Environnement : les menaces qui pèsent sur les zones humides

Pourtant protégées par un traité international, les zones humides disparaissent trois fois plus rapidement que les forêts. Une catastrophe quand on sait que les zones humides sont capables de filtrer les polluants déversés en amont.

De Sarah Gibbens
Photographies de Gab Mejia
Publication 8 févr. 2021, 12:59 CET
Sur les 15 000 personnes qui vivent dans le marais d’Agusan, environ 60 % appartiennent au peuple autochtone local ...

Sur les 15 000 personnes qui vivent dans le marais d’Agusan, environ 60 % appartiennent au peuple autochtone local des Manobos d’Agusan. Sur ce cliché, le brouillard et la fumée dégagés par des incendies alentour polluent l’air au-dessus d’un village Manobo. Avec les sécheresses et le drainage à la main des zones humides pour laisser place aux parcelles de palmiers à huile, de riz et de maïs, les incendies sont de plus en plus fréquents.

PHOTOGRAPHIE DE Gab Mejia

Des enfants en canoë voguent sur les voies navigables et nagent dans les lacs du marais d’Agusan. Parsemé de luxuriants fourrés vert vif, cet écosystème est niché dans l’extrême-sud de l’île Mindanao, aux Philippines.

Terrain de jeux des plus jeunes, le marais constitue aussi une source de nourriture, un abri et la culture du peuple autochtone Manobo. Cette zone humide est, depuis des centaines d’années, un véritable paradis pour ce peuple, qui gagne sa vie grâce à la chasse et la pêche et vit dans des maisons flottantes s’élevant et s’abaissant avec la saison des pluies. D’une superficie de 400 hectares, le marais d’Agusan abrite également près de 200 espèces d’oiseaux, des mammifères, des reptiles et des poissons endémiques.

Comme toutes les zones humides, le marais d’Agusan offre une protection contre les tempêtes, garantit la sécurité alimentaire, abrite une riche biodiversité et stocke le carbone. Il est aussi confronté à d’importants défis.

Cet écosystème est menacé par la pollution en amont, le changement climatique et la destruction de l’habitat. Les polluants issus des mines et des plantations de palmiers à huile compromettent la qualité de l’eau. Les tourbières, qui stockent de grandes quantités de carbone et sont essentielles à l’écosystème, sont drainées puis brûlées pour y planter davantage de palmiers à huile, du riz et du maïs.

Il y a 50 ans, le 2 février 1971, les représentants de 18 nations se sont réunis à Ramsar, en Iran, pour adopter la Convention relative aux zones humides. Également connu comme la Convention de Ramsar, ce traité, désormais ratifié par 171 pays, avait comme objectif la préservation des zones humides à l’échelle mondiale. Mais, depuis 1971, plus de 35 % des zones humides de la planète ont été drainées à la faveur du développement urbain ou de l’agriculture, polluées, bitumées ou perdues à cause de l’élévation du niveau de la mer.

Le 2 février reste une journée de sensibilisation à la situation désespérée des zones humides. Cette année, la Journée mondiale des zones humides a souligné leur importance en tant que source cruciale d’eau douce, alors que celle-ci devient de plus en plus rare.

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    « Les zones humides, les espèces qu’elles abritent et les services écosystémiques qu’elles rendent sont toujours en déclin, et ce après 50 ans d’efforts internationaux concertés menés par les nations signataires de la Convention. D’autres mesures sont nécessaires », indique Max Finlayson, l’un des auteurs d’un rapport d’évaluation relatif à l’état des zones humides dans le monde paru en 2018.

     

    QUE SONT LES ZONES HUMIDES ?

    Les zones humides désignent un vaste éventail d’écosystèmes inondés de manière saisonnière ou toute l’année. Situées le plus souvent le long des côtes, où elles prennent l’apparence de marais herbeux ou de mangroves, elles peuvent également se trouver plus à l’intérieur des terres, à l’image des marais boisés ou des tourbières, où l’eau est absorbée et sature le sol. Les zones humides sont souvent alimentées par les fleuves et leurs affluents, et abritent des lacs.

    Le marais d’eau douce d’Agusan est entouré de marais boisés et de tourbières, traversé par des fleuves et parsemé de 59 lacs.

    Un enfant Manobo est assis sur les restes d’une construction routière érigée pour acheminer l’huile de palme depuis les plantations situées dans le marais d’Agusan. Plusieurs membres de ce peuple autochtone ont été contraints de s’enfoncer dans les terres pour échapper aux polluants déversés dans le marais par les affluents. Lorsqu’elle était encore vierge, cette zone humide comptait 59 lacs et abritait des marais qui offraient eau douce et poissons en abondance.

