Le pôle sud lunaire, nouvel eldorado céleste

L'entreprise de voyage spatial Blue Origin a annoncé le mois dernier son objectif Lune. Un événement qui marque son entrée dans la course internationale à la prospection lunaire.

De Nadia Drake
Cette illustration représente la fusée New Glenn, le véhicule orbital de Blue Origin.
PHOTOGRAPHIE DE Blue Origin

Blue Origin, la société privée de voyage spatial créée par le milliardaire Jeff Bezos, a annoncé hier qu'elle avait l'intention d'envoyer son nouvel atterrisseur Blue Moon au pôle sud de la Lune. À l'occasion d'un événement sur invitation qui s'est tenu hier à Washington, Bezos a fait savoir que son entreprise visait le cratère de Shackleton, une cavité large de 20 km située au pôle sud lunaire, riche en glace et entourée de plusieurs points inondés quasi-éternellement par la lumière du soleil.

Les rumeurs au sujet de l'ambition lunaire de Blue Origin ont démarré le 26 avril, lorsque l'entreprise publiait un tweet mystérieux donnant la date d'hier associée à une photographie du navire de l'explorateur Ernest Shackleton’s, l'Endurance, sur lequel il avait mené sa périlleuse expédition en Antarctique en 1914.

L'entreprise avait par ailleurs amorcé un travail préparatoire depuis plusieurs mois. Elle a notamment diffusé des offres d'embauche liées à la conception d'un module lunaire, elle a demandé un accord de licence de marque pour le terme « Blue Moon » et elle co-sponsorise une course à la Lune en suivant le même principe que l'ancien projet Google Lunar Xprize. Enfin, la Lune apparaît de façon proéminente sur le blason de l'entreprise.

« Il est temps pour l'Amérique de reconquérir la Lune, et cette fois d'y rester, » déclarait devant le Congrès en 2017 Bretton Alexander, Directeur du développement commercial et de la stratégie chez Blue Origin. « Le cratère de Shackleton et d'autres lieux similaires offrent un terrain d'essai réaliste pour tester les technologies d'exploration spatiale à proximité directe de la Terre. »

Cette image recomposée à l'aide des données de la sonde Lunar Reconnaissance Orbiter montre les obscures profondeurs des cratères du pôle sud de la Lune.
PHOTOGRAPHIE DE NASA

Avec cette annonce, Blue Origin rejoint la flotte d'agence spatiales et de groupes privés dont le regard se tourne vers le pôle sud lunaire. Plusieurs questions se posent alors, pourquoi cette région est-elle si convoitée ? Que signifie cette course au pôle sud lunaire pour les potentielles missions humaines ?

 

LE PÔLE SUD ET SES ATOUTS

Tout d'abord, c'est au pôle sud que se trouve l'un des plus grand cratères d'impact connus du système solaire. Baptisé bassin Pôle Sud-Aitken, cette antre monstrueuse intéresse grandement les scientifiques.

Considéré comme ancien, le bassin s'étend sur plus de 2 500 km pour une profondeur d'environ 12 km. Il contient de nombreux cratères plus petits (mais tout de même relativement grands) comme Apollo, Schrodinger, Shackleton, et Von Karman, un cratère de la face cachée de la Lune où la Chine est parvenue à poser l'engin spatial Chang'e 4 en janvier dernier.

« Un voyage au pôle sud de la Lune présente de nombreux intérêts, » témoigne Noah Petro, scientifique au NASA Goddard Space Flight Center travaillant sur le projet Lunar Reconnaissance Orbiter. « Nous n'avons juste pas eu l'occasion d'y aller. »

En plus de l'intérêt que représente l'analyse de près du bassin géant, le pôle sud renferme de nombreuses ressources cruciales pour ceux qui souhaitent s'établir au long terme sur la Lune, parmi lesquelles de l'eau sous forme de glace et du soleil pour l'énergie solaire.

