Les amas géants de galaxies ébranlent les théories sur la matière noire

Selon une récente étude, ces amas contiennent des poches de matière noire au moins 10 fois plus denses que prévu.

De Michael Greshko
Publication 14 sept. 2020, 15:19 CEST
Cette image transmise par le télescope spatial Hubble montre l'amas de galaxies MACS J1206. Les amas ...

Cette image transmise par le télescope spatial Hubble montre l'amas de galaxies MACS J1206. Les amas de galaxies comme celui-ci ont une masse extraordinaire et une gravité suffisamment forte pour courber visiblement la trajectoire de la lumière, à la manière d'une loupe.

PHOTOGRAPHIE DE NASA, Esa, M. Postman STScI et l'équipe CLASH

Tout comme l'Homme, les galaxies supportent mal la solitude. Influencées par la gravité, elles ont tendance à se regrouper et certaines finissent même par former l'équivalent céleste d'une mégalopole : des amas de milliers de galaxies dont la masse équivaut à un million de milliards de fois celle de notre Soleil.

Cependant, hormis la multitude d'étoiles scintillantes que comptent ces amas, seule une fraction de la masse de leur structure intégrale est visible. En l'état actuel des connaissances, la majorité de cette masse provient d'un matériau que les scientifiques ne peuvent que deviner : une substance invisible et mystérieuse appelée matière noire. Tout comme les villes reposent sur un manteau de béton et de macadam, les amas de galaxies sont soutenus par un immense halo sphérique de matière noire. Et tout comme les rues séparent les immeubles d'une même ville, chaque galaxie dispose de son propre sous-halo de matière noire au sein de l'amas.

Depuis des décennies, les astronomes tentent de comprendre le rôle d'urbaniste cosmique que joue la matière noire dans la structuration de notre univers. Mais à en croire leurs dernières observations, la matière noire ne se comporterait pas comme prévu.

Publiés dans la revue Science le 10 septembre 2020, ces résultats sont issus de l'analyse de 11 amas de galaxies gigantesques capables de courber la lumière qui les traverse pour un observateur sur Terre. Dans cette étude, les chercheurs montrent que ces amas contiennent des poches de matière noire au moins 10 fois plus denses que les prévisions des superordinateurs.

« Un tel écart signifie souvent qu'un élément du modèle doit être peaufiné, » déclare Priyamvada Natarajan, coauteure de l'étude et théoricienne en astrophysique à l'université Yale. « Mais de temps en temps, très rarement dans l'histoire de la science, cet écart nous montre en fait la voie vers une nouvelle théorie. »

 

LENTILLE COSMIQUE

L'étude est la dernière en date à voler dans les plumes du principal modèle décrivant les ingrédients clés de l'univers et leur interaction au fil du temps : Lambda Cold Dark Matter, également connu sous le nom de Lambda-CDM, ou ΛCDM.

D'après ce modèle, toutes matière et énergie confondues, l'univers ne contiendrait pas plus de 5 % de matière baryonique, le mélange de particules à l'origine des planètes, des étoiles, des galaxies, des organismes et de tout ce que nous pouvons voir. L'essentiel de l'univers, 68 % environ, est composé d'énergie noire, représentée par la lettre grecque Lambda majuscule (Λ), une force répulsive énigmatique qui alimente l'accélération de l'expansion de l'univers.

Les 27 % restants se composent d'une substance invisible appelée matière noire. D'après ΛCDM, la matière noire possède une masse et peut générer des champs gravitationnels, mais elle ne réagit pas avec elle-même, n'émet pas de lumière et n'interagit pas avec la matière normale autrement que par la gravité.

En vue de tester Lambda-CDM, une équipe de chercheurs dirigée par Massimo Meneghetti, astronome de l'Observatoire astronomique de Bologne, en Italie, a décidé de jeter un œil à certains des plus grands amas de galaxies. L'objectif des chercheurs était d'examiner la distribution de masse au sein d'un cluster en mesurant un phénomène qui apparaît dans les télescopes à la manière d'un effet kaléidoscopique sur une caméra.

Tout comme une balle de bowling lâchée sur un trampoline étire le tissu, la matière déforme la géométrie de l'espace-temps qui l'entoure. Les objets massifs tels que les galaxies ou les amas de galaxies affectent tellement l'espace-temps que la lumière qui les traverse s'en retrouve courbée. Cet effet est observable et les astronomes lui ont donné le nom de lentille gravitationnelle.