    PHOTOGRAPHIE DE Gab Mejia

    « Je pense qu’elles ont longtemps souffert de l’image que nous en avions, des zones boueuses et marécageuses sans valeur », explique Jennifer Howard, directrice principale du programme Blue Carbon de l’organisation Conservation International. « Nous avons récemment démontré qu’il est extrêmement difficile de trouver un écosystème plus productif, qui regroupe tous les avantages environnementaux et climatiques. »

    Près d’un milliard de personnes dans le monde dépendent des zones humides pour vivre, que ce soit grâce à l’agriculture, la pêche, le tourisme ou comme moyen de transport. Près de 40 % des espèces de la planète se reproduisent dans ces écosystèmes ou les choisissent comme nurseries.

    Les zones humides représentent également une source importante d’infrastructure « verte ». À l’image d’une digue qui protège une ville d’un ouragan, les zones humides côtières atténuent les dégâts causés par les violentes tempêtes ; elles contribuent à contrôler les inondations en bloquant les ondes de tempête tout en réduisant l’impact du vent. Selon une étude récente, la perte d’un hectare de zone humide côtière augmente le coût des dégâts infligés par les fortes tempêtes d’environ 27 500 € en moyenne.

    Alors que les forêts sont souvent décrites comme « les poumons de la Terre » en raison des énormes quantités d’oxygène qu’elles libèrent, les zones humides en sont les reins, car elles filtrent les polluants déversés en amont.

    Les entreprises agricoles et les producteurs d’huile de palme drainent des tourbières à Talacogon, une municipalité philippine au sein de laquelle s’étend en partie le marais d’Agusan.

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    Le sang d’un poulet égorgé est récupéré dans un bol lors d’un rite sacrificiel. Les gouttes de sang sont étalées sur la paume des mains et la plante des pieds en signe de vénération des esprits et des animaux qui peuplent le marais d’Agusan.

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    Lorsqu’une zone humide disparaît, c’est l’un des piliers d’un environnement sain qui s’effondre. Les polluants et les sédiments qui descendent le courant sont « attrapés par les zones humides, qui les retiennent », indique Jennifer Howard. « Les sédiments nuisent aux récifs coralliens et peuvent les étouffer lorsque les zones humides disparaissent. »

    Pour atténuer les effets du réchauffement climatique, nous devons faire bien plus que limiter nos émissions de gaz à effet de serre, avertissent les scientifiques. Nous devons aussi préserver de grandes superficies de terre, comme les forêts, les prairies et les zones humides, car elles contribuent à l’absorption du dioxyde de carbone dans l’atmosphère, qui est ensuite retenu dans les racines des végétaux et emprisonné dans le sol. Ces environnements sont des « puits à carbone », qui stockent chaque année des millions de tonnes de carbone à l’échelle mondiale.

    Les zones humides sont « l’un des rares écosystèmes qui, une fois endommagés, passent d’un puits [à carbone] ultra efficace à une source d’émissions de CO² », décrit Jennifer Howard. L’ensemble des zones humides renfermerait un tiers du carbone stocké dans le sol et la biomasse sur terre. Lorsque ces écosystèmes disparaissent, ce carbone est relâché dans l’atmosphère.

     

    MANQUE DE MOYENS À AGUSAN

    Selon les environnementalistes, nous savons comment les zones humides devraient être préservées et ce qu’il en coûtera. Le plus difficile est de susciter suffisamment de volonté politique et d’obtenir des fonds à cette fin.

    Sage tribal, Apo Francisco vit sur le lac Benuni, dans le marais d’Agusan. À l’aide d’une lance transmise de génération en génération, il réalise les sacrifices rituels d’animaux. Les Manobos éprouvent un grand respect pour les êtres vivants, notamment les crocodiles marins qui peuplent le marais.

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    Les Philippines ont fait de la réserve naturelle du marais d’Agusan une zone protégée en 1996. S’étendant sur un peu plus de 400 km², elle est reconnue comme « une zone humide d’importance internationale » conformément à la Convention de Ramsar et comme parc de patrimoine par l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est).

    Pourtant, lors du dernier recensement d’oiseaux d’eau d’Asie effectué dans le parc en 2020, le nombre de ces derniers avait reculé d’environ 11 % par rapport à l’année précédente : 17 780 individus appartenant à 72 espèces différentes avaient été dénombrés, contre plus de 20 000 en 2019. Dans l’ensemble, le nombre d’oiseaux augmentait depuis le premier recensement, effectué en 2014, grâce au renforcement de l’équipe du parc chargée de cette tâche et à l’installation de nouveaux postes de surveillance. Mais, à cause de la sécheresse survenue en 2019, les aires de nourrissage des oiseaux se seraient faites plus rares.

