Les forêts, au cœur de l'histoire et de l'imaginaire français

« Les forêts ont joué un rôle très puissant dans les grandes pages de l'histoire de France. Elles ont permis durant des millénaires à la population de vivre, de se chauffer, de construire des maisons, de se nourrir. »

De Marie-Amélie Carpio, National Geographic
Publication 29 mai 2022, 11:00 CEST
Fougères dans la forêt des Landes, la première forêt de France et d'Europe.

Fougères dans la forêt des Landes, la première forêt de France et d'Europe.

PHOTOGRAPHIE DE Sébastien Chebassier

Environ 17 millions d'hectares de forêts – qui correspondraient à 1,3 milliards d'arbres – couvrent la France métropolitaine, soit près du tiers du pays. C'est peu dire que la forêt occupe une place majeure dans le paysage. Dans l'horizon mental des habitants aussi, qui sont quelque 500 millions à y flâner chaque année.

De balade, il est également question dans le dernier livre d'Alain Baraton, Mon tour de France des bois et forêts, aux éditions Stock. Celui qui officie comme jardinier en chef du parc de Versailles depuis 1982 y compose une promenade à l'érudition joyeuse à travers les siècles et le territoire. Les envoûtantes pinèdes des Landes y côtoient les douloureux souvenirs des forêts de guerre et les fées de Brocéliande les wallabies de Rambouillet, hôtes inattendus de ces bois, échappés d'un zoo.

D'anecdotes en pages d'histoire, Alain Baraton rappelle le poids de l'or brun dans notre passé et notre imaginaire. Et livre une ode aux forêts propres à inspirer leur fréquentation. Entretien

Alain Baraton, jardinier en chef du parc de Versailles depuis 1982, auteur du livre « Mon tour de France des bois et forêts », paru aux éditions Stock.

PHOTOGRAPHIE DE Thomas Garnier

Vous évoquez en préambule de votre livre le fait que la population française a peu conscience de l'extraordinaire richesse de son patrimoine forestier.  Historiquement, vous parlez d'or brun. Pourquoi ?

Les forêts ont joué un rôle très puissant dans les grandes pages de l'histoire de France. Elles ont permis durant des millénaires à la population de vivre, de se chauffer, de construire des maisons, de se nourrir en chassant, en récoltant des fruits sauvages et en y faisant paître les troupeaux de bovins et de moutons. Les champs étaient autrefois de petite dimension. Il n'y avait pas autant de productivité et pas de récolte précoce au printemps ou tardive en automne. On moissonnait seulement l'été. La vraie nourriture était dans les bois, avec en particulier l'avantage d'y trouver de l'eau et de l'ombrage pour les bêtes. Ils ont aussi joué un rôle essentiel dans la construction navale et dans la fabrication des affûts de canons. Il ne faut pas non plus oublier que le pouvoir en France a longtemps été religieux. Il a fallu construire par dizaines de milliers des chapelles, des cathédrales et des églises, donc là encore exploiter les forêts. Elles ont eu une importance énorme. C'est la raison pour laquelle elles étaient la propriété du roi.

 

Les forêts françaises ont aussi été le premier lieu où l'on a commencé à prendre conscience des dangers d'une surexploitation des ressources et le premier milieu à faire l'objet d'une politique de protection.

Les premières mesures de protection des forêts ont concerné celles de l'Île-de-France et datent du XIIIe siècle. Trois siècles plus tard, Colbert a édicté un règlement interdisant en particulier la présence de bovins dans celle de Fontainebleau en raison des dégâts trop importants qu'ils y causaient. Les forêts ont survécu grâce au goût des rois pour la chasse. Mais il faut relativiser : toutes les forêts autour de Versailles ont été préservées pendant la durée de l'occupation du château par les rois, pour ne pas perturber le territoire de chasse des monarques. Mais on est allé piller plus loin celles des seigneurs pour planter les bois de Versailles. Il est vrai toutefois que l'exploitation des forêts a été très problématique dès le Moyen Âge et qu'il a fallu prendre rapidement des mesures.

 

Quel est le poids des forêts dans notre imaginaire et notre culture ?

