Féminisme en France : le très long combat pour l’égalité

De la révolutionnaire Olympe de Gouges au raz de marée « Balance ton porc », l’histoire du féminisme français est plurielle, faite de discontinuités, de controverses et de stratégies militantes sans cesse renouvelées.

De Corinne Soulay
Meeting des suffragettes, manifestation féministe, rue Montmartre, Paris, 1914.
Meeting des suffragettes, manifestation féministe, rue Montmartre, Paris, 1914.
PHOTOGRAPHIE DE Agence Rol, Domaine public

Un gros mot, ou presque. Lorsque Alexandre Dumas fils emploie pour la première fois, en 1872, le terme « féministe », c’est dans un pamphlet, afin de ridiculiser les hommes qui souhaitent donner plus de pouvoir aux femmes. Il faut attendre une dizaine d’années, et son appropriation par la journaliste Hubertine Auclert, pour que le mot se réfère à un mouvement pour l’égalité entre hommes et femmes. Mais les idées ont précédé le vocabulaire.

Retour en arrière : à la Révolution française souffle un vent d’universalisme qui donne des idées à certaines. Puisque « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », selon la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, comment expliquer que certains êtres, du fait de leur sexe ou de leur catégorie sociale, ne jouissent pas de cette égalité ? C’est ce paradoxe que pointe, en 1791, la femme de lettres Olympe de Gouges, en publiant la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. « La femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit également avoir celui de monter à la tribune », prône l’article 10. Les revendications concernent alors les droits civiques, l’éducation, l’accès au travail...

Mais l’avènement de l’Empire douche les espoirs de ces révolutionnaires. « Le Code civil, en 1804, fait de la femme une mineure, sous la domination de son mari », résume Bibia Pavard, maîtresse de conférences en histoire à l’université Panthéon-Assas et coauteure de Luttes de femmes : 100 ans d’affiches féministes. Les idées féministes se font plus discrètes, affleurant parfois en filigrane dans la presse. « Des magazines féminins vont contrer la censure en publiant, entre deux historiettes morales ou sujets frivoles, un compte rendu de procès de violence conjugale, où le mari n’est pas condamné, ou un encart sur Mary Wollstonecraft, pionnière du féminisme en Angleterre, détaille Caroline Fayolle, maîtresse de conférences à l’université de Montpellier et auteure du livre Le Féminisme. D’autres publications font plus clairement de la résistance, comme L’Athénée des dames, qui contient un manifeste pour l’égalité des sexes. » S'inspirant des utopies socialistes, quelques expériences contestataires, dans les années 1830, envisagent une égalité élargie en matière de droits civiques. « Elles prônent l’abolition des systèmes d’exploitation de l’homme par l’homme, pas seulement des hommes sur les femmes mais aussi, par exemple, des riches sur les pauvres », précise Caroline Fayolle. Dans ce cadre se forme la communauté mixte de Ménilmontant – quelques dizaines de personnes cohabitant selon les théories de Saint-Simon, avec l’idée de libérer la femme du carcan du mariage. Les Saint-Simoniennes y expérimentent une vie sexuelle et des enfants hors union. Mais l’utopie périclite après trois ans.

Nouvel appel d’air avec la révolution de février 1848, qui crée un moment d’espoir généralisé... rapidement déçu. Non seulement la IIe République ne confère pas le droit de vote aux femmes, mais les révoltes ouvrières de juin sont durement réprimées. Une double trahison pour les femmes proches du socialisme qui ont participé au mouvement. Estimant que leur émancipation ne viendra pas de la République, elles préfèrent dès lors s’organiser au sein d’associations de travailleurs.

La fin du 19e siècle et la création de la IIIe République changent la donne : ce qui n’était jusqu’à maintenant que le combat d’une poignée de personnalités devient un mouvement massif. Progressivement, sur le modèle des suffragettes anglaises, des associations d’envergure se montent, recrutant des milliers d’adhérentes et faisant émerger des figures comme Hubertine Auclert, qui anime le journal La Citoyenne. La question enflammant le débat public est celui du droit de vote, et les féministes rivalisent de créativité pour la relayer, usant parfois de coups d’éclat comme la grève de l’impôt ou le cassage d’urnes. « Il y a déjà l’idée de médiatiser et de mener une forme de lobbying auprès des politiciens », fait remarquer Bibia Pavard.

En parallèle aux associations de femmes républicaines et laïques s’organisent des groupes de femmes catholiques. « Celles-ci réclament aussi le droit de vote, arguant que les femmes sont porteuses de valeurs spécifiques, bonnes pour la société et susceptibles de moraliser la vie politique, souligne Caroline Fayolle. Il y a cette opposition entre les féministes universalistes, pour lesquelles les deux sexes sont égaux, et les différentialistes, qui érigent les différences entre les sexes en complémentarité. » Las, la Première Guerre mondiale signe le coup d’arrêt de cette mobilisation : les féministes se rallient à l’Union sacrée, mouvement de solidarité des Français contre l’oppresseur, que le président de la République, Raymond Poincaré, appelle de ses vœux le 4 août 1914.