« Enfin, la Lune nous offrira le terrain d'essai idéal pour tester les technologies et les ressources qui nous emmèneront sur Mars et plus loin, notamment en matière de construction grâce à une architecture durable et réutilisable, » conclut Sarah Noble, responsable scientifique spécialiste de la Lune au siège de la NASA à Washington, aux États-Unis.

 

LIRE LA SURFACE DE LA LUNE

Pendant longtemps, les scientifiques pensaient que la Lune disposait de réserves d'eau, peut-être en conséquence d'une ancienne activité volcanique ou d'impacteurs en provenance des confins du système solaire. Ce n'est toutefois que récemment qu'ils ont commencé à déterminer les volumes d'eau qui pourraient s'y trouver, et à quel endroit.

En 2009, la sonde Lunar Crater Observation and Sensing Satellite (LCROSS) est entrée en orbite autour des pôles lunaires. L'engin spatial a ensuite largué sa fusée vide en direction du cratère Cabeus, près du pôle sud. Suite à l'impact de la fusée, des débris ont été projetés dans l'espace puis recueillis et étudiés par la sonde avant qu'elle ne finisse elle aussi par s'écraser sur la Lune. « J'aime appeler cette phase le lithofreinage, un atterrissage brutal, » plaisante Petro.

Parmi les éléments lunaires projetés, le LCROSS a identifié de l'eau. Et ça, commente Ariel Deutsch de l'université Brown, c'est peut-être la preuve la plus directe de la présence d'eau sur ou à proximité de la surface lunaire même si, bien entendu, la sonde n'a pu étudier qu'une seule région de notre satellite.

Toutefois, les travaux de Deutsch portant sur la distribution des glaces sur les surfaces planétaires, il indique que des données plus récentes apportent également des preuves tangibles de la présence d'eau sur la Lune. Ces données ont été récoltées à l'aide d'un instrument de la NASA installé à bord de l'engin spatial de l'Organisation indienne pour la recherche spatiale « Chandrayaan-1 » en orbite autour de la Lune

Une maquette de Chandrayaan-1 est exposée lors d'une conférence de presse donnée au centre spatial Satish-Dhawan le 22 octobre 2008, peu de temps après le lancement réussi du véritable engin spatial, la première sonde lunaire lancée par l'Inde.
PHOTOGRAPHIE DE DIBYANGSHU SARKAR, AFP, Getty

Annoncées l'année dernière, ces observations font état de la présence de glace exposée à la surface de la Lune. Sa distribution et sa profondeur ne sont pas encore bien cernées, mais la glace semble éparpillée à travers les parois et les sols constamment à l'ombre dans les régions situées aux deux pôles.

Au pôle sud, la plupart de ces dépôts de glace se trouvent à l'intérieur des recoins les plus sombres des cratères, notamment celui de Shackleton, où la température ne dépasse jamais les - 156 °C. Le chercheur de l'université de Hawaï à l'origine du rapport, Shuai Li précise qu'il est fort probable que la glace soit mêlée aux sols de surface plutôt que distribuée en un seul bloc sur lequel il serait possible de patiner par exemple. Il ajoute qu'à lui seul, le pôle sud pourrait renfermer un volume de glace compris entre 10 000 et 100 millions de tonnes.

« Nous ne savons pas quelle profondeur atteint la glace, » indique Li. « Nous avons besoin d'astromobiles ou d'atterrisseurs pour faire des prélèvements sur place et déterminer l'épaisseur des couches de glace, leurs origines, leurs âges et leurs volumes de façon plus précise. »

 

CLASSER LES CRATÈRES

Bien entendu, l'eau est essentielle pour la vie humaine telle que nous la connaissons et l'extraction de l'eau de la Lune est astronomiquement plus simple et moins onéreuse que de tracter celle qui se trouve sur Terre. Par conséquent, l'approvisionnement en eau d'une base lunaire serait l'une des premières étapes dans l'établissement d'une présence humaine au long terme sur la Lune.

