Le génie des papes : ils ont rebâti Rome

Le retour des papes à Rome en 1420 met en lumière le triste état du cœur de la chrétienté. L’édification de la nouvelle basilique Saint-Pierre devient le symbole de la splendeur restaurée de la ville par la volonté des papes.

De Christiane Rancé
Publication 9 août 2019, 12:10 CEST
La basilique Saint-Pierre se distingue dans le paysage romain au coucher du soleil. Sa façade a ...
La basilique Saint-Pierre se distingue dans le paysage romain au coucher du soleil. Sa façade a été dessinée par Carlo Maderno et achevée, comme l’indique l’inscription sous le fronton, en l’honneur de « Paul V Borghèse, souverain pontife romain, en 1612 ».
PHOTOGRAPHIE DE TomasSereda, istock via Getty images
Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine

 

Dites « la Rome des papes », et aussitôt surgissent les figures de Jules II et de ses successeurs. C’est à eux que Rome doit beaucoup de ses églises, palais, fontaines et obélisques, ses places théâtrales et ce dessin urbain tel que, de nouveau, tous les chemins ont mené à Saint-Pierre. En vérité, Jules II fut l’héritier du long travail de reconquête mené par ses prédécesseurs, déterminés à faire du Vatican le cœur des États pontificaux, et de Rome la capitale de la chrétienté. La gloire de l’une signant la puissance de l’autre.

On imagine mal ce qu’il fallut de génie visionnaire pour qu’en moins d’un siècle ce gros bourg médiéval, sale et dangereux, véritable ossuaire de l’Antiquité, retrouve son lustre, ni ce qu’il fallut aux papes de détermination pour y asseoir leur pouvoir à leur retour d’Avignon en 1420. Nicolas V (1447-1455) est l’initiateur véritable de cette renaissance. Ce Romain, érudit et habile diplomate, comprend tout le parti qu’il peut tirer du courant humaniste alors en vogue : associer l’image de la Rome impériale à celle d’une Rome pontificale, dont le pape serait le souverain. L’actualité le lui inspire : le concile de Bâle, qui s’achève en 1449, vient de consacrer le retour à la monarchie dans l’Église ; avec l’humanisme et la redécouverte des auteurs grecs et latins, on exalte la beauté de l’Antique. Puisque l’historien Flavio Biondo prône l’urgence d’une Roma instaurata et qu’Alberti, le théoricien de la AKG-IMAGES perspective, procède à un relevé des ruines, Nicolas V lance un vaste programme de fouilles. On exhume des statues – celle du Laocoon, par exemple – des colonnes, des temples… Tout ce qui pouvait redonner au peuple romain la fierté de sa grandeur passée. Et jeter les plans de la Rome monumentale que Nicolas V rêve de construire.

Il n’en a pas encore le pouvoir. Le pape n’est souverain ni sur le peuple, ni sur le corps ecclésial. L’opposition des uns et des autres est frontale. Aussi, pour assurer sa sécurité au sein même de la Curie, Calixte III (1455-1458), le successeur de Nicolas V, octroie la barrette cardinalice à deux de ses neveux. Parmi eux, l’Espagnol Rodriguo Borgia, qui deviendra le pape Alexandre VI. Ce népotisme – qui sera violemment reproché à la papauté par Luther – est amplifié par un successeur de Calixte, Sixte IV (1471-1484). De son vrai nom Francesco della Rovere, ce pape consolide son pouvoir en plaçant d’emblée ses 15 neveux à la Curie, au nombre desquels figure le futur Jules II. Rassuré par cette nouvelle « garde prétorienne », Sixte IV reprend le grand projet urbanistique de Nicolas V. Sa mise en œuvre devient le but de son pontificat : manifester le pouvoir spirituel de la papauté en exaltant ses racines romaines et en l’appuyant sur l’art et sur la science ; affirmer son pouvoir temporel en créant une Rome qui reflète sa puissance.

