Saint Paul : sa mort reste un mystère

Après deux ans de prédication à Rome, sans doute vers 58-60, la trace de l’apôtre s’évanouit, laissant ouvert le récit de son martyre. Un film consacré à sa vie en propose une interprétation.

De Marie-Françoise Baslez
Publication 19 avr. 2018, 15:15 CEST
Conversion de Saint Paul sur le Chemin de Damas par Michel-Martin Drolling- Détail - (1850)
Conversion de Saint Paul sur le Chemin de Damas par Michel-Martin Drolling- Détail - (1850)
PHOTOGRAPHIE DE Manuel Cohen - AFP

Paul est mort martyr. Décapité, car tel était le privilège des citoyens romains, ce qu’il était de toute évidence. Mais où et quand ? Avec quelle position dans l’Église et dans quel contexte de persécution ? Autant d’énigmes, car les dernières années de l’apôtre se perdent dans l’inconnu et ouvrent la voie à des reconstitutions très diverses.

La dernière lettre autobiographique de Paul date des années 55-57. Adressée à la communauté chrétienne de Rome, qu’il n’a pas fondée, il estime accomplie sa mission dans l’Orient hellénisé et pose un projet d’évangélisation de l’Occident latin, qui passerait par Rome pour atteindre l’Espagne. On ignore si ce voyage eut jamais lieu.

C’est comme prisonnier que Paul atteignit Rome sans doute vers 58, à l’occasion d’un procès en appel devant le tribunal impérial, après son arrestation en Judée. On perd définitivement sa trace en 60, après deux ans de prédication à Rome en résidence surveillée. Ainsi tourne court la fin des Actes des apôtres.

Luc écrivit cette histoire de la génération apostolique vers 80, mais on doute qu’il ait eu un contact direct avec Paul ; il a rassemblé des traditions locales en bon historien de métier, mais Rome reste un monde étranger à ce Grec d’Orient, peut-être un Macédonien.

Les années 60 correspondent au règne de Néron (54-68), archétype du « mauvais empereur », et sont marquées à Rome par le grand incendie de 64, dont les chrétiens furent tenus pour responsables, condamnés à être brûlés vifs comme incendiaires selon le principe de la peine réflexive. Cette analyse de l’historien romain Tacite a parfois été remise en cause, car les chrétiens étaient alors immergés au sein de la communauté juive du Trastevere, laquelle ne fut pas inquiétée. Pourtant, leur désignation comme boucs émissaires répond à une certaine logique, si l’on admet que leur communauté était de sensibilité apocalyptique, qu’elle a considéré l’incendie comme le signe de la fin des temps annoncé par Jésus et qu’elle s’est répandue dans les rues pour appeler à la conversion, faisant acte de prosélytisme et se distinguant des juifs.

La première épître de Pierre, un écrit romain, et la lettre de Clément de Rome écrite vers 90 incitent à cette lecture de la « persécution de Néron », mais sans y rapporter l’exécution de Paul ni celle de Pierre. Clément souligne qu’ils sont morts martyrs sans préciser le lieu, ni les circonstances – peut-être parce qu’il ne les connaît pas ou, au contraire, parce que tout le monde est au courant.

Cette incertitude a autorisé quelques archéologues grecs à émettre l’hypothèse que Paul aurait subi le martyre à Philippes, en Macédoine, au terme d’une nouvelle arrestation en Asie et d’un autre procès capital, après qu’il eut fait l’objet d’un non-lieu et quitté Rome pour une quatrième mission en Orient.

 

LUC, UN COMPAGNON OBSCUR

Cette éventualité peut s’appuyer sur les données de la lettre aux Philippiens, une lettre de captivité authentique, mais non datée ni localisée, et sur la seconde épître à Timothée, un écrit paulinien non autobiographique, datable de la fin du Ier siècle. Il retrace l’itinéraire d’un voyage, dénonce une vigoureuse offensive judaïsante contre l’apôtre et donne la liste des défections et des trahisons.

Seul est resté, auprès de Paul, Luc, un médecin identifié par la tradition chrétienne avec l’auteur des Actes des apôtres, bien que Loukas soit un diminutif latin extrêmement courant et que la figure du Paul des Actes, si différent du Paul des épîtres, n’autorise guère à conclure que Luc avait connu Paul de son vivant. Paul fut-il un apôtre trahi, condamné sur la dénonciation des siens, ou fut-il persécuté par le pouvoir comme un philosophe, un chef d’école ? La débandade des disciples de Paul apparaît comparable à celle qui suivait la dissolution d’une école philosophique.

