Pologne : le mur anti-migrants menace aussi la dernière forêt primaire d’Europe

La construction d’un mur de 186 kilomètres de long à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie vient de commencer. Pour la communauté scientifique, c’est une « catastrophe » environnementale.

De Douglas Main
Publication 1 févr. 2022, 17:17 CET
Razor wire

Des ouvriers ont commencé à construire un mur d’environ cinq mètres de haut à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. Ce nouveau mur couvrira près de la moitié de la frontière et remplacera la clôture barbelée plus petite que l’on voit sur cette photo prise le 27 janvier 2022 dans le nord-est de la Pologne.

PHOTOGRAPHIE DE Wojtek RADWANSKI, AFP via Getty Images

La frontière entre la Pologne et la Biélorussie coupe à travers forêts, collines ondoyantes, vallées fluviales et zones humides. Cette campagne autrefois paisible est aujourd’hui militarisée. En réaction à un afflux de migrants venus du Moyen-Orient et arrivés par la Biélorussie, le gouvernement polonais a lancé la construction d’un mur gigantesque le long de sa frontière orientale.

Les associations humanitaires et les groupes de défense de l’environnement dénoncent cette décision. D’après les Gardes-Frontières Polonais, le mur mesurera cinq mètres de hauteur et s’étirera sur 186 kilomètres de long, et ce en dépit des lois que cette barrière va enfreindre. Son sillon va traverser des écosystèmes fragiles comme celui de Białowieża, dernière forêt primaire de plaine du continent.

Salih Remitdh, migrant irakien de 41 ans, a été découvert dans la forêt par un groupe de volontaires près de Milejczyce en novembre 2021. Il a demandé une protection internationale à des gardes-frontières. En général, les migrants comme lui sont reconduits en Biélorussie.

PHOTOGRAPHIE DE Lukasz Glowala, Reuters

Katarzyna Nowak, chercheuse à la Station de géobotanique de la Białowieża de l’Université de Varsovie, rappelle que si sa construction est achevée dans les prochains mois comme cela est prévu, le mur ferait barrage aux routes migratoires de nombreuses espèces animales : loups, lynx, cerfs élaphes, populations convalescentes d’ours bruns, et dernier grand groupe de bisons d’Europe. Cela pourrait avoir de vastes conséquences, car la frontière entre la Pologne et la Biélorussie est un des corridors biologiques les plus importants entre l’Europe et l’Eurasie, et les espèces ont besoin de liant entre leurs populations afin de rester génétiquement saines.

Des murs poussent sur les frontières du monde entier. Celui érigé entre les États-Unis et le Mexique en est l’exemple le plus tristement célèbre. L’ironie tragique de ces murs c’est que tout en mettant effectivement fin au mouvement de la faune, ils sont bien incapables de stopper complètement les migrations humaines ; ils ne font en général que les retarder ou les dévier. Sans compter qu’ils ne traitent en aucune façon le problème à la racine. D’ailleurs, les migrants trouvent souvent le moyen de s’affranchir de ces murs, soit en les escaladant, soit en passant à travers une brèche.

Encore et toujours, le spectre d’un afflux de migrants pousse les gouvernements à outrepasser les lois de protection de l’environnement, selon John Linnell, biologiste de l’Institut norvégien de recherche naturelle.

La construction du mur à la frontière polonaise va entraîner une circulation importante mais aussi du bruit et une pollution lumineuse dans cette forêt vierge. Les travaux pourraient également inclure abattage et bétonisation.

« À mon avis, c’est une catastrophe », commente Bogdan Jaroszewicz, directeur de la Station de géobotanique de la Białowieża.

 

UNE FORÊT PRIMAIRE

La plupart de la forêt de Białowieża est protégée depuis le 14e siècle. Il s’agit de la dernière grande étendue primaire d’Europe, du type de celles qui s’étiraient autrefois de l’Oural à l’Atlantique. « C’est le joyau de l’Europe », affirme Katarzyna Nowak.

Chênes, frênes et tilleuls pluri-centenaires dominent une sous-canopée dense et foisonnante où les arbres tombent et peuvent se décomposent en paix, explique Eunice Blavascunas, anthropologue autrice d’un livre sur la région. La forêt abrite une foison de champignons et d’invertébrés (plus de 16 000 espèces des deux groupes) ainsi que 59 espèces de mammifères et 250 d’oiseaux.

Du côté polonais de la forêt, on peut encore trouver quelque 700 bisons d’Europe qui paissent dans les basses vallées et dans des endroits défrichés, une population précieuse qui a mis un siècle à se reconstituer. Il y a également des loups, des loutres, des cerfs élaphes et une population menacée d’une dizaine de lynx. D’ordinaire, ces animaux vont et viennent sans se soucier de la frontière avec la Biélorussie. En 2021, un ours brun serait d’ailleurs entré en Pologne.

D’après certains témoignages, le gouvernement polonais aurait l’intention d’élargir le défrichement d’une zone traversant la forêt de Białowieża et d’autres étendues boisées frontalières. Bogdan Jaroszewicz ajoute qu’en plus des conséquences sur la vie sauvage, les chercheurs s’inquiètent de la pollution sonore et lumineuse et aussi de ce que les travaux sont susceptibles d’introduire des plantes invasives poussant rapidement qui feraient des dégâts (le solidago ou l’orpin rose par exemple).

