Fake news : nos aïeux en étaient déjà friands

Le XXIe siècle marque-t-il l’avènement de la « postvérité » ? Ce serait oublier qu’en matière de mensonges, de déformations et d’inexactitudes, nos aïeux étaient eux aussi largement servis.

De Dominique Kalifa
Publication 7 mars 2019, 11:38 CET
PHOTOGRAPHIE DE Oleksandr Chaban, iStock via Getty Images

Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine

 

Fake news : depuis près de deux ans, l’expression est sur toutes les lèvres. On parle de « fausses nouvelles », de hoax (« canulards malveillants »), de « faits alternatifs », et on dénonce des sites ou des entreprises de désinformation qui menaceraient la nature même de la démocratie. Profitant du discrédit pesant sur les médias traditionnels et de l’essor continu des réseaux sociaux, le XXIe siècle nous ferait ainsi entrer brutalement dans l’ère de la « postvérité ». Des projets de loi sont aussi en discussion.

Le phénomène est-il vraiment inédit ou ne s’agit-il que des nouveaux habits d’une histoire plus ancienne ? Dès 1733, le pamphlétaire irlandais Jonathan Swift – l’auteur des Voyages de Gulliver – définit le mensonge en politique comme « l’art de convaincre le peuple par des faussetés nécessaires ». L’historien américain Robert Darnton, qui dirige depuis 2007 la bibliothèque de l’université Harvard, l’une des plus grandes du monde, rappelait récemment combien certaines feuilles britanniques du XVIIIe siècle – comme le Morning Post, fondé par le révérend Henry Bate – étaient emplies de ragots, maniaient l’invective et exploitaient le moindre bruit à des fins politiques ou mercantiles.

 

DES SOURCES NON VÉRIFIÉES

Les journaux français ne les avaient d’ailleurs pas attendus pour publier des informations improbables. Les « nouvelles à la main » et les « occasionnels », qui prolifèrent sous l’Ancien Régime, ne se souciaient guère de vérifier leurs sources avant de diffuser les rumeurs concernant la vie scandaleuse des grands du royaume, puisées dans les jardins des Tuileries ou du Palais-Royal : « On raconte que… » La reine Marie-Antoinette en fit les frais plus d’une fois. Mais les fausses nouvelles pouvaient également être de nature plus insolite. Les hottes des colporteurs étaient pleines de récits évoquant des animaux fabuleux, des femmes à deux têtes, le passage d’une comète ou le naufrage d’un navire foudroyé « par le feu du ciel ».

Crieur du Petit Journal - Photographie autochrome (6 avril 1917).
PHOTOGRAPHIE DE APIC/GETTY IMAGES

À ces faits divers incertains, illustrés de gravures suggestives et imprimés au coup par coup, on donne le nom de « canards ». Voici comme Gérard de Nerval, qui les affectionnait tout particulièrement, les décrivit en 1844 : « Le canard est une nouvelle quelquefois vraie, toujours exagérée, souvent fausse. Ce sont les détails d’un horrible assassinat, illustré parfois de gravures d’un style naïf : c’est un désastre, un phénomène, une aventure extraordinaire ; on paye cinq centimes, et l’on est volé. » Que le terme de « canard » en soit venu par la suite à désigner un journal ordinaire en dit long sur le nombre de bobards alors colportés par la presse !

 

ET NAPOLÉON RÉAPPARAÎT

Les journaux plus sérieux n'étaient pas en reste. La mort de Napoléon, en 1821, fut suivie, plusieurs années durant, de « bruits » évoquant les conditions troubles du décès ou les hypothétiques réapparitions de l’ancien empereur. Lors de l’épidémie de choléra qui ravagea le pays en 1832, plusieurs titres signalaient çà et là la présence d’« empoisonneurs » publics. Au vrai, chaque situation de crise, de disette ou d’émeute drainait son lot de « fausses nouvelles ».

