Agriculture : le long combat pour faire reconnaître les maladies liées aux pesticides

Parkinson, cancers… Pour faire reconnaître le lien entre la maladie et les pesticides, les agriculteurs concernés ont dû franchir de nombreux obstacles.

De Manon Meyer-Hilfiger
Publication 7 sept. 2024, 14:11 CEST
Cet agriculteur pulvérise des quantités de produits chimiques parmi lesquels herbicides, insecticides et fertilisants dans son champ. ...

Cet agriculteur pulvérise des quantités de produits chimiques parmi lesquels herbicides, insecticides et fertilisants dans son champ. Photographie prise en février 2016 à proximité de Salt Lake City aux Etats Unis. 

 

PHOTOGRAPHIE DE Wiki commons, Aqua Mechanical

Tout a commencé par un mal de dos. De ceux, si violents et douloureux qu’ils finissent par rendre la vie impossible. Assis au volant de son tracteur, Jean-Luc ne supportait plus les moindres vibrations du moteur. Transporter les sacs de semence devenait soudain une tâche extrêmement pénible. L’agriculteur, qui est avec son père à la tête d’une exploitation de 200 hectares de maïs, finit par se rendre aux urgences. Diagnostic : un myélome, un cancer de la moelle osseuse. À seulement quarante-et-un ans, le cultivateur doit alors se faire retirer une vertèbre et abandonner son métier. C’était en 2001. Depuis, il enchaîne les chimiothérapies et n’a jamais pu retourner travailler dans ses champs.

« Au départ, je n'ai absolument pas fait le lien avec les pesticides. Je pensais simplement que je n’avais pas de chance » relate-t-il. Devenu péagiste sur les autoroutes, il a l’obligation de consulter un médecin du travail tous les six mois. « À chaque visite, ce docteur me répétait que mon cancer pouvait avoir été causé par les pesticides. Mais à l’époque, ça rentrait par une oreille et ça sortait par l’autre. Je n’étais pas du tout prêt à l’entendre. » 

Il faut dire que l’agriculture était, pour lui, bien plus qu’un simple gagne-pain. C'était un métier transmis de génération en génération, une part de son identité. « C’est très difficile d’accepter que le travail que l’on aime rend malade. Au sortir de la guerre, mes grands-parents n’avaient qu’une idée en tête : produire à tout prix. Au collège et au lycée agricole, on m’a rabâché le même discours : produire toujours plus, grâce à ces produits phyto-sanitaires, pour gagner plus. Aujourd’hui, je me dis : quel gâchis. On m’a trompé, on nous a trompés. C’est ce qui m’a rendu malade. Certes, chaque matin, je vois encore le jour. Mais je passe une bonne partie de mon temps à l’hôpital, affaibli, avec des effets secondaires très lourds ».

Si l’agriculteur ne fait pas le lien avec les pesticides immédiatement, c’est qu’il est sans doute trop tôt. L’époque n’est pas encore mûre, l’idée trop confidentielle. Très peu de maladies professionnelles liées aux produits phyto-sanitaires sont officiellement reconnues. « En France, dans les années 1990, les toutes premières études épidémiologiques démontrent que les pesticides sont un facteur de risque pour la maladie de Parkinson et pour certains cancers. Mais les pouvoirs publics ne s’emparent véritablement du sujet qu’en 2013, quand l’Inserm publie une expertise collective sur le sujet. Il devient alors difficile d’ignorer le problème. Les médecins, souvent très mal informés, commencent aussi à prendre conscience de la situation » se remémore Jean-Noël Jouzel, sociologue et directeur de recherche au CNRS, co-auteur de L’agriculture empoisonnée.

Remplissage d'un épandeur avec l'herbicide Lasso de Monsanto. 

 

PHOTOGRAPHIE DE United States Department of Agriculture USDA, Wiki commons

Voilà peut-être la raison pour laquelle Jean-Luc a mis plus d’une décennie avant d’avoir un déclic. « En 2013, alors que je patiente pour une troisième chimiothérapie dans une chambre stérile, les mots du médecin du travail me reviennent » se souvient-il. C’est décidé : il va faire reconnaître son cancer comme maladie professionnelle liée aux pesticides. « Je voulais dénoncer ce problème. C’était ma motivation principale. Faire connaître ma maladie pour essayer d’empêcher d’autres agriculteurs d’en être victimes à leur tour. »

La reconnaissance de la maladie professionnelle permet également d’être indemnisé. Mais le chemin est long et difficile. Sa caisse de sécurité sociale refuse une première fois. Sa maladie n’est pas officiellement reconnue comme étant liée aux pesticides. Jean-Luc persévère, « même si les médecins me décourageaient, en me disant que c’était peine perdue ». Il monte un dossier, passe devant une commission. L’ex-agriculteur obtient finalement gain de cause, deux ans plus tard. Il devient ainsi l’un des pionniers de la cause en France. Peu à peu, l’État reconnaît officiellement les maladies professionnelles liées aux pesticides : Parkinson en 2012, hémopathies malignes (cancers du sang) en 2015, cancer de la prostate en 2021.

