La pandémie a davantage pénalisé les mères qui travaillent

« En moins d'un an nous avons réduit à néant trente années de progrès des femmes sur le marché du travail. »

De CLAIRE TRAGESER
Publication 11 mars 2021, 12:04 CET

       

PHOTOGRAPHIE DE MASKOT / GETTY IMAGES

Diplômée d'un double master dont un MBA de l'université Columbia, Sarah Shtutin a toujours accordé de l'importance à sa carrière de consultante en santé. Malgré tout, lorsque la pandémie a éclaté l'année dernière, elle et son mari ont décidé que puisque les revenus de ce dernier étaient les plus élevés et son emploi du temps le moins flexible, ce serait à elle de réduire de moitié son temps de travail afin de veiller sur leurs trois enfants, tous âgés de moins de six ans et désormais privés d'école.

Au départ, tout allait pour le mieux, adieu le tumulte matinal pour amener les enfants à l'école et bonjour le temps passé dehors avec eux. « Mais je ne pensais pas que nous en serions au même stade un an plus tard, » déclare-t-elle. « Aujourd'hui, je suis à bout. »

L'expérience de Shtutin n'a rien d'inédit à ce stade de la pandémie : près d'un million de mères ont quitté leur emploi depuis le début des mesures de confinement et beaucoup d'autres ont réduit leur temps de travail pour répondre aux besoins de leur famille. En outre, face à la fermeture des crèches et des écoles, ce sont les femmes actives qui assument la majorité des responsabilités liées aux enfants.

« Nous sommes revenus en 1988 pour ce qui est du taux d'activité chez les femmes, » déclare Julie Kohler, sociologue et chercheuse au National Women’s Law Center de Washington. « Je n'arrête pas d'y penser, en moins d'un an nous avons réduit à néant trente années de progrès des femmes sur le marché du travail. »

Depuis les années 1980, ces progrès se sont accompagnés d'une mutation des traditionnels rôles de genres. Par exemple, la quantité de tâches ménagères effectuées par les hommes mariés a plus que doublé depuis les années 1960, même si en moyenne les femmes mariées réalisent encore deux fois plus de tâches ménagères que les hommes. Au cours des quinze dernières années, la probabilité que la femme soit le premier partenaire responsable des courses, de la lessive, de la cuisine, de la vaisselle et du nettoyage a diminué, bien qu'elles assument encore ces rôles dans la majorité des ménages. D'après les psychologues et les sociologues, les rôles de genres à la maison ont un impact considérable sur le développement des enfants ainsi que sur leurs attentes pour eux-mêmes et leurs futures familles.

Alors que les experts s'inquiètent de voir la pandémie inverser les progrès en matière de parité réalisés ces trente dernières années, ils sont également préoccupés par l'impact au long terme sur les enfants témoins de cette mutation des rôles de genres à la maison. Cela dit, les décisions prises par les parents à l'heure actuelle peuvent minimiser l'impact sur leurs enfants et même tirer de cette période difficile des changements positifs.

 

IMPACT SUR LE DÉVELOPPEMENT DES ENFANTS

« Lorsque la mère dépend du père comme soutien de famille, c'est une distribution des rôles de genres très ancrée dans la tradition, » déclare Martie Haselton, professeure de psychologie au sein de l'université de Californie à Los Angeles et de l'Institute for Society and Genetics. Auparavant, cela signifiait que les femmes travaillant ou non en dehors du foyer assumaient davantage de responsabilités relatives à la garde d'enfants et aux tâches ménagères.

Cette répartition traditionnelle des rôles a eu un impact sur le développement des enfants. Par exemple, d'après les données de la Harvard Business School publiées en 2015 et 2018, les filles de mères au foyer réalisent un plus grand nombre de tâches ménagères à l'âge adulte que les filles de mères actives, alors que leurs fils adultes en font moins, même en tenant compte de la situation professionnelle.

Avec l'augmentation de la participation des femmes au marché du travail et la hausse de leurs revenus au cours des trente dernières années, les rôles de genres au sein du foyer sont devenus plus équitables, ce qui a eu une influence positive sur les enfants. Les mêmes études de l'université Harvard montrent que les filles dont les mères travaillaient en dehors du foyer étaient plus susceptibles d'occuper un poste à responsabilités et de percevoir un revenu plus élevé que les filles de mères au foyer. Les garçons de mères actives avaient également tendance à adopter un comportement plus égalitaire vis-à-vis des rôles de genres et à passer 50 minutes supplémentaires par semaine à s'occuper de membres de la famille.

Cependant, à l'heure où la pandémie contraint les femmes à quitter le marché du travail ou à réduire leurs heures, Haselton craint de voir s'inverser ces progrès. Elle s'inquiète notamment du risque pour les enfants qui grandissent dans ces ménages néo-traditionnels d'internaliser les rôles dont ils sont témoins, ce qui aboutirait pour la société à une perte des progrès réalisés en matière d'égalité.

« En voyant cette situation, les enfants pourraient grandir en se disant : "Maman fait ceci et papa fait cela" » dit-elle. « Ce ne serait pas arrivé sans la pandémie. »

Depuis le début de la pandémie, Leslie Forde sonde des familles américaines pour sa société de recherche et de conseil, Mom’s Hierarchy of Needs ; elle affirme que même les enfants dont un des parents a toujours assumé un rôle de genres traditionnel risquent de subir l'influence de la pandémie. Par exemple, même si la carrière d'Ashley Lewis est toujours passée après celle de son mari, son nouvel « emploi » de professeur à domicile pour ses deux enfants en primaire n'a fait que renforcer son rôle de genres, et cela affecte la façon dont son fils perçoit son rôle de mère.