Lorsqu'un objet est particulièrement dense et massif, la lentille gravitationnelle qu'il génère peut même diviser les rayons lumineux. De notre point de vue, cette anomalie donne l'impression que l'objet est encerclé par de multiples images de la même source lumineuse d'arrière-plan.

La gravité de la matière noire amplifie cet effet et il semblerait que les amas de galaxies débordent de cette substance. D'après nos meilleurs modèles, non seulement les amas de galaxies seraient entourés de gigantesques halos sphériques de matière noire, mais chaque galaxie serait également nichée dans son propre « sous-halo » de matière noire.

Lorsque Meneghetti et son équipe ont cartographié les 11 amas de galaxies en comptant leurs plus petites lentilles gravitationnelles, ils en trouvent plus de 10 fois le nombre attendu. Ce constat suggère que les halos de matière noire sont nettement plus denses que ne le prétendaient les simulations informatiques, une découverte qui entre en contradiction avec Lambda-CDM.

 

UNE THÉORIE CHANCELANTE

Cet écart entre les observations de l'univers et le modèle ΛCDM n'est pas le premier à voir le jour. Néanmoins, la récente découverte est particulièrement surprenante, car la disparité ne correspond en rien à celles mises en évidence par les précédents tests du modèle, indique Mike Boylan-Kolchin, astrophysicien au sein de l'université du Texas à Austin, non impliqué dans l'étude.

La structure des galaxies voisines suggère que la matière noire est moins dense à ces emplacements que ne le prévoit la théorie. En revanche, la nouvelle anomalie penche dans l'autre sens, ce qui voudrait dire que la matière noire des amas de galaxies serait encore plus dense que les prévisions de Lambda-CDM.

« On est face à un problème qui va exactement dans la direction opposée, » indique Meneghetti.

Quelle pourrait être l'origine de ce nouveau conflit entre la théorie et l'observation ? Il est possible que les modèles informatiques ne saisissent pas parfaitement la façon dont se forment les galaxies ou que leur résolution ne soit pas suffisante pour décrire des structures aussi colossales. Cependant, les auteurs de l'étude indiquent avoir tenu compte de ces sources d'erreur potentielles et à ce stade, l'écart serait simplement trop important pour qu'ils puissent l'expliquer.

Une partie du défi réside dans le fait que toute modification apportée à la théorie doit également être en mesure d'expliquer les autres propriétés de l'univers aussi bien que le ferait Lambda-CDM. Ce modèle suppose que la matière noire est « froide », c'est-à-dire que les particules se déplaçaient relativement lentement dans les premiers jours de l'univers. Cette lenteur était un facteur essentiel pour préserver des régions où la matière noire était légèrement plus dense que la moyenne. Ces régions à la densité accrue se seraient plus tard effondrées sous l'effet de leur propre gravité et auraient ainsi offert une sorte d'échafaudage pour que la matière normale s'agglutine et forme des étoiles, des planètes et des galaxies.

Alors que le modèle excelle dans l'explication des systèmes cosmiques à grande échelle, ses prévisions manquent de fidélité pour les structures dont l'envergure ne dépasse pas les 3,3 millions d'années-lumière, l'échelle des grandes galaxies ou des amas de galaxies. Les astronomes ont tendance à observer moins de petits objets ou moins de régions denses au sein des galaxies que ne le prévoit Lambda-CDM — même si les récentes observations font état de régions plus denses que les prévisions.

Les futurs modèles devront expliquer ce comportement à double visage de la matière noire aux petites échelles. « C'est comme essayer de passer à travers différentes aiguilles au même moment, » illustre James Bullock, astrophysicien externe à l'étude rattaché à l'université de Californie à Irvine.

Pour Mathilde Jauzac, physicienne à l'université de Durham et spécialiste des lentilles gravitationnelles non impliquée dans l'étude, il sera encore plus compliqué de tester le problème. Tout d'abord, les amas géants de galaxies ne sont pas légion ; la nouvelle étude en a intégré autant que possible : 11.

Étant donné la rareté de ces structures, elles n'apparaissent que peu fréquemment dans les simulations, ajoute-t-elle. Pour en voir plus, les modélisateurs devront donc simuler un volume spatial beaucoup plus grand, ce qui nécessitera une sérieuse capacité de calcul.

Lorsque les astrophysiciens auront identifié suffisamment de contradictions avec Lambda-CDM, ils ouvriront peut-être la voie vers une nouvelle théorie capable d'expliquer l'histoire de l'univers dans son intégralité avec une plus grande précision : comment le Big Bang a-t-il déclenché une série de réactions cosmiques ayant mené pas à pas, étoile après étoile, à notre chère planète Terre… et à notre propre existence.

 

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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