Hexane : comment ce solvant dérivé du pétrole s’est-il retrouvé dans nos assiettes ?

Dans vos placards se cachent peut-être des aliments contaminés par l’hexane, sans que vous le sachiez. Dans un récent rapport, Greenpeace dénonce un véritable "scandale sanitaire".

De Romane Rubion
Publication 9 oct. 2025, 11:46 CEST
Rayon de supermarché dans lequel des huiles végétales sont mis à la vente.

Rayon de supermarché dans lequel des huiles végétales sont mis à la vente.

PHOTOGRAPHIE DE René van den Berg

« Qui imaginerait qu’en donnant du lait infantile à son enfant, on lui fasse, sans le savoir, ingérer des résidus d’un solvant dérivé du pétrole ? ». Ainsi s’ouvre le dernier rapport publié par Greenpeace France le 22 septembre, titré Nos aliments contaminés à l’hexane. Sur une centaine de pages, l’organisation y présente les conclusions d’une enquête menée pendant un an sur des aliments du quotidien de marques variées.

L’hexane est un solvant issu du raffinage du pétrole utilisé par certaines firmes agro-industrielles pour extraire l’huile contenue dans les graines oléagineuses (colza, tournesol, soja, etc.) et produire des tourteaux déshuilés riches en protéines destinés à l’alimentation animale. Greenpeace le décrit comme un neurotoxique avéré, suspecté d’être reprotoxique et potentiellement perturbateur endocrinien.

Les résultats du rapport sont sans appel. Sur les cinquante-six produits testés par un laboratoire universitaire, trente-six contiennent des résidus d’hexane, soit deux tiers d’entre eux. Ces produits incluent à la fois des huiles végétales et des aliments provenant d’animaux nourris aux tourteaux contaminés, comme le beurre, le lait, y compris infantile, ou encore la viande de poulet. Cette contamination touche ainsi des aliments courants, sans que les consommateurs en aient la moindre conscience.

L’alerte lancée par l’ONG fait écho à celle du journaliste d’investigation Guillaume Coudray, spécialiste de l’industrie agroalimentaire, qui a publié le 18 septembre dernier De l’essence dans nos assiettes. Enquête sur un secret bien huilé. Dans cet ouvrage, il dénonce lui aussi un danger invisible, lié à un procédé chimique resté largement méconnu du grand public.

Aujourd’hui, Greenpeace remet en cause une réglementation sur l’hexane jugée faible et obsolète et appelle à son interdiction totale dans la chaîne agroalimentaire.

 

LES ALERTES SE MULTIPLIENT

Selon Sandy Olivar Calvo, chargée de campagne Agriculture et Alimentation chez Greenpeace, cette enquête s’inscrit dans la continuité du travail de l’ONG sur les impacts environnementaux et sanitaires de l’élevage industriel. « Nous, on ne prétend pas du tout, malheureusement, avoir connaissance de l’ampleur du niveau de contamination de nos aliments aux résidus d’hexane. En revanche, on sonne l’alerte, [en révélant] le type de produits dans lequel on peut en retrouver », explique-t-elle.

Le rapport de Greenpeace fait suite aux récentes alertes émises sur le sujet. « Au niveau européen, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a pointé la nécessité de mettre à jour la réglementation qui encadre l'hexane », traduisant « une légère, mais toujours insuffisante, prise de conscience des autorités publiques [quant au fait] que la réglementation européenne ne protège pas suffisamment les consommateurs ».

En 2024, l’EFSA avait en effet estimé que les données disponibles sur l’hexane étaient insuffisantes et inadéquates. En mai 2025, la Commission européenne a donc chargé l’Autorité de réévaluer « la sécurité de l’utilisation de l’hexane » dans la chaîne agroalimentaire. « Cela ne veut pas dire que cette évaluation couvrira tous les risques pour la santé », précise Xavier Coumoul, professeur de toxicologie et de biochimie à l’université Paris Cité.

Sur les cinquante-six produits testés par un laboratoire universitaire, trente-six contiennent des résidus d’hexane, soit deux ...