 

« JE SUIS COMME UNE VIEILLE BATTERIE DE TÉLÉPHONE PORTABLE »

Pour mener bataille, Jean-Luc ne se voyait pas faire les démarches seul : « j’aurais eu l’impression de m’attaquer à un monde inconnu. » En cherchant sur internet, il est tombé sur Phyto-victimes, l’unique association entièrement dédiée à la question. « Nous avons été contactés par au moins 1 000 personnes depuis le début de l’association (en 2011 ndlr) – et à ce jour, nous sommes à un peu plus de 300 reconnaissances et indemnisations obtenues grâce au travail de Phyto-Victimes » souligne Claire Bourasseau, la responsable du service victimes de l'association. Jean-Luc est depuis devenu trésorier de l’association. Il sait l’importance d’être accompagné dans ces démarches longues et pénibles. Surtout quand on est malade, quand tout demande plus d’énergie. « Je suis comme une vieille batterie de téléphone portable » soupire Antoine Lambert, le président de l’association victime d’une leucémie, qui a dû aller jusqu’à la procédure judiciaire pour faire reconnaître sa maladie et obtenir une indemnisation.

Entre 2020 et 2023, 1970 agriculteurs ont déposé une demande de reconnaissance de maladie professionnelle liées aux pesticides (79,8 % des 1793 dossiers traités ont reçu un accord pour indemnisation). Sur une population totale d’agriculteurs de près d’un million de personnes qui travaillent de façon permanente ou occasionnelle sur les exploitations agricoles, rien qu’en France métropolitaine.

Difficile pourtant de s’arrêter à ces chiffres. Aujourd’hui encore, il est « proprement impossible de dresser un bilan précis du coût humain de l’exposition massive de la main d’œuvre agricole aux pesticides » écrivent les chercheurs Jean-Noël Jouzel, Sylvain Brunier, et Giovanni Prete dans un article paru en 2022, « les causes de la sous-reconnaissance sont multiples ». D’une part, il est difficile pour les exploitants agricoles de passer « d’empoisonneurs à empoisonnés » selon la formule des chercheurs. « Ces agriculteurs avaient réussi, étaient montés dans le train du progrès, ils dirigeaient des exploitations agricoles qui marchaient bien » soulignent-ils.

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    Photographie prise en 2024 à l'occasion du colloque "Santé et pesticides" tenu par l'association Phyto-victimes. De gauche à droite : Claire Bourasseau responsable du service d'aide aux victimes, Antoine Lambert, Jean-Luc Goudenèche ainsi que Madame et Monsieur Morin - Charles Morin est administrateur de l’association et victimes des pesticides.

    PHOTOGRAPHIE DE  Stessy Rekkas

    Certains refusent encore tout bonnement d’en entendre parler. Ainsi, quand Jean-Luc rend visite à ses voisins cultivateurs atteints de cancer de la prostate ou de leucémie pour les sensibiliser, il se heurte souvent à un mur. « Certains m’assurent que c’est héréditaire, en prenant pour exemple leur père et leur grand-père, agriculteurs eux aussi, morts d’un cancer de la prostate ».

    D’autres sont empêchés par une forme de culpabilité. « Quand ils découvrent qu’ils sont malades, le premier réflexe des agriculteurs est de considérer que c’est de leur faute. Ils se disent : "si j’avais mieux porté mes gants, mon masque"... Ce qui est très discutable. Les vêtements de protection ne sont pas forcément efficaces. Et de toute façon, ils sont loin d’être adaptés aux réalités du terrain » explique Jean-Noël Jouzel. Pour franchir les étapes, dépasser l’autocensure, souvent « les conjointes jouent un rôle important » observe-t-il. « Elles peuvent convaincre leur époux de se lancer malgré tout. Elles voient l’intérêt de déposer une demande de reconnaissance de maladie professionnelle, pour obtenir une indemnisation et maintenir l’exploitation à flot ».

     

    UNE DÉPENDANCE FRANÇAISE AUX PESTICIDES

    Que deviennent ensuite ces exploitations ? Au grand étonnement des militants écologistes qui ont accompagné certaines victimes, de nombreux agriculteurs malades continuent d’utiliser des pesticides. « Cela ne me fait pas rêver, mais j’estime ne pas pouvoir passer en bio. Les solutions techniques sont difficilement applicables ici » relate ainsi Antoine Lambert, qui, depuis de nombreuses années, s’attèle tout de même à réduire les quantités utilisées. « Cela raconte la dépendance française aux pesticides. Tout se passe comme si le statut d’agriculteur victime des pesticides n’était reconnu que du bout des lèvres, et uniquement dans la mesure où il ne remet pas en cause frontalement un système agricole qui continue à avoir recours à la chimie de synthèse un élément central de son fonctionnement. Changer de modèle agricole est bien plus facile à dire qu’à faire » poursuit Jean-Noël Jouzel. 

    Pourtant « vu l’impact sanitaire et climatique de notre agriculture (19 % des émissions de gaz à effet de serre à l'échelle nationale), il est difficile d’imaginer continuer comme avant. D’immenses marges de manœuvre existent. En France, contrairement à nos voisins britanniques qui importent la majorité de leurs produits, nous avons la chance d’avoir encore une agriculture sur laquelle nous pouvons agir » conclut Jean-Noël Jouzel.

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