 

LE VATICAN REPREND DES COULEURS

Partout dans la ville, on se met à construire. Des palais, certains commandés par les cardinaux qui ne veulent pas être en reste, ainsi le palais de Venise. Des monastères, de nouvelles églises, un nouveau pont : le Ponte Sisto, pour désenclaver le Vatican. Et, pour le neveu du pape, Raffaele Riario, un palais audacieux et imposant, qui deviendra le palais de la Chancellerie pontificale, où s’exprime avec audace et pour la première fois à Rome le style Renaissance. Sixte IV restaure l’aqueduc romain de l’Aqua Virgo. Quelques fontaines surgissent au milieu des places. Au Capitole, il fait installer sur la façade du palais des Conservateurs l’emblématique louve de Rome, que l’on vient de retrouver dans les fouilles. Enfin, il agrandit le palais du Vatican, où il construit une vaste bibliothèque et une chapelle qui porteront son nom. En 1481, il confie aux artistes toscans et ombriens qui ont fait la gloire de Florence (Rosselli, Botticelli, Ghirlandaio, le Pérugin, Pinturicchio) le soin de les décorer.

C’est le chantier le plus spectaculaire de la fin du siècle, mené tambour battant et achevé deux ans plus tard, en 1483. Chacun des artistes a respecté le strict cahier des charges du pape : exprimer la vision politique de la papauté que Sixte IV veut imposer aux membres de la Curie et aux hôtes étrangers. Le pape n’est plus seulement persona Christi ; il est aussi dès lors le chef de l’Église et son législateur, comme le fut Moïse. Pour trouver le financement de ses vastes entreprises, Sixte IV organise dans Rome des pèlerinages aux saints, multiplie la vente des charges de la Curie et annonce le grand jubilé de 1475, assorti d’une vente massive d’indulgences.

« Le pape n’a besoin que d’une plume et d’un peu d’encre pour acquérir les sommes d’argent dont il a besoin », résume-t-il dans un courrier. Mais ces chantiers, dont le poète Du Bellay s’émerveille dans ses Antiquités de Rome, excitent la convoitise et l’opposition des « familles » romaines. Dans le même temps, le hiatus entre l’Église du Christ et l’Église des papes dérange le peuple, habitué à l’image du pape « eucharistique » qu’avaient instaurée les législateurs du XIIIe siècle. Rome gronde. Les vieilles rivalités avec Milan et Florence, jalouses de leur suprématie, se réveillent. Les puissances étrangères, la France surtout, la France détestée, manifestent leurs appétits de conquête. Les barons profitent des turbulences politiques pour reconquérir la ville. De nouveau, il ne reste au pape que le mouchoir de poche du Vatican.

César Borgia – le modèle avoué du Prince de Machiavel – comprend que si le sort de la papauté est lié à celui de Rome, celui de Rome est dépendant de la puissance des États pontificaux, largement spoliés au temps d’Avignon. Il se lance dans leur reconquête, tandis que son père Rodrigo, élu sous le nom d’Alexandre VI (1492-1503), œuvre pour restaurer l’aura du souverain pontife dans le jeu international. C’est ainsi Borgia qui partage le monde entre les Espagnols et les Portugais. S’il est beaucoup moins sensible à la gloire de la Rome impériale que ses prédécesseurs, le pape espagnol est travaillé par l’idée d’imposer la pérennité du pontificat et, avec elle, l’image d’un pontife conçu comme un prêtre-roi. Pour la première fois, un pape reconnaît officiellement ses enfants et les installe dans le palais pontifical. Et tandis que César se charge d’élargir les États pontificaux aux dimensions de l’Italie centrale comme de reprendre la ville aux barons qui la tiennent, Alexandre VI, pour briser le pouvoir des cardinaux, décrète la non-hérédité de leurs biens : à leur mort, tout revient au Saint-Siège.