« Mon mari n'est pas autant impliqué que moi dans l'école à la maison, » dit-elle. « J'ai le temps de les aider, donc même si mon mari propose son aide en mathématiques, mon fils dira "Non, je veux que ce soit maman." »

Ce qui affecte en partie les enfants témoins de cette évolution des rôles de genres à la maison, c'est la frustration de certains parents face à cette nouvelle norme. D'après Kohler, lorsque l'amplification des rôles de genres ne résulte pas d'un choix, l'impact sur les enfants peut être considérable.

« La santé mentale des femmes souffre de façon disproportionnée durant la pandémie à cause du niveau de responsabilités liées aux tâches ménagères et aux enfants qu'elles doivent assumer, » explique-t-elle. « Il y a plus important que le rôle joué par chaque parent : le ressenti face à ce rôle. Et à ce jour, pour des millions de femmes, ce ressenti n'est pas bon. Reste à savoir comment ce niveau de mécontentement et de stress affectera les enfants. »

 

LES LEÇONS À RETENIR DE CETTE MUTATION

Néanmoins, parmi les bonnes nouvelles figure notamment le fait qu'avec les deux parents à la maison, certains pères se prêtent davantage aux tâches ménagères et aux responsabilités parentales qui incomberaient aux femmes dans le schéma traditionnel. Cela envoie un message positif aux enfants au sujet des rôles de genres.

Par exemple, chez les Lewis, le père fait la vaisselle tous les jours et fait la plupart des courses, car il reste désormais à la maison. D'autres ménages reposent entièrement sur le père. Randy Lum et sa femme, Abigail, ont décidé tôt dans leur relation qu'il serait le principal responsable de leurs enfants. Lorsque la pandémie a éclaté, ce système a aidé leur ménage à faire face à la fermeture de la crèche qui accueillait leurs deux enfants en bas âge.

Selon Forde, de plus en plus de familles tendent vers le modèle des Lewis et des Lum à mesure que la pandémie se prolonge. Les hommes sont disposés à assumer des rôles de genres non traditionnels comme la garde des enfants et les tâches ménagères, car ils travaillent à la maison avec leur partenaire ou sont les seuls à y rester suite au rappel de leurs compagnes en présentiel dans les milieux de la santé ou de l'enseignement.  

La période se prête à une transition des attentes sociétales au sujet des rôles de genres, indique Forde, un point sur lequel s'accorde la psychologue Deborah Pontillo. Par exemple, lorsque les enfants découvrent ce que leurs parents en télétravail font pour gagner leur vie, ils comprennent que les deux parents ont des rôles tout aussi importants à jouer au sein de la famille.

« Les enfants voient leur mère travailler et s'occuper de la famille en essayant de trouver l'équilibre entre les deux activités, » explique-t-elle. « Ils le voient de leurs propres yeux. Avant, c'était "Maman part travailler", ils ne le voyaient pas, ils n'en prenaient pas conscience. »

 

COMMENT EN PARLER À UN ENFANT ?

Monique Lopez est non-binaire et élève un enfant de deux ans et demi avec sa compagne à San Diego. Au début de la pandémie, lorsque la crèche de leur enfant a fermé, les rôles non binaires sur lesquels les deux parents s'étaient déjà accordés signifiaient qu'il n'y avait aucune préconception des tâches effectuées par chacun. Ils étaient alors en mesure de communiquer facilement sur ce qui devait être fait.

« On discutait le matin, » témoigne Lopez. « On accordait nos emplois du temps au jour le jour pour qu'il n'y ait pas d'accrocs. »

D'après la psychologue Catherine Steiner-Adair, les unions LGBTQ ou non binaires, comme celle de la famille Lopez, reposaient déjà souvent sur la communication en tant que nécessité pour définir les rôles de chacun, et ce, à un stade précoce de la relation. Les ménages homme-femme peuvent également suivre cet exemple en communiquant davantage sur le rôle de chaque parent et en impliquant les enfants dans cette discussion afin de leur apprendre que les rôles n'ont pas à être associés à un genre spécifique.

« J'entends des enfants dire : "Je ne savais que mon père savait cuisiner," » témoigne-t-elle. « Et il n'y a aucun mal à ce que les parents assument des rôles de genres plus traditionnels du moment qu'ils expliquent la situation à leurs enfants en disant : "Ce n'est pas parce que maman fait la lessive et moi je sors les poubelles que toutes les mamans font la lessive". »

Les parents peuvent également inculquer à leur enfant l'équité des rôles de genres en se conseillant l'un l'autre plutôt que de critiquer lorsque l'un d'entre eux n'effectue pas correctement la tâche qui lui revient dans une distribution traditionnelle des rôles, comme brûler un plat ou utiliser trop de lessive.

« Les parents font preuve de respect l'un envers l'autre en disant : "C'est vraiment beaucoup de travail, surtout en ce moment," » suggère Steiner-Adair. « Et nous savons que le respect est bon pour les enfants. Il est néfaste pour eux de grandir dans un environnement où le rôle des femmes est déprécié. »

Kohler conseille aux parents de chercher des moyens d'équilibrer les responsabilités lorsque c'est possible, que ce soit en alternant les passages au supermarché ou en sollicitant l'aide des enfants de façon à défier les stéréotypes de genres, comme demander aux garçons plus âgés de s'occuper des plus petits.

« Ce serait à coup sûr bénéfique pour les enfants, et pas seulement pour l'égalité des genres, de voir des hommes assumer pleinement leur rôle de parent et de comprendre que les tâches traditionnellement effectuées par les femmes sont vitales, » conclut-elle.

 

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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