Il est énorme. Le monde de la forêt et des bois nous a considérablement influencés. La forêt est omniprésente dans les contes, de la Belle au bois dormant, aux Sept Nains qui vivent dans les bois et au Petit Poucet qui y est abandonné. Dans les comptines aussi – il suffit de songer à la chanson « Promenons-nous dans les bois » – et dans le vocabulaire. Les expressions françaises où la forêt a sa place sont innombrables (de « l'arbre qui cache la forêt », à la « langue de bois », en passant par la « volée de bois vert »). Bien des villes ont également des noms dérivés de forêts ou de bois. Saint-Louis rendait la justice sous un chêne. C'est aussi une feuille de cette essence qui orne le képi des généraux et la légion d'honneur. Sans parler de toutes les constructions architecturales sur lesquelles sont gravées des feuilles décoratives.

Les forêts ont toujours impressionné : on voit où elles commencent, mais on ignorent où elles finissent et ce qu'on va y découvrir. Les populations les traversaient rarement autrefois, en dehors des commerçants ou des rois avec leur escorte. On pourrait comparer ce qu'elles représentaient autrefois à l'océan atlantique, avec ses espoirs de richesse et de terre promise de l'autre côté.

Elles faisaient l'objet de perceptions contradictoires : lieu de désir, où l'on attendait certaines rencontres, comme celle du gibier, elles étaient aussi le lieu de toutes les terreurs, l'endroit où l'on s'égarait, habité par des animaux dangereux, tels les loups, et où les brigands et les assassins se cachaient. Aujourd'hui encore, elles sont charmantes la journée, mais deviennent rapidement une source d'angoisse la nuit.

 

Certaines sont plus « littéraires » que d'autres. La forêt de la Grande Chartreuse a sans doute été celle qui a le plus inspiré les artistes.

C'est la seule forêt que l'on peut voir presque depuis le ciel, en la surplombant depuis la montagne. On a le sentiment d'être un aigle. C'est une forêt sombre, de conifères et de résineux, mais au bout du chemin, on arrive à un joyau de notre patrimoine architectural bâti par la foi, comme si on parvenait au paradis. Elle a inspiré quantité d'artistes et de peintres. Lamartine en particulier y a rencontré une jeune femme dont il tombé amoureux. Elle est morte de tuberculose, une tragédie qui l'a conduit à composer le poème « Le Lac ». De tous les écrivains, c'est Stendhal qui est le plus associé à cette forêt. La Grande Chartreuse lui a inspiré la Chartreuse de Parme.

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    La forêt domaniale de Grande Chartreuse, troisième forêt en France a avoir été labellisée forêt d'exception et le sommet Chamechaude, vu depuis le Charmant Som.

    PHOTOGRAPHIE DE M. Frachisse

    D'autres forêts ont fait l'objet d'une attention plus dommageable. Vous évoquez en particulier celle de Fontainebleau, qui a suscité les plus vives convoitises.

    C'est l'une de nos plus belles forêts par la diversité de sa végétation. Mais elle a cumulé les handicaps en raison de sa proximité avec Paris, de la richesse de son sous-sol et de son emplacement entre la capitale et la Côte d'Azur. On y a d'abord construit un aqueduc pour alimenter Paris en eau. Puis on a découvert du grès dans son sous-sol et on l'a exploité pour paver les rues de la capitale. Avec l'avènement des congés payés, on y a aménagé la route nationale 7, l'autoroute et la voie ferrée. On a enfin découvert du pétrole à la fin des années 1950. Aujourd'hui son exploitation a cessé dans la forêt même, mais des forages en biais se poursuivent à sa périphérie. Et outre les visiteurs, elle abrite aussi des camps militaires.

     

    À côté des forêts anciennes comme Fontainebleau figurent aussi les créations récentes, comme la forêt des Landes, qui a totalement changé le destin de la région. Pourquoi a-t-elle été plantée ?

    À l'origine, la région n'existait quasiment pas. C'était une zone presque désertique, que l'eau stagnante livrait aux fièvres, où seuls quelques bergers et leurs troupeaux arrivaient à vivre à peu près correctement. Au XVIIe siècle, on a réfléchi à la manière de mieux exploiter l'endroit et on a décidé sous Louis XVI de lutter contre l'avancée de l'océan atlantique, qui grignotait le littoral de façon considérable. Un projet pour lequel on n'aura de cesse de replanter jusqu'à Napoléon III.