Pour autant, Alexandre VI, qui aimait le luxe, se préoccupe aussi d’embellir les appartements du Vatican où il installe sa famille – et sa maîtresse. On se souvient du cri de Flaubert après sa visite des lieux : « Quels messieurs ! Comme ils se sont arrangé leur maison ! » Le pape demande à Bernardino di Betto, dit Pinturicchio, d’en composer les fresques. Ce sera le chef-d’œuvre de l’école ombrienne. Et lorsque le premier chargement d’or du Nouveau Monde, découvert l’année de son élection, parvient à Séville, il l’utilise pour faire peindre d’or le plafond à caissons, signé Sangallo, de la basilique Sainte-Marie-Majeure;

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    Et puis vint Jules II (1503-1513). « Le » pape, celui qui va pleinement accomplir la Renaissance de Rome. En 10 ans de pontificat, celui qui fut fait cardinal par son oncle décide de marquer son règne par le geste le plus audacieux qui soit : raser l’antique basilique édifiée au IVe siècle par l’empereur Constantin, totalement délabrée, et doter la papauté et le tombeau de saint Pierre d’un temple digne d’être reconnu comme le cœur de la chrétienté.

    Elle sera achevée 120 ans et 18 papes plus tard. Quoiqu’il ait haï Borgia, Jules II parachève son œuvre d’élargissement du pouvoir pontifical, seule sauvegarde de l’indépendance spirituelle de la papauté à ses yeux. Orbi : s’il chasse César Borgia d’Italie, c’est pour mieux continuer son entreprise de reconquête. Urbi : il reprend les chantiers de Sixte IV et invite, avec un goût sûr, les génies de la Renaissance artistique, Bramante, Michel-Ange et Raphaël, à y collaborer. Lorsqu’il meurt, Jules II laisse à son successeur, le dispendieux Léon X, fils de Laurent de Médicis, le dessin du Vatican que nous connaissons et des artistes pour continuer son œuvre, grâce à laquelle Rome éclipse enfin Florence. Les successeurs de Jules II vont dès lors parachever l’embellissement et la rénovation de la ville, même après le sac sanglant des lansquenets en 1527, qui marquera profondément le pape Clément VII (1523-1534), munificent mécène et collectionneur, ainsi que protecteur de Raphaël.

     

    L'ART DES PAPES FACE À LA RÉFORME

    Alexandre Farnèse, élu sous le nom de Paul III (1534-1549) parachève l’œuvre de Jules II. Il fait abattre les maisons lépreuses du champ de Mars, construit le palais Farnèse. À Michel-Ange, il commande une nouvelle place pour le Capitole et supervise la réalisation du Jugement dernier, décidée par Clément VII pour la chapelle Sixtine. Et, parce que l’orage menace Rome avec la pression des Turcs, les velléités belliqueuses de Charles Quint et la contestation de Luther, Paul III convoque en 1545 le concile de Trente qui met un terme, notamment, à la suprématie des cardinaux. La Réforme allume ses premiers incendies dans le nord de l’Europe. Elle alimente la fronde du peuple romain, que travaille la terreur de la damnation et de la fin des temps.

    Les papes, s’ils sont corrompus, entraîneront-ils toute l’Église dans les enfers ? À cette violence, à cette contestation, Sixte Quint (1585-1590) trouve une réponse magistrale : faire de Rome la capitale de la Contre-Réforme, où sera réaffirmé tout ce que conteste Luther – la liturgie, l’art à son service, le culte des saints. Sixte Quint est en cela le dernier grand pape de la Renaissance. Celui qui ouvre aussi l’ultime chantier de Rome, un chantier grandiose et « sacré », qui lui vaudra le surnom de « pape urbaniste ». Sur les plans de Domenico Fontana, Sixte Quint ouvre des avenues qui relient les grandes basiliques à celle de Saint-Pierre. Marque les carrefours avec des obélisques surmontés d’une croix. Achève la restauration de l’aqueduc romain, crée 27 fontaines, des places, de nouvelles églises et agrandit la bibliothèque Sixtine. Enfin, il ouvre considérablement la ville au ciel, en dotant les sept collines romaines de palais, d’églises et de jardins de rêve. Avec lui, Rome est entrée dans l’éternité;

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