et de loisirs destinés à la consommation humaine » sur tout le littoral. Ces restrictions ont ensuite été levées au fur et à mesure de la décontamination des coquillages.
UN ÉPISODE DE PROLIFÉRATION EXCEPTIONNEL
Maud Lemoine, coordinatrice nationale des réseaux d’observation et de surveillance REPHY et REPHYTOX à l’Ifremer, revient sur ce « bloom assez remarquable ». D’abord « parce qu’il [a été] très intense : de très fortes concentrations de microalgues » ont été observées. « On est monté jusqu’à 500 000 cellules de microalgues par litre d’eau de mer, ce qui est beaucoup », souligne-t-elle. De plus, l’efflorescence de Pseudo-nitzschia australis « était très étendue sur la côte ». « C’est une microalgue qu’on a l’habitude de voir à la pointe bretonne, et parfois en Normandie. Là, c’est toute la Bretagne Sud qui a été touchée, de la pointe du Finistère jusqu’à l’île d’Yeu, au nord de la Vendée », précise-t-elle. La dernière fois qu’un tel épisode s’est produit remonte à la tempête Xynthia, en février 2010.
Comme tous les autres végétaux, Maud Lemoine explique que les microalgues, toxiques ou non, se développent notamment grâce à « l’augmentation du temps d’éclairement lumineux dans la journée et de la température ». Ces épisodes d’efflorescence, ou blooms de microalgues, sont aussi naturels que la sortie de terre des pâquerettes, orties ou trèfles à l’arrivée du printemps. Selon la scientifique, « ils peuvent être favorisés par les périodes de mortes-eaux, qui sont à l’opposé des grandes marées », car elles coïncident avec une diminution de circulation des eaux douces continentales. Ces eaux, riches en nutriments, sont alors stockées le long des côtes et alimentent les microalgues. En général, entre les périodes de mortes-eaux et de vives-eaux, lorsque les grandes marées surviennent et que la pêche s’intensifie, Maud Lemoine affirme que « les coquillages ont le temps d'être contaminés » par les toxines produites par certaines microalgues.
« Les microalgues sont vraiment le berceau de la vie », affirme Vincent Doumeizel, conseiller pour les océans aux Nations Unies et auteur du livre Le manifeste du plancton. Sur le plan historique, « 90 % de l’histoire de la vie sur notre planète [s'est faite] dans les océans. La vie sur Terre est un épiphénomène ultra récent, qui a moins d’un demi-milliard d’années », comparé aux quatre milliards d’évolution qu’a connue la vie océanique. « Il y a sans doute des millions [d’espèces de microalgues]. On n’en connaît que 10 à 15 % », poursuit-il. Par ailleurs, « plus de 90 % de la biomasse océanique est constituée de plancton ». « Notre vivant est construit sur la dominance de certaines microalgues sur d’autres », explique-t-il, notamment les diatomées et les coccolithophores, qui ont la capacité de séquestrer de grandes quantités de carbone au fond des océans, contrairement à d’autres microalgues, souvent toxiques, qui en relâchent.
« Des Pseudo-nitzschia, on va en trouver toute l’année, partout », affirme Maud Lemoine. A contrario, « Pseudo-nitzschia australis, qui est toxique, on ne l’observe que ponctuellement, et en très faible concentration. Parfois, elle va contaminer les coquillages », souligne-t-elle. Sa prolifération a lieu lorsque ses conditions idéales de survie sont réunies, et que celles de ses brouteurs ne le sont pas. La chercheuse estime « qu’il s’agit vraiment d’une fenêtre temporelle assez courte ».
ANTICIPER LES EFFETS DES MICROALGUES SUR LA BIODIVERSITÉ ET LA SANTÉ HUMAINE
Le programme REPHY de l’Ifremer poursuit trois objectifs : la recherche scientifique, le suivi de la qualité de l’eau et l’étude sanitaire des microalgues. Dans le cadre de la Directive-Cadre sur l’Eau (DCE), le travail des scientifiques consiste à « rechercher différentes espèces de microalgues pour avoir un indicateur de la qualité de l’eau », explique Maud Lemoine. De plus, lorsque des espèces toxiques de microalgues sont détectées à des concentrations dépassant les seuils réglementaires, l’Ifremer alerte les services de l’État. Des analyses sont alors menées sur les coquillages, et les préfectures décident d’en interdire ou non la pêche dans les secteurs concernés.

Photo d’études de micro-algues au Laboratoire de Physiologie Cellulaire et Végétale, IRIG, CEA Grenoble.
Mise en cause au printemps dernier, Pseudo-nitzschia australis produit une toxine amnésiante, l’acide domoïque, qui peut provoquer des troubles gastriques chez les personnes qui en consomment. « On dit qu’elle est amnésiante parce que, dans les cas les plus sévères, elle peut entraîner des pertes de mémoire à court terme », précise la spécialiste de l’Ifremer. Aucun cas de décès ni de forme grave de contamination liée à Pseudo-nitzschia australis n’a été recensé en France. Et pour cause : « grâce aux programmes de surveillance, on anticipe. Les services de l’État ferment les secteurs de production de coquillages contaminés et procèdent à ce qu’on appelle des retraits-rappels des lots concernés », souligne Maud Lemoine.