Et que dire des contextes de guerre, qui produisent immanquablement une explosion de bruits alarmistes ? En 1870, la presse diffusa sans état d’âme les nouvelles les plus fantaisistes : le Journal de la Marne expliqua ainsi, le 9 septembre, comment plusieurs divisions allemandes venaient d’être anéanties près de Metz, tandis que L’Aube – suivie par de nombreuses autres feuilles – rapportait qu’une voiture trouée de balles ramenait en Allemagne le corps d’un haut dignitaire prussien. Le paroxysme fut atteint en 1914, offrant au célèbre historien Marc Bloch sa première grande étude sur « les fausses nouvelles de la guerre ».

 

INQUIÉTUDES ET AUTORITÉS 

La publication de telles informations ne laisse jamais les autorités insensibles. On s’inquiète d’abord de celles qui peuvent entraver la marche du commerce. Le Code pénal de 1810 réprima donc sévèrement les spéculateurs qui faisaient diffuser de fausses nouvelles pour susciter la hausse ou la chute artificielles de titres ou de marchandises (art. 419-420). En janvier 1854, L’Écho agricole fut ainsi poursuivi pour avoir publié de faux cours du blé.

Dans son article 27, toujours en vigueur, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse punit de lourdes amendes « la publication, la diffusion ou la reproduction […] de nouvelles fausses », lorsqu’elles sont faites de mauvaise foi ou sont de nature à troubler la paix publique.

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    La presse française de 1914 ne brilla pas par sa tenue. Elle multiplia d’abord les rumeurs improbables : des espions offriraient aux enfants des bonbons empoisonnés. Puis elle se distingua par un « bourrage de crâne » indigne : « Les balles allemandes traversent les chairs de part en part sans faire aucune déchirure. »
    PHOTOGRAPHIE DE Une du Petit Journal datée du 21 mars 1915

    Elle n’est cependant guère appliquée, car « l’exactitude d’un fait n’est pas un concept absolu qui porte en lui-même sa preuve », écrit le juriste Marc Fougères, qui consacra en 1943 sa thèse de doctorat au délit de fausses nouvelles. Quant à la bonne ou à la mauvaise foi, elles sont encore plus délicates à démontrer. En 1889, la plupart des quotidiens français, largement relayés à l’étranger, publiaient l’histoire abracadabrante de la princesse russe du cimetière du Père-Lachaise, dont l’héritage fabuleux devait aller à qui passerait un an et un jour dans la chapelle où la morte reposait dans un cercueil en verre.

    Ce qui est en revanche constamment réprimé, c’est la diffusion de fausses nouvelles sur la voie publique, dont on craint qu’elle produise attroupements ou désordres. Dès novembre 1794, en pleine Révolution française, un dénommé André Muriat fut cloué au pilori en place de Grève, à Paris, pour avoir « crié des brochures sous un faux titre propre à exciter de la fermentation dans les esprits ». Le placard justifiant sa peine le présentait en ces termes : « colporteur criant de fausses nouvelles propres à alarmer ».

    Le phénomène culmina à la Belle Époque. Les nombreux camelots qui criaient à tue-tête des nouvelles sensationnelles ou fantaisistes suscitaient la colère des lecteurs dupés, qui ne trouvaient rien de tel dans les pages du journal. La loi interdit d’ailleurs d’annoncer autre chose que le titre, le prix ou la couleur politique du journal. Le préfet de police Louis Lépine sévit à plusieurs reprises contre ces « industriels peu scrupuleux ». En septembre 1911, on condamna ainsi à 15 jours de prison le camelot Jules Rotrou, qui vendait dans la rue Les Trois Couleurs et annonçait à plein gosier un attentat contre l’empereur d’Allemagne dont, évidemment, le journal ne disait rien.

    Autant qu’Internet, le boulevard des années 1900 bruisse de nouvelles aussi extraordinaires qu’improbables : il ne relie cependant que ceux qui l’arpentent ou entendent sa rumeur. Le changement d’échelle qui caractérise notre temps nous contraint à imaginer de nouvelles formes d’antidote.

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