    La forêt a considérablement transformé la cartographie. Elle a créé des paysages extraordinaires comme la dune du Pilat. Elle a aussi totalement modifié l'économie du pays, qui, de pastorale, est devenue chimique avec le gemmage, l'exploitation des pins pour la fabrication de la térébenthine. Quand j'étais gamin, on voyait encore les pots de résine sur les arbres. L'activité a aujourd'hui disparu. C'est la première forêt de France et d'Europe. Mais elle est en train de souffrir de ce qui représente pour moi une déforestation scandaleuse : des centaines d'hectares y sont défrichés pour planter des champs de maïs. Elle est devenue un véritable poumon. Or elle est en train de connaître en certains endroits des ravages qui m'évoquent ceux que subit la forêt amazonienne. 

    La forêt de Fontainebleau, une de plus belles forêts par la diversité de sa végétation.

    PHOTOGRAPHIE DE Tony Knight/Pixabay

    La forêt des Landes est peut-être à elle seule le symbole du déclin de l'exploitation forestière en France. On s'extasie sur la beauté des forêts, mais elles doivent aussi rester un lieu de fabrication du bois. Respectons les arbres, coupons-les, mais pour de bonnes raisons. Après l'incendie de Notre-Dame de Paris, des chênes centenaires ont été abattus pour reconstruire la charpente. C'est un crève-coeur, mais d'un autre côté, cela a permis à des artisans de faire des merveilles, à une filière de continuer à avoir une activité professionnelle et de rendre au bois sa vocation première. Il faut redonner au bois la valeur qu'il mérite, qui plus est à une époque où nous avons besoin de forêts pour lutter au mieux contre le réchauffement climatique.

     

    Certains espaces boisés ont un statut à part dans le paysage hexagonal, les « forêts de guerre ». De quoi s'agit-il ?

    Elles sont principalement situées dans l’est de la France. Officiellement, elles ont été plantées après la Première Guerre mondiale car le nombre de victimes qui reposait sous terre était tel qu’il était impossible de retrouver les corps et de leur offrir une sépulture. Pour ne pas souiller leur mémoire, on a planté des arbres, car il n’y a pas de plus belles tombes. C'est vrai, mais cela permet aussi de ne pas dépolluer et déminer en totalité les sols, ce qu’on n’a ni la volonté ni les moyens de faire. 

    Ce sont des forêts émouvantes et angoissantes. On marche là où reposent des millions de malheureux et il y a des monuments aux morts un peu partout. Dans la forêt de Verdun, des barbelés sont encore pris dans l’écorce de certains arbres. Les villages qui ont été rayés de la carte et dont l'ancien emplacement n'est plus recouvert que par les bois ont toujours un maire, nommé par le préfet, car l'administration a voulu montrer qu'on ne détruirait pas leur histoire.

     

    Parmi tous les bois et forêts que vous évoquez, quel est votre site favori ?

    La forêt des Landes. C'est un espace de liberté pour moi. Il me rappelle ma jeunesse et les vacances. C'est le lieu où j'ai été le plus heureux dans ma vie. J'étais un adolescent réservé et la forêt était un refuge pour moi. J'ai des souvenirs merveilleux des Landes. On marche sur le sable tassé et les aiguilles de pins. Les arbres dégagent des senteurs extraordinaires et on entend le bruit de l'Atlantique et des pommes de pin qui craquent avec la chaleur. C'est un lieu de plaisir et de joie.

    Coucher de soleil, forêt des Landes

    PHOTOGRAPHIE DE CDT Landes/Manu Obry

    Vous militez depuis des années pour l'adoption d'une loi qui protègerait les arbres anciens comme on le fait pour les monuments historiques. Où en est-on ?

    Le projet n'avance pas beaucoup, ce qui est inadmissible. Voir les politiques prétexter qu'il n'est pas possible de classer des arbres car ils sont mortels prouve que ceux qui nous gouvernent ne sont pas dans l'air du temps.

    Le plus vieil arbre de France, un olivier âgé de 2000 ans sur la commune de Roquebrune-Cap-Martin, mériterait d'être mieux protégé qu'une statue sur le rond-point d'une commune. Protégeons tous ces doyens végétaux qui sont les témoins de plusieurs siècles de civilisation. Le plus vieil arbre du monde est un sapin âgé de 9000 ans en Suède. Il est préservé dans le pays mais mériterait aussi la protection de l'humanité entière, au même titre que les pyramides ou les cathédrales. Je ne vois pas pourquoi ce que fait la nature aurait moins d'importance que ce que font les hommes.

    À Versailles, il aura fallu attendre 2020 pour qu'on parle enfin des arbres. Depuis 2 ans, on a classé des arbres admirables. Ils font l'objet d'un parcours historique dans le parc, qui rappelle leur provenance et leurs caractéristiques.

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