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    Un troupeau de bisons d’Europe avancent dans un champ enneigé du Parc national de Białowieża, en Pologne. La forêt et ses alentours abritent la dernière grande population sauvage de bison d’Europe.

    PHOTOGRAPHIE DE Daan Kloeg, Alamy

    Mais le problème ne se résume pas qu’à cette forêt. En murant sa frontière orientale, la Pologne va isoler la faune européenne des étendues eurasiennes. Selon John Linnell, c’est un problème d’ampleur continentale, « un problème critique que cette [frontière] soit emmurée ».

    Les murs entraînent une importante fragmentation de l’habitat ; empêchent les animaux de trouver des partenaires, de la nourriture et de l’eau ; et sur le long terme cela peut rompre le flux génétique et entraîner une extinction régionale, selon John Linnell.

     

    HORS-LA-LOI ? 

    D’après certains experts juridiques, la construction de ce type de mur transgresse les lois environnementales de plusieurs pays ainsi que d’importants accords internationaux astreignants.

    En plus de cela, la forêt de Białowieża est inscrite au Patrimoine mondial de l’UNESCO, titre rare qui promet prestige international et afflux de touristes. Selon Arie Trouwborst, expert en législation environnementale de l’Université de Tilbourg, dans le cadre de cette inscription, la Pologne est censée se conformer aux exigences de la Convention du Patrimoine mondial (qui oblige le pays à protéger des espèces comme le bison) et éviter de nuire à l’environnement de la partie biélorusse de la forêt.

    On peut tout à fait envisager que la construction de ce mur pousse l’UNESCO à retirer le site de sa liste. Selon Arie Trouwborst, il s’agirait d’un coup brutal pour le pays et la région. Ce n’est arrivé que deux fois dans l’histoire, à Oman et en Allemagne.

    La partie polonaise de la forêt de Białowieża est également un des sites naturels du réseau Natura 2000 protégés par la Directive européenne « Habitats faune-flore ». Le 

    nouveau mur « cadrerait mal avec les obligations de la Pologne vis-à-vis de la législation européenne à cet égard, car elle l’astreint à éviter et à remédier aux activités et aux projets qui nuisent aux espèces pour lesquelles le site a été protégé, [notamment] le bison d’Europe, le lynx et le loup », prévient Arie Trouwborst.

    La législation européenne est astreignante et il est possible de la faire appliquer au sein même du territoire polonais comme par la Cour de justice européenne (qui peut infliger de lourdes amendes). Même selon les interprétations conservatrices de la loi, le gouvernement polonais, en érigeant une clôture barbelée à travers la forêt de Białowieża, contrevient déjà à la Directive. Celle-ci édicte que les projets potentiellement nuisibles ne peuvent en principe être validés que « s’il ne demeure pas de raisons scientifiques raisonnables de douter de de l’absence » d’impacts défavorables. La construction d’un mur comporte à l’évidence des périls environnementaux.

    « D’une manière ou d’une autre, il semblerait que la construction d’une clôture ou d’un mur le long de la frontière sans les rendre perméables à la faune protégée contrevienne à la loi », commente Arie Trouwborst.

    La Cour de justice européenne s’est déjà montrée capable de se prononcer sur les activités qui ont lieu dans la forêt de Białowieża. Le gouvernement polonais en a abattu des pans entiers de 2016 à 2018 pour retirer des arbres infestés de scolytes. Mais en avril 2018, la Cour de justice a confirmé l’illégalité de ces abattages et le gouvernement a dû arrêter de les couper. L’abattage a toutefois repris cette année aux alentours de Białowieża.

     

    TOUJOURS PLUS DE MURS

    La Pologne n’est pas la seule dans ce cas. D’après John Linnell, la tendance mondiale à l’érection de murs frontaliers menace des décennies d’avancées en matière de protection de l’environnement, surtout en ce qui concerne les approches transfrontalières et coopératives de la défense des écosystèmes.

    Parmi les endroits les plus connus où des murs ont été érigés récemment, on retrouve la frontière entre le Mexique et les États-Unis, celle entre la Slovénie et la Croatie, mais aussi la Mongolie dans toute sa circonférence. John Linnell ajoute que l’Union européenne est désormais elle aussi en grande partie clôturée.

    Cette recrudescence de murs semble avoir pris les défenseurs de la cause animale par surprise après environ un siècle d’avancées en matière de coopération entre les pays, chose particulièrement importante en Europe où aucune nation n’est en mesure d’atteindre ses objectifs de conservation seule puisque les espèces animales comme végétales chevauchent les frontières.

    Pour John Linnell, cette hâte avec laquelle on érige tant de murs représente « un degré inédit de fragmentation de l’habitat ». Cela révèle aussi « une dégradation de la coopération internationale. On voit ce retour au nationalisme, des pays qui tentent de résoudre les problèmes en interne sans réfléchir au coût environnemental », ajoute-t-il.

    « Cela montre que des forces externes peuvent menacer de détricoter les progrès réalisés en matière de conservation mais aussi toute la fragilité de nos victoires passées ».

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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