Ponce Pilate, le juge controversé de Jésus

Gouverneur de Judée implacable, brutal et antijudaïque, ou bien juge impartial et garant du droit romain lors du procès de Jésus ? Des sources juives aux Évangiles, quel portrait peut-on dresser de ce haut fonctionnaire qui vécut sous le règne de Tibère ?

De Marie-Françoise Baslez
Selon les évangiles chrétiens, le préfet romain Ponce Pilate aurait interrogé Jésus avant d'ordonner son exécution.
Selon les évangiles chrétiens, le préfet romain Ponce Pilate aurait interrogé Jésus avant d'ordonner son exécution.
PHOTOGRAPHIE DE Chronicle, Alamy

S’il doit sa notoriété au rôle qu’il joua dans le procès de Jésus, relaté dans les Évangiles, Pilate est une énigme. Figure devenue proverbiale de celui « qui s’en lave les mains », archétype de l’irresponsabilité, il fonctionna dès l’Antiquité comme un repère chronologique et politique pour installer la mort de Jésus dans l’histoire générale et en faire un événement mémorable.

Ce personnage historique est ainsi sollicité afin de fournir des clés de compréhension pour la condamnation de Jésus, bien que sa personnalité n’ait cessé d’être retravaillée par la mémoire collective depuis l’Antiquité. Dans l’historiographie romaine, Pilate a laissé quelques traces d’un gouverneur vénal et maladroit dont la longévité est pourtant étonnante, puisqu’il gouverne la Judée de 26 à 36 ou 37 apr. J.-C.

Durant cette période, il s’agit essentiellement d’un commandement militaire, ainsi que le signale son titre de « préfet », attesté par une inscription découverte à Césarée en 1962. En le nommant « procurateur », les Évangiles ont fait la même confusion, anachronique, que les historiens juifs à la fin du 1er siècle. Dans une province récente et turbulente, le maintien de l’ordre constituait l’objectif principal, plus que la perception de l’impôt tributaire (omniprésent dans les Évangiles) et la tenue des assises judiciaires.

Les troupes romaines étaient stationnées à Césarée, où résidait le préfet. Une cohorte installée dans la forteresse Antonia suffisait à surveiller Jérusalem et le Temple, sauf lors des grandes fêtes de pèlerinage, durant lesquelles le gouverneur se déplaçait à Jérusalem ; ce fut le contexte de l’arrestation et du procès de Jésus, lors de la fête de la Pâque.

 

ACCUSÉ D’ANTIJUDAÏSME

Ponce Pilate se voulait d’abord un soldat, comme l’indique son surnom dérivé de « javelot » (pilum en latin). L’historiographie juive – depuis Philon d’Alexandrie, son contemporain, jusqu’à Flavius Josèphe – en a fait un gouverneur brutal et implacable, qui utilisait la troupe contre des manifestations de résistance passive et qui alla jusqu’à infiltrer les rassemblements sur l’esplanade du Temple. 

Un message secret découvert dans une statue représentant Jésus

Ils l’expliquent par son antijudaïsme, en alléguant trois affaires : l’introduction dans la ville sainte d’enseignes légionnaires portant l’image de l’empereur en transgression du troisième commandement, le détournement de fonds sacrés du Temple à des fins profanes, l’exposition dans l’ancien palais d’Hérode de boucliers dorés dédiés « À Tibère », ce qui pouvait apparaître comme une ébauche de culte impérial.

Impiétés volontaires ou maladresses, Pilate est ainsi installé dans la mémoire juive comme le prototype du mauvais gouverneur, systématiquement désavoué par l’empereur, ce qui permettait aux auteurs juifs romanisés de dédouaner l’Empire romain, en tant que système politique, de toute persécution du judaïsme.

 

UN TÉMOIN HISTORIQUE

Au contraire, la mémoire chrétienne n’a cessé de revaloriser l’action et la personne de Pilate. Dès la fin du 1er siècle, le portrait qu’en esquissent les Évangiles devenus canoniques souligne la faiblesse du gouverneur et sa malléabilité, plutôt que sa brutalité ; Luc et Jean, les plus favorables, insistent sur sa probité de juge soucieux de mener sa propre enquête, avant de céder à la pression du parti du Temple devant la menace d’une plainte à Rome.

Cette présentation répond sans doute à un intérêt apologétique : dans l’objectif d’évangéliser les non-juifs, il fallait que Jésus soit reconnu innocent par l’autorité romaine. La fonction de Pilate comme référent historique, témoignant de l’historicité de Jésus, ne cesse d’être soulignée à partir du 2e siècle. On fait circuler des Actes du procès « établis sous Ponce Pilate », puis des lettres apocryphes de Pilate aux empereurs Tibère et Claude pour raconter l’événement.

Dès le 3e siècle, Pilate est qualifié de « chrétien de cœur », qui se proclame innocent de la mort de Jésus et qui a subi un exil et une mort expiatoires en Gaule. Au 4e siècle, dans les Actes de Pilate, retitrés « Évangile de Nicodème » au Moyen Âge, le milieu chrétien judaïsant le présente comme un connaisseur du judaïsme capable de discuter avec les juifs du cas Jésus. Pilate illustre désormais la quête religieuse qui parcourt le monde gréco-romain au moment où le christianisme devient religion d’empire.

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    Le travail continu de la mémoire collective a donc brouillé la personne et l’action de Pilate, mais l’on peut replacer les différentes strates de la tradition dans leur conjoncture spécifique, en croisant les témoignages divergents des Évangiles et de l’historiographie juive avec ce que nous savons de l’histoire compliquée et mouvementée de la Judée au début du 1er siècle.

    Tout ne se réduit pas à la question religieuse, et des aspects politiques sont indéniables. Pilate a hérité d’un poste à haut risque. Depuis la conquête de la Judée en 63 av. J.-C., aucune forme de gouvernance ne s’est montrée satisfaisante ni durable. Rome a