Au sortir du conflit, c’est à nouveau la déception : alors que de nombreux pays européens octroient le droit de vote aux femmes en 1918 ou en 1919, la France botte en touche, plusieurs propositions de loi étant rejetées par le Sénat. En cause, l’alliance paradoxale des conservateurs et des républicains laïcs. « Les premiers redoutent une destruction de la cellule familiale, un danger pour la stabilité de la société. Les seconds pensent, eux, que le vote féminin sera nécessairement conservateur, du fait de l’éducation religieuse des femmes », décrypte Bibia Pavard. Le droit de vote est finalement obtenu en 1944, lors de la Seconde Guerre mondiale. Une réflexion plus globale sur la place des femmes dans la société s’amorce alors, incarnée dans l’essai de Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, publié en 1949. Pour la philosophe, qui exclut tout déterminisme, « on ne naît pas femme, on le devient ».

Une nouvelle cause émerge dans les années 1950, celle du contrôle des naissances, portée par La Maternité heureuse. L’association, qui deviendra Le Mouvement français pour le planning familial, explique presque clandestinement à ses adhérentes, à travers des publications et des conférences, comment maîtriser sa sexualité pour éviter les grossesses... Fin 1967, l’Assemblée nationale adopte enfin la loi autorisant la contraception. Dans le sillage de mai 1968, des groupes non mixtes voient le jour. La rencontre de ces mouvements disparates, imprégnés des idées de gauche et d’extrême gauche, entraîne la création, en 1970, du Mouvement de libération des femmes (MLF) qui revendique la libre disposition du corps des femmes. Parmi les combats du MLF : les violences sexistes, le droit à l’avortement, la remise en question de la société patriarcale... Outre des manifestations et son journal Le Torchon brûle, le MLF mise sur de nouveaux modes d’action spectaculaires. Premier fait d’armes ? Déposer une gerbe sous l’Arc de triomphe... à la femme du soldat inconnu. Même volonté d’interpeller l’opinion publique avec « le manifeste des 343 », publié le 5 avril 1971, dans Le Nouvel Observateur, dont les signataires, pour certaines célèbres, déclarent publiquement avoir eu recours à l’avortement. Autre levier mis en œuvre : la politisation de certains procès. À Bobigny, en 1972, l’avocate Gisèle Halimi plaide le cas d’une jeune fille ayant avorté illégalement à la suite d’un viol. Six ans plus tard, à Aix-en-Provence, elle défend deux homosexuelles, battues et violées par un groupe d’hommes alors qu’elles faisaient du naturisme.

 

OSEZ LE CLITO

1974 marque le premier pas vers l’institutionnalisation du combat : Valéry Giscard d’Estaing crée un secrétariat à la Condition féminine. En novembre de la même année, devant une Assemblée nationale essentiellement masculine, la ministre de la Santé, Simone Veil, défend son texte de loi sur l’interruption volontaire de grossesse. Les débats sont houleux ; les pratiques de l’opposition violentes, comme celle du député René Feït qui fait résonner les battements de cœur d’un fœtus dans l’hémicycle. Mais la loi est adoptée.

Aujourd’hui encore, la rue reste un lieu privilégié de la lutte pour l’égalité entre hommes et femmes. En 2018, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, la ville de Fleury-Mérogis exposait sur ses abribus des créations réalisées par des étudiants de l’École de communication visuelle de Paris, partenariat entre la ville, l’ECV et l’Atelier Corbin.
PHOTOGRAPHIE DE atelier Corbin

Pour les féministes, la victoire est immense. Elle précède pourtant une décennie de moindre visibilité. « Dans les années 1980, on note un repli du mouvement au niveau local, avec des actions de terrain moins médiatisées », explique Caroline Fayolle. Le débat se déplace au niveau politique, avec la question de la parité, qui débouche en 2000 sur la loi relative à l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux.

Puis, de nouvelles associations réinvestissent le champ médiatique à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Parmi elles, Mix-Cité, qui milite pour l’égalité des sexes et des sexualités ; Les Chiennes de garde, qui dénonce notamment les insultes contre les femmes dans l’espace public ; ou Ni putes ni soumises, créée en 2003 dans le sillage de la Marche des femmes des quartiers contre les ghettos et pour l’égalité, passée par une vingtaine de villes en France pour témoigner des violences morales et physiques dont sont victimes les filles des quartiers défavorisés.

Le renouveau du féminisme intervient réellement à la fin des années 2000, selon Caroline Fayolle. « Cette génération de militantes se démarque par de nouveaux référents théoriques, en s’appuyant sur les études de genre américaines. Celles-ci différencient le sexe biologique du genre, qui est une norme sociale née d’un rapport de domination, précise l'historienne. Les notions de sexualité et de corps deviennent fondamentales. Contrairement aux féministes des années 1970, qui étaient généralement pour la suppression de la prostitution et contre la pornographie, certaines militantes envisagent désormais la sexualité comme un champ de résistance, et cherchent à trouver de nouvelles voies pour que, au sein de ces pratiques, les femmes puissent se défendre et s’émanciper. » Le plaisir des femmes devient un enjeu qui s’affiche dans les rues, comme en 2011, à la faveur de la campagne « Osez le clito », menée par l’association Osez le féminisme.

