Martin Guerre, l’imposteur qui fit scandale

Au XVIe siècle, un certain Martin Guerre revient dans son village après huit ans d’absence. Bientôt, la rumeur court sur son identité.

De Bernat Hernández
Publication 8 août 2019, 15:32 CEST
Représentation d'un procès durant lequel, comme dans le procès de Martin Guerre, le public était très ...
Représentation d'un procès durant lequel, comme dans le procès de Martin Guerre, le public était très impliqué.
PHOTOGRAPHIE DE Kommersant
Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine

 

En 1560, les juges du parlement de Toulouse se trouvèrent confrontés à une fascinante affaire : deux hommes affirmant s’appeler Martin Guerre s’accusaient mutuellement d’imposture. Impossible pour les nombreux témoins convoqués de désigner d’une seule voix qui disait la vérité, l’épouse elle-même ne sachant plus à quel saint se vouer.

Jean de Coras, le magistrat instructeur de l’affaire, relata le procès et les circonstances qui menèrent à cette situation rocambolesque. Tout commença à Artigat, un village des Pyrénées, où se marièrent vers 1538 deux adolescents d’à peine 14 ans : Bertrande de Rols, issue d’une lignée relativement aisée, et Martin Guerre, fils d’une famille d’émigrants basques qui s’étaient établis en 1527 à Artigat et y avaient monté un atelier prospère de briques et de tuiles.

Comme le couple tardait à concevoir un enfant, des rumeurs commencèrent à circuler sur un possible sortilège l’empêchant de consommer son union. Au bout de huit ans, grâce à quatre messes et aux conseils d’un prêtre qui lui recommanda de consommer des hosties et des fouaces (brioches) bénites, Bertrande parvint à conjurer le maléfice et à engendrer un fils qu’elle baptisa Sanxi. Le bonheur conjugal fut toutefois de courte durée : découvert par son père, auquel il avait volé plusieurs sacs de grains, Martin s’enfuit en Espagne.

 

UN RETOUR INATTENDU 

Tout le monde, y compris Bertrande, resta huit ans sans nouvelles du fugitif. Or, un beau jour, un homme prétendant s’appeler Martin Guerre se présenta au village : il lui était en tous points identique, d’apparence comme d’expression, bien qu’un peu plus mince. Composée de quatre sœurs et de leur oncle, la famille Guerre fêta son retour avec tout le village. Selon le témoignage de Jean de Coras, Bertrande se montra « incroyablement envieuse de voir et recouvrer son mari », qui lui conta en détail « les lieux, temps et heures des actes secrets de mariage (plus aisés beaucoup à comprendre qu’honnêtes à réciter ou écrire) et les propos qu’avant, après et en l’acte ils auraient tenus ».

Les trois années suivantes, le couple vécut « comme vrais mariés, mangeant, buvant et couchant ordinairement ensemble ». L’homme se comporta comme un bon mari et comme un père irréprochable. Les époux réunis donnèrent naissance à deux filles, et tout alla pour le mieux jusqu’à ce qu’éclate une dispute entre Martin et son oncle Pierre sur la gestion du patrimoine familial, poussant Pierre à douter de l’identité de l’homme qui était revenu. Ces tensions atteignirent un tel degré de violence que Martin serait mort sous les coups de son oncle et de ses cousins si Bertrande ne s’était pas jetée au sol pour protéger le corps de son présumé mari.

Compte rendu du procès écrit par Jean de Coras, édition de 1565.
PHOTOGRAPHIE DE Wiki Commons

Alors que son identité faisait l’objet de rumeurs croissantes, Martin fut accusé en 1559 d’avoir mis le feu à la grange d’un voisin, qui porta plainte contre lui pour usurpation d’identité. Il fut acquitté pour manque de preuves et rentra à Artigat, où Bertrande « le reçut et caressa comme mari et dès qu’il fut arrivé, lui bailla chemise blanche, voire lui lava les pieds et après couchèrent ensemble », selon le récit de Jean de Coras. Il retourna toutefois derrière les barreaux dès le lendemain : sous la pression de Pierre Guerre, Bertrande porta plainte pour imposture et exigea devant la justice que l’escroc soit puni et verse une somme de 2 000 livres pour réparer les abus commis.

Organisé en 1560 à Rieux, le procès ne fit qu’embrouiller davantage cette sombre histoire. Pierre Guerre fit venir des témoins affirmant que Martin était en réalité Arnaud du Tilh, surnommé « Pansette » dans son village d’origine. Après s’être lié d’amitié avec le véritable Martin Guerre, il aurait pris connaissance de tous les détails de la vie de ce dernier et décidé de se faire passer pour lui afin de s’approprier le patrimoine familial. D’autres témoins déclarèrent avoir entendu des rumeurs selon lesquelles le vrai Martin avait perdu une jambe à la bataille de Saint-Quentin. La défense de l’accusé reposa sur différents témoignages, notamment ceux des sœurs de Martin et sur la description détaillée de proches qui avaient fréquenté le couple, avaient assisté à son mariage ou lui avaient rendu visite lors de sa nuit de noces.

 

D'UN PROCÈS À L'AUTRE

Bertrande déclara que sa famille l’avait menacée de l’assassiner ou de l’enfermer dans un hospice si elle ne se prononçait pas contre Martin, mais elle refusa de jurer que l’accusé n’était pas son mari. Le juge condamna Arnaud à mort, une peine alors courante dans les affaires d’atteinte au sacrement du mariage et de viol, catégorie dans laquelle fut classée la relation que l’homme avait entretenue avec Bertrande;

L’inculpé fit appel de la décision devant le parlement de Toulouse. Une nouvelle série d’interrogatoires et d’investigations plongea les juges dans une « merveilleuse perplexité », malgré laquelle ils consentirent à casser le jugement rendu. Un véritable coup de théâtre se produisit toutefois avant qu’ils ne se prononcent : un homme portant une jambe de bois et affirmant être Martin Guerre fit son apparition et expliqua qu’après sa fuite en Espagne il était devenu soldat et avait perdu une jambe à la bataille de Saint-Quentin.

Les deux Martin Guerre présentèrent leurs versions des faits, et l’accusé se défendit plus habilement que le nouvel arrivant. Les juges décidèrent alors de confronter les deux hommes aux principaux témoins ; les doutes se dissipèrent lorsque Bertrande reconnut son vrai mari, fondit en larmes et le prit dans ses bras. Le véritable Martin Guerre expliqua que Pansette avait été son frère d’armes et lui avait soutiré de nombreuses informations, même d’ordre intime, concernant son épouse et ses relations à Artigat. Le 12 septembre 1560, Arnaud du Tilh fut condamné à mort et pendu quatre jours plus tard à Artigat, après avoir reconnu son imposture, devant la maison où il avait vécu avec Bertrande.

Cette histoire surprit les juges et suscita un intérêt scabreux, toujours actuel. Il s’agit incontestablement d’une passionnante affaire, où l’enchevêtrement des différents témoignages donne parfois au mensonge l’air de la vraisemblance. Si Arnaud déploya un grand talent d’acteur, l’attitude de Bertrande est plus surprenante encore : consciente ou dupée, elle fut une complice parfaite. Cette « Pénélope », qui avait patiemment attendu le retour de son « Ulysse », savait en effet que sa survie sociale dépendait de sa capacité à conserver une réputation d’épouse et de mère irréprochable. Et c’est ce qu’elle fit : les juges l’acquittèrent de tout délit et finirent par reconnaître la légitimité de tous ses enfants.

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