    Selon Emmilie Ibonia, le parc a besoin de davantage de ressources pour suivre avec précision les nombreuses espèces qui peuplent le marais.

    Une plantation de palmiers à huile dans le marais de tourbe de Caimpugan. La demande mondiale en huile de palme, obtenue à partir des fruits du palmier à huile, est forte. Cette huile, qui se prête à de nombreux usages, en cuisine ou dans la composition de shampooings, est l’une des causes principales de déforestation.

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    « En raison de ses effectifs très restreints, le parc n’a pas les capacités techniques de mener toutes les tâches qui lui sont confiées », poursuit la surintendante de la zone protégée de la réserve naturelle du marais d’Agusan. Le parc emploie seulement neuf salariés, précise-t-elle dans un e-mail.

    À cause de la sécheresse ou du drainage effectué par les entreprises agricoles, certaines zones humides s’assèchent et les protecteurs du parc sont désormais confrontés aux incendies. En 2019 et 2020, près de 100 hectares de tourbière et de forêts marécageuses sont partis en fumée. Le parc ne dispose pas de matériel de lutte contre les incendies pour les éteindre, précise Emmilie Ibonia.

     

    SÉCURITÉ ALIMENTAIRE ET LUTTE CONTRE LES VIRUS

    Le principal obstacle à la préservation des zones humides consiste à faire changer la perception qu’en ont les personnes, explique Jennifer Howard.

    Selon elle, il peut être difficile de les convaincre de laisser une étendue boueuse de marais intacte alors qu’il serait possible d’y faire construire un hôtel lucratif en bord de mer.

    Ricky Reyes, un membre de la tribu Manobo, transporte ses prises du matin remontées sur le lac Panlabuhan. La communauté partage ses coups de filet avec des voisins et leurs familles. Les ressources halieutiques des zones humides sont vitales ; lorsque ces écosystèmes sont menacés, les habitants, comme les autochtones Manobos, sont confrontés à l’insécurité alimentaire.

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    Des bougies tout juste allumées éclairent la chapelle flottante ancrée sur le lac Panlabuhanafter. Le catholicisme a atteint la communauté Manobo, où il s’est mélangé avec leur religion d’origine, qui repose sur la vénération des animaux et de la nature.

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    Marites Babanto est une cheffe tribale Manobo. Dans la chapelle flottante, elle prie pour que le marais et sa culture perdurent et soient protégés des difficultés auxquelles ils sont confrontés.

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    Dans une étude publiée l’année dernière, un groupe de scientifiques soutenait l’octroi de droits juridiques aux zones humides.

    « La reconnaissance des droits de la nature, et notamment des zones humides, n’est peut-être pas conventionnelle pour certains, mais nous avons récemment assisté à une évolution en matière de reconnaissance des droits des personnes », confie Max Finlayson, l’un des auteurs de l’étude. Ainsi, en 2019, la tribu Yurok de la côte Ouest des États-Unis a octroyé des droits juridiques au fleuve Klamath.

    Malgré les faibles avancées accomplies au cours des 50 dernières années, les conservationnistes ont bon espoir que le mouvement visant à sauver les zones humides va enfin prendre de l’ampleur. Ces écosystèmes sont devenus très populaires dans le cadre des programmes de compensation carbone, qui permettent aux pollueurs de compenser leurs émissions carbone en payant pour qu’elles soient stockées ailleurs.

    « La demande du secteur privé pour cette compensation carbone dépasse de beaucoup l’offre », souligne Jennifer Howard. « Il réalise que c’est une bonne chose dans laquelle investir ».

    Marites Babanto manœuvre un canoë dans une zone humide recouverte de végétation en fleurs. Depuis 30 ans, cette cheffe tribale se bat pour protéger son territoire des entreprises qui voudraient y planter des palmiers à huile et d’autres cultures. Aux Philippines, il est dangereux de défendre l’environnement : le pays est l’un des plus meurtriers pour les environnementalistes.

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    Secrétaire générale de la Convention relative aux zones humides, Martha Rojas Urrego pense que, malgré la réduction globale de la superficie des zones humides depuis 1971, le monde pourrait être à un tournant concernant son appréciation de ces écosystèmes. Elle estime que la pandémie actuelle a sensibilisé le public à l’importance de la nature, alors que les scientifiques nous mettent en garde contre la destruction d’habitats critiques, qui pourrait résulter en l’émergence d’autres virus semblables à celui causant la COVID-19.

    « Nous observons de plus en plus une reconnaissance du rapport qui unit la nature et les humains », dit-elle. « Nous vivons une situation dramatique, mais en même temps, elle nous montre que ce que nous faisons subir à la nature n’est pas sans conséquence pour nous ».

     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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