Cela renvoie au milieu romain et à la fin du règne de Néron, qui vit la persécution des stoïciens et le suicide forcé de Sénèque, l’ancien précepteur de l’empereur, en 65. Les chrétiens de Rome ont exalté cette figure de Paul « philosophe », qu’illustre la plus ancienne iconographie de l’apôtre, et ont travaillé à le rapprocher de Sénèque en forgeant au IIIe siècle une correspondance apocryphe entre ces deux personnalités.

La date de la mort de Sénèque finit donc par constituer un marqueur chronologique chez les historiens de l’Église pour fixer celle de Paul – et aussi celle de Pierre – deux ans plus tard, bien que Néron soit alors en Grèce.

Le silence des sources textuelles et archéologiques directes sur les dernières années de l’apôtre laissait le champ libre à la mémoire chrétienne pour élaborer une figure romaine de Paul. Il ne s’agissait pas tant de remplir des manques que de construire l’image d’une Église universelle, étendue aux limites de l’empire, dont la tête était à Rome.

Pourtant, la communauté chrétienne de Rome, que visita Paul, n’était encore aux yeux des Romains qu’une mouvance messianique du judaïsme, au demeurant fauteur de troubles. Nous savons par l’épître aux Romains que Paul s’y intègre par l’intermédiaire de réseaux constitués en diaspora : familiaux, politiques, professionnels. Aquilas et Priscilla sont à la tête d’un atelier juif itinérant, mais les Hérodiens et les gens de la maison de Narcisse, un affranchi très haut placé sous le règne de Claude, constituent des jalons vers la société impériale.

Cette lettre-traité inscrit le christianisme paulinien dans le cadre géopolitique d’un monde unifié, en affirmant la légitimité et le destin providentiel de Rome. Paul y apparaît sensible au risque de rupture entre une communauté chrétienne attachée à sa matrice juive et une autre, coupée de la première et sans lien avec le passé. Dans sa lettre aux Romains, Paul travaille à l’épure d’une Église universelle réunie dans la diversité, ce que poursuivit l’Église de Rome en associant sa figure à celle de Pierre.

 

DEUX APÔTRES POUR UNE VILLE

Aucun texte du Nouveau Testament ne suggère la rencontre de Pierre et de Paul à Rome, qui résulte d’une construction mémorielle à partir de la fin du iie siècle. Selon Paul, qui distingue deux champs d’apostolat – celui des juifs, confié à Pierre, et celui des non-juifs, à lui confié –, leurs routes s’étaient croisées à Antioche, où ils s’étaient affrontés, et à Corinthe. Dans la mémoire romaine, Pierre et Paul fonctionnent d’abord comme deux référents parallèles et inégaux.

Des Actes de Paul et de Pierre, compo­sés vers 180, tracent un tableau romancé du rôle respectif des deux apôtres dans la Rome de Néron, en ne montrant aucune collaboration et en ne laissant à Paul qu’un rôle public secondaire.

La lettre de Clément de Rome le confirme, qui suggère une chrétienté romaine beaucoup plus fidèle aux traditions juives que ne l’étaient les convertis des missions pauliniennes. Les deux apôtres sont d’abord rapprochés par leurs martyres, auxquels sont dédiés des lieux de mémoire et de pèlerinage dès la fin du IIe siècle – ce que les fouilles de la nécropole du Vatican ont vérifié pour Pierre. Au IVe siècle, ils sont réunis par l’institution d’une fête commune le 29 juin, qui les célèbre comme cofondateurs de l’Église de Rome par leur martyre, tandis que l’hagiographie romaine remanie leurs Actes pour y intégrer Paul et recomposer des récits de martyre.

La décapitation de Paul est désormais localisée à Rome, près de la porte d’Ostie, sur le site dit des « Trois Fontaines », parce que sa tête y aurait rebondi trois fois en faisant jaillir du lait.

Le christianisme devenu religion d’Empire se devait de promouvoir la figure de Paul, l’apôtre universel, symbole d’une culture chrétienne ouverte aux valeurs gréco-romaines, qui avait déjà compris que Rome, centre du monde, avait vocation à devenir la tête de l’Église.

La primauté de l’Église de Rome s’établit dès le ive siècle sur un double martyre et sur l’association unique et proprement locale de deux cofondateurs, Pierre et Paul, figures symboliques et antinomiques, désormais placées sur un pied d’égalité. La légende locale combla alors les lacunes de l’histoire.

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