Ce nouvel élan est porté par le développement d’Internet et des réseaux sociaux. La lutte devient multimédia. Les membres du collectif 100 % féminin La Barbe, qui voit le jour en 2008, s’inspirent ainsi des Lesbian Avengers , des activistes homosexuelles américaines connues pour leurs performances, et n’hésitent pas à publier des vidéos de leurs interventions sur la Toile. Leur modus operandi : s’approprier un signe distinctif masculin – une fausse barbe – et investir des lieux de rencontres politiques, économiques, culturelles ou sportives qui ne comptent que des hommes dans leurs instances ou parmi les invités, afin de dénoncer cet entre-soi. « Notre réflexion a commencé après les attaques sexistes contre Ségolène Royal, alors candidate à la présidentielle de 2007, se rappelle Alix Béranger, membre du collectif depuis sa création. On s’est dit qu’on parlait beaucoup des femmes en tant que victimes, mais que le curseur n’était jamais mis du côté de l’agresseur. Donc on a voulu braquer les projecteurs sur les hommes. On s’est aussi mises à compter, à rendre compte du ratio hommes-femmes dans les lieux de pouvoir, les conseils d’administration des entreprises, la culture, le cinéma, le théâtre, les médias...»

Autres militantes, autres pratiques médiatiques : les Femen, venues d’Ukraine, investissent la France en 2011, avec pour spécificité de manifester seins nus, slogans peints à même la peau. La diffusion des idées passe aussi par la création de blogs participatifs, comme Paye ta shnek, qui compile les témoignages de harcèlement de rue. Depuis, le concept a fait des émules dans le milieu médical (Paye ta blouse), sportif (Paye ton sport), archéologique (Paye ta truelle)...

 

DE L’ATHÉNÉE DES DAMES À #METOO

C’est dans ce contexte d’effervescence créative que paraît, en 2009, le premier numéro de Causette. Iconographie pop, graphisme léché, sujets décalés, le bimestriel devient vite mensuel. « On est dans une période où, grâce aux réseaux sociaux, le féminisme est plus facile d’accès. Il n’est plus nécessaire de s’encarter ou d’avoir lu l’exigeant Deuxième Sexe pour se l’approprier, explique Johanna Luyssen, ancienne rédactrice en chef adjointe du magazine. La génération d’avant pensait que le changement passerait par le politique, mais, face à l’échec de l’égalité, le quotidien devient un sujet. Causette s’inscrit dans ce mouvement : on consacre des numéros à la vulve, aux poils... Dans la rubrique “On nous prend pour des quiches”, on dénonce les initiatives sexistes comme les soldes durant la Journée de la femme. On suit l’affaire DSK en faisant de la pédagogie sur le viol. On organise des concerts dans toute la France pour rencontrer les gens. C’est cette approche festive, couplée à un rapport très fort à l’art et à l’esthétique, qui a séduit le grand public. »

Internet permet une circulation de l’information et une amplification des débats, dont l’incarnation la plus puissante reste la vague #metoo. Fin 2017, à la suite des accusations d’agressions sexuelles contre le producteur Harvey Weinstein, l’actrice Alyssa Milano utilise le mot-dièse #metoo («Moi aussi »), lancé dix ans plus tôt par la militante féministe Tarana Burke. En quelques jours, celui-ci est repris par des milliers d’internautes et trouve un équivalent français, #balancetonporc. Rupture ou continuité ? « Cela a rendu visibles les femmes ordinaires, non militantes, estime Bibia Pavard. Mais elles ont toujours été là, communiquant via le courrier des lectrices des journaux féminins ou via des groupes de parole... On assiste à un changement d’échelle plus qu’à une rupture totale. »

Le harcèlement, puis le féminicide, deviennent des sujets médiatiques. Mais l’essai de l’égalité sera-t-il transformé ? Chercheuse au CNRS et spécialiste en études de genre, Florence Rochefort exhorte à la vigilance. « Avec #metoo, beaucoup d’hommes ont pris conscience de la gravité du problème et se sont sentis solidaires des victimes. Ce que le phénomène a révélé aussi, avec le déferlement de haine qui l’a accompagné, c’est la violence des réseaux antiféministes. Aujourd’hui se développent des mouvements d’extrême droite opposés à l’égalité des sexes. Leurs idées deviennent instruments d’État. Au Brésil, en Hongrie, en Pologne, il y a un recul inquiétant des droits des femmes. Même en France, l’application de la loi sur l’IVG, qui semblait acquise, est compliquée. » Pour l’historienne, auteure d'une Histoire mondiale des féminismes, le prochain enjeu est celui de l’intersectionnalité : «La question des femmes ne peut être séparée de celle des autres types d’inégalités, raciales, sociales... Il faut essayer de comprendre comment s’articulent ces différentes dominations. » À chaque époque, sa priorité.

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