Sur les cinquante-six produits testés par un laboratoire universitaire, trente-six contiennent des résidus d’hexane, soit deux tiers d’entre eux. Ces produits incluent à la fois des huiles végétales et des aliments provenant d’animaux nourris aux tourteaux contaminés, comme le beurre.

PHOTOGRAPHIE DE Brent Hofacker, alamy banque d'images

De son côté, l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) avait déjà évalué la toxicité du n-hexane en 2014, mettant en évidence ses effets neurotoxiques chez les travailleurs exposés. Ces alertes ont mobilisé de nombreux acteurs autour du dossier de l’hexane. Outre l’enquête de Guillaume Coudray sur le sujet, « on voit également des politiques s’en saisir, [à l’image] du député Richard Ramos qui va lancer une mission d’information parlementaire sur le sujet », précise Sandy Olivar Calvo. Enfin, le 7 octobre dernier, vingt-huit médecins, chercheurs et experts ont signé une tribune dans Le Monde pour alerter sur les dangers liés à l’utilisation de l’hexane dans l’agroalimentaire.

 

NEUROTOXIQUE AVÉRÉ ET POTENTIEL REPROTOXIQUE

« L’hexane est un hydrocarbure facilement absorbé par l’organisme, avant d’être transformé dans certains organes, [comme] le foie, en un métabolite appelé 2,5-hexanedione », explique Xavier Coumoul. « Ce dernier cible le système nerveux, en particulier les neurones [et plus précisément] leurs axones. Cela conduit à des neuropathies périphériques observées en milieu professionnel, dues à des expositions à fortes doses. Rien pour l’instant à ma connaissance pour la population générale. Les données humaines solides concernent surtout l’inhalation professionnelle, [sous forme] de vapeurs », souligne-t-il. Pour Sandy Olivar Calvo, « quelle que soit la manière dont il est incorporé, l’hexane se transforme d’une façon qui engendre des effets neurotoxiques avérés. [...] Le fait que l’hexane soit un neurotoxique est incontestable, bien que l’industrie agroalimentaire veuille semer le doute là-dessus ».

« De la même manière, [il a été montré que l’hexane] entraîne une reprotoxicité à fortes doses chez les rongeurs », poursuit le toxicologue. « Dans la littérature scientifique, il y a des suspicions très fortes des effets reprotoxiques chez l'homme et chez la femme », ajoute Sandy Olivar Calvo, via une atteinte de la spermatogenèse et des ovocytes. Elle rappelle que l’hexane est classé parmi les substances CMR (cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques) par l’ECHA, l’Agence européenne des produits chimiques.

L’hexane s’ajoute ainsi à d’autres contaminants issus de la pétrochimie ou des pesticides. Pour Xavier Coumoul, on peut craindre un effet cumulatif de ces expositions multiples. « De plus en plus d’effets de mélange sont révélés à faibles doses. L’exposome est ici un point clé de réflexion. Toutefois, à ma connaissance, rien n’est démontré à ce stade », explique-t-il. « Pour la communauté scientifique, surtout en toxicologie, il est difficile [de réagir plus tôt] car l’exposome chimique [représente] environ 100 000 molécules, sans compter les métabolites, etc. Il y a peu de toxicologues et on ne peut pas tout étudier, d’autant plus que la plupart du temps les scandales sont découverts a posteriori ».

« Les risques d’exposition [à l'hexane] sont réels, les risques sanitaires plus difficiles à caractériser. Mieux vaut être prudent d’autant qu’il semble exister d’autres méthodes d’extraction », souligne Xavier Coumoul. « Je n’emploierais pas à ce stade le terme de “scandale sanitaire” car il n’existe pas de preuve d’un effet sanitaire lié à la consommation de produits alimentaires. [En revanche,] ce qui est scandaleux, c’est l’absence de transparence et le défaut d’information », explique-t-il.

 

« UNE RÉGLEMENTATION FAIBLE ET OBSOLÈTE »

Même s’il est bien présent dans nos assiettes, l’hexane n’est pas visible sur les étiquettes puisqu’il est classé parmi les “auxiliaires technologiques”. « Ce n’est pas normal qu’un solvant pétrochimique aux effets sanitaires [avérés] ne soit pas mentionné sur l'emballage de nos aliments. Je suis certaine qu’aujourd’hui, les personnes qui prennent conscience de ce problème aimeraient que [cette information] soit clairement indiquée », souligne Sandy Olivar Calvo. « La transparence devrait être de rigueur pour tout produit commercialisé. On indique bien la présence d’allergènes potentiels. Les procédés devraient aussi être transparents », relève quant à lui Xavier Coumoul.