En matière de blooms toxiques, la chercheuse explique que « les années se suivent et ne se ressemblent pas forcément. On a des années avec beaucoup de microalgues toxiques », comme c’était le cas pour l’espèce Dinophysis en 2020 et 2021. « Puis des années où il ne se passe rien, où il y en a un tout petit peu, et les coquillages ne sont pas embêtés », poursuit la chercheuse. Ces épisodes d’efflorescence suivent des cycles. Les scientifiques du REPHY étudient ces séries temporelles depuis quarante ans et tentent de s’affranchir des variations interannuelles pour dégager des tendances. « Aujourd’hui, c’est encore trop tôt pour tirer des conclusions vraiment définitives » sur un lien direct entre réchauffement climatique et prolifération accrue des microalgues. « Mais on a quand même des intuitions, et c’est pour cela qu’on construit des hypothèses », conclut-t-elle.
UN ÉQUILIBRE FRAGILE
Pour Vincent Doumeizel, ces phénomènes s’expliquent en partie par la pollution générée par l’activité humaine sur la terre : « tous ces nitrates et ces phosphates, avec lesquels on fait grandir nos plantes, finissent en grande partie dans l’océan » et favorisent la prolifération « de microalgues que nous ne souhaitons pas voir ». « La solution serait avant tout de mieux contrôler ce qui se passe sur la terre et de rétablir un équilibre avec la mer », poursuit-il. Il déplore un manque de compréhension, à l’échelle mondiale, de l’importance de ce qui se joue dans l’océan, et insiste sur la nécessité d’un véritable effort d’éducation de la population. Malgré cela, il reste optimiste : « je crois que le 21ᵉ siècle sera celui de la grande découverte des micro-organismes marins », ce qui permettra de juguler les crises planétaires qui se dressent devant nous.
Les premières hypothèses formulées par les scientifiques du REPHY portent sur la pluviométrie hivernale. « L’hiver très pluvieux a amené beaucoup de nutriments », explique Maud Lemoine. Ces apports en nutriments ont ensuite été rendus disponibles pour Pseudo-nitzschia australis au printemps, lui permettant de se développer largement dès les premiers rayons de soleil. « On voit qu’avec le changement climatique, on va probablement avoir des hivers comme ça plus souvent », poursuit-elle. Elle s’interroge : « est-ce que tous les épisodes liés aux microalgues toxiques sont plus fréquents ? Est-ce que cela démarre plus tôt dans l’année ? Est-ce que cela se termine plus tard ? ». À titre d’exemple, en 2023, la prolifération de la microalgue Dinophysis a duré jusqu’en novembre, touchant des secteurs qui n’avaient jamais connu un épisode aussi tardif dans l’année. « Quand cela arrive une fois, on ne peut pas dire que c’est à cause du changement climatique », nuance Maud Lemoine, « mais on va quand même l’observer attentivement ». « Ce qui était habituel tous les dix ans, est-ce que, maintenant, ça va revenir tous les cinq ans ? Tous les deux ans ? Tous les ans ? Ce sont des hypothèses qui pourraient traduire une conséquence du changement climatique », conclut la scientifique.
En France, les microalgues tropicales toxiques Gambierdiscus et Ostreopsis font l’objet d’une surveillance attentive des chercheurs de REPHY. Gambierdiscus n’est pas encore présente sur les côtes françaises mais sa progression est suivie de près. Ostreopsis, quant à elle, est déjà observée en Méditerranée, et depuis trois ans, s’est implantée sur la côte basque. « Même si elles étaient éventuellement importées, par les ballasts de bateaux par exemple, l’histoire s’arrêtait là puisqu’elles ne rencontraient pas les conditions favorables et ne se développaient pas », explique Maud Lemoine. « Aujourd’hui, c’est ce qui est en train de changer. Si ces microalgues se développent, c’est bien un indicateur du changement » physico-chimique de nos côtes françaises. La température de l’eau est un facteur déterminant, mais ce n’est pas le seul : l’acidité joue également un rôle important.
« L'acidification des océans, due à cette forte teneur en carbone, va empêcher certaines microalgues, qui ont pour habitude de se créer un squelette calcaire, de le faire » explique Vincent Doumeizel. « Ces microalgues, qui avant coulaient dans l'océan parce qu'elles avaient un squelette de calcaire, restent aujourd’hui à la surface et donc ne séquestrent plus de carbone ». Le réchauffement climatique modifie l’équilibre entre les espèces de microalgues : celles qui jouent un rôle bénéfique pour l’océan sont freinées dans leur développement, car elles dépendent fortement du fer, un nutriment peu disponible. « Depuis 200 millions d'années, c'est cet équilibre des microalgues qui a fait émerger le vivant tel que nous le connaissons. […] Si cette brique fondamentale change, tout ce qui est au-dessus va s’écrouler et il y a quelque chose d'autre qui va se reconstruire ».
La question, désormais, est de savoir si ces espèces tropicales importeront avec elles toute leur chaîne alimentaire, faisant émerger de nouvelles espèces sur les côtes françaises, parfois invasives et susceptibles de perturber les écosystèmes locaux. « Si les facteurs sont favorables pour une nouvelle microalgue, vous pouvez imaginer qu’ils le sont aussi pour d’autres types d’organismes », conclut Maud Lemoine.