Deuxièmement, l'eau peut être utilisée pour fabriquer du carburant pour fusée. Il faudrait pour cela installer tout l'équipement nécessaire à la procédure appelée « craquage de l'eau » au cours de laquelle les deux atomes d'hydrogène de chaque molécule d'eau (H2O) sont séparés de l'atome d'oxygène. Pris séparément, ces atomes sont des composants du carburant.

Toutefois, toutes les destinations polaires ne sont pas identiques et il est possible que le cratère de Shackleton ne soit pas le meilleur choix. Selon Li, les cratères de Sverdrup, Haworth, Shoemaker et Faustini renfermeraient les plus importants volumes de glace. Cette hypothèse est appuyée par les travaux de Mark Robinson de l'université d'État d'Arizona, responsable de l'appareil photo embarqué à bord du Lunar Reconnaissance Orbiter.

Robinson et ses collègues ont récemment pris l'initiative de classer certains des cratères du pôle sud en fonction de l'abondance des ressources potentielles, notamment la glace. L'équipe a donc observé les éléments volatiles, des composés qui passent facilement à l'état de vapeur ou de gaz, pour ensuite compiler les données de la distribution de ces éléments à travers le pôle sud. Ils ont ainsi classé plusieurs cratères en fonction de la taille et des potentielles ressources, l'un d'entre eux s'est largement démarqué : le cratère de Shoemaker, suivi par Haworth et Faustini.

« Mais bien entendu, il faudra y aller et se salir les mains de régolithe ! » poursuit Robinson, régolithe étant le nom donné à la couche poussiéreuse supérieure à la surface de la Lune. « Shackleton est sûrement un très bon endroit pour prospecter. Mais il est plus petit que Shoemaker, il est donc probable que ce dernier contienne plus de glace. »

 

UNE LUMIÈRE PRESQUE ÉTERNELLE

C'est également au pôle sud lunaire que se trouvent certaines des rares régions de la Lune inondées presque en permanence par la lumière du soleil. Bien que des données récentes montrent qu'il n'existe pas d'authentiques « pics de lumière éternelle » même aux pôles lunaires, le gigantesque bassin du pôle sud dispose tout de même de crêtes, de pics et de rebords de cratères où la lumière du soleil ne faiblit pas pendant 200 jours lunaires consécutifs.

« Ce phénomène comporte de nombreux impacts positifs sur les constructions destinées à l'exploration, comme un milieu thermique favorable et la capacité à exploiter les systèmes d'énergie solaire pour pour rendre possible la présence en surface, » explique Sam Lawrence, scientifique en chef de l'exploration lunaire pour le NASA Johnson Space Center. « Au final , l'environnement polaire fait de la survie à la nuit lunaire un problème d'ingénierie à notre portée. »

Des parachutes assurent l'atterrissage en toute sécurité de la capsule d'équipage du vaisseau New Shepard conçu par Blue Origin après un vol d'essai sans équipage réalisé en juillet 2018.
PHOTOGRAPHIE DE Blue Origin

Par chance, certaines de ces zones se trouvent juste à côté des cratères constamment plongés dans l'ombre (notamment à proximité de Shackleton), ce qui implique que pour installer une base lunaire, l'Homme devra chercher cette association quelque peu paradoxale d'ombre et de lumière éternelles.

 

EXPLOITER LA LUNE

Si Blue Origin atterrit sur la Lune, au pôle sud, l'entreprise pourra-t-elle légalement commencer à exploiter les ressources de la Lune ? Oui. Mais cela signifierait-il pour autant qu'elle est propriétaire de ces ressources lunaires ? En aurait-elle le droit ? Peut-être.

En 1967, assaillis par l'escalade des tensions provoquées par la course à l'espace, des pays du monde entier se sont entendus sur un ensemble de règles régissant l'exploration et l'utilisation de l'espace. Un peu plus de cent pays, dont les États-Unis et l'ex-URSS, sont aujourd'hui les signataires du Traité de l'espace selon lequel l'exploration et l'utilisation de l'espace est libre dès lors qu'elles servent des objectifs pacifiques.