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    Dans son communiqué, Greenpeace pointe les faiblesses de la réglementation encadrant l’hexane. Celle-ci ne concerne qu’une part limitée des produits alimentaires et fixe une limite maximale de résidus basée sur des études de 1996, fournies par les industriels eux-mêmes. Elle n’intègre aucune évaluation des effets d’une exposition chronique et aucune limite réglementaire n’existe pour les produits d’origine animale. L’ONG demande donc à ce que « la réglementation prenne en compte des études plus récentes sur la toxicité de l’hexane, notamment par voie alimentaire ». À ce jour, elle estime que le principe de précaution est ignoré au profit d'intérêts industriels, notamment ceux du groupe Avril.

     

    UN SECTEUR OÙ LA RENTABILITÉ PRIME

    Si deux tiers des usines françaises n’utilisent plus d’hexane, la majorité des graines oléoprotéagineuses sont néanmoins transformées dans les sites industriels qui eux y ont encore recours. Greenpeace pointe particulièrement le rôle du groupe alimentaire français Avril, propriétaire des marques Lesieur et Sanders (spécialisée dans l’alimentation animale). Le groupe transforme plus de la moitié des graines oléoprotéagineuses triturées en France et plus de 90 % d’entre elles le sont dans des usines utilisant de l’hexane. « Avril est en situation de quasi-monopole, à la fois sur le plan économique puisqu’ils sont très présents tout au long de la chaîne de production de la filière, et sur le plan politique car ils siègent dans de nombreuses instances de décision qui l’orientent », explique Sandy Olivar Calvo.

    « L’hexane va chercher les derniers pourcents d’huile présents dans la graine », explique la spécialiste, car il permet d’en extraire environ 97 %, contre seulement 89 % par extraction mécanique. « Cela veut dire qu’il y a tout un processus industriel, que [maîtrisent] les industriels, qui permet d’extraire la majorité de l’huile de ces graines sans utiliser d’hexane. On choisit [toutefois] de l’utiliser à la fin du processus pour aller chercher les derniers pourcents d’huile dans la graine, alors même qu’on pourrait [simplement considérer] qu’on en a suffisamment et qu’on peut largement nourrir le marché ainsi ». Ainsi, l’hexane est essentiellement utilisé pour des raisons de rentabilité, afin d’obtenir un rendement maximal.

    « Le cahier des charges de l'agriculture biologique interdit l'usage de l'hexane », rappelle Sandy Olivar Calvo. « Il y a des producteurs bio qui fabriquent quotidiennement des huiles de table sans hexane. Cela prouve qu’on peut largement s’en passer, qu’on pourrait produire sans et qu’on sait déjà le faire ». Elle met en avant l’extraction à froid des graines comme alternative crédible et plus respectueuse de la santé et de l’environnement. Depuis la publication du rapport de Greenpeace, « la Fédération nationale des industries des corps gras […] a régulièrement pris la parole pour dire qu’il n’y avait pas de danger et que tout était réglementaire », souligne la chargée de campagne. « Considérer que c'est légal ne veut pas dire que c'est protecteur pour les gens », insiste-t-elle.

    « Dans ces cadres industriels, lorsque des molécules toxiques sont utilisées, on s’assure qu’il n’en reste pas dans le produit final et si c’est le cas, on informe, etc. Cela devrait fonctionner dans cet ordre et on ne devrait pas découvrir des contaminations négligées qui suscitent un débat avec beaucoup d’inconnues », affirme Xavier Coumoul. « Il faudrait aussi décarboner ce secteur très dépendant [de la chimie du pétrole], notamment pour le fonctionnement des machines agricoles ou le transport des denrées. Au regard de la géopolitique actuelle, anticiper une sortie des énergies fossiles constitue également un enjeu de dépendance géopolitique », conclut-il.

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