De la même façon, le traité interdit à toute nation de s'approprier des territoires célestes  « au travers de l'utilisation ou de l'occupation, ou de tout autre moyen ». Cela signifie qu'aucune parcelle lunaire (ou martienne, ou toute autre parcelle en dehors de la Terre) ne pourra jamais être considérée comme une propriété souveraine.

Par conséquent, Blue Origin peut envoyer un atterrisseur sur la surface lunaire et elle peut commencer à extraire la glace sans enfreindre aucune loi. Toutefois, les règles sont moins claires lorsqu'il s'agit de savoir si Blue Origin sera propriétaire des ressources qu'elle extraira.

« Pour les États-Unis, la propriété privée immobilière sur ou sous la surface de la Lune est interdite. Cependant, leur interprétation du traité autorise la propriété des ressources naturelles après leur extraction, » indique Steve Mirmina de la Georgetown Law School, spécialiste de la législation de l'espace. « Certains font parfois l'analogie avec le Droit de la mer : personne ne peut devenir propriétaire de la haute mer, mais si vous y allez et capturez du poisson, ce poisson devient votre propriété, vous pouvez le manger, vous pouvez le vendre. »

En outre, les États-Unis ont adopté en 2015 une loi autorisant les particuliers à posséder, vendre et transférer toutes les ressources non biologiques qu'ils extraient de l'espace extra-atmosphérique et des corps célestes, apparemment pour mettre en place les mécanismes juridiques et économiques nécessaires à l'exploitation minière des astéroïdes, qui ne s'est pas encore concrétisée.

Tous les pays ne rejoignent toutefois pas les États-Unis sur ce point, en particulier parce que le Traité de l'espace interdit l'appropriation de l'espace par une nation.

« Les parties au traité ont l'obligation de transmettre les dispositions du traité à leurs citoyens, » indique Mirmina, révélant le contre-argument. « Donc si l'appropriation nationale est interdite, ce qui signifie que les États-Unis ne peuvent pas s'approprier l'espace extra-atmosphérique, pourquoi pourraient-ils autoriser leurs citoyens à le faire ? Pour quel motif les citoyens du pays pourraient s'adonner à des activités interdites pour le pays lui-même ? »

En d'autres termes, c'est la règle du nemo dat quod non habet (« vous ne pouvez pas donner ce que vous ne possédez pas ») qui s'applique ici. Ainsi, si les États-Unis ne sont pas autorisés à posséder l'espace extra-atmosphérique, alors ils ne devraient pas être en mesure d'accorder ce droit aux citoyens américains.

À l'heure où Blue Origin et d'autres organisations catalysent le retour de l'Homme sur la Lune, c'est ce genre de questions qui viendront tourmenter le milieu juridique de l'espace, déclare Michelle Hanlon de l'université du Mississippi, également spécialiste du droit de l'espace.

« Je suis pour l'exploration et l'utilisation de l'espace et si vous êtes dans le cas de Jeff Bezos, prêt à investir des milliards de dollars dans cette entreprise, alors je pense que vous devriez être autorisé à exploiter la Lune, » commente-t-elle. « Mais il faudra définir des mécanismes de contrôle et c'est ce qui pose problème à l'heure actuelle. »

 

Michael Greshko a contribué à cet article.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.
loading

Découvrez National Geographic

  • Animaux
  • Environnement
  • Histoire
  • Sciences
  • Voyage® & Adventure
  • Photographie
  • Espace
  • Vidéos

À propos de National Geographic

S'Abonner

  • Magazines
  • Livres
  • Disney+

Nous suivre

Copyright © 1996-2015 National Geographic Society. Copyright © 2015-2024 National Geographic Partners, LLC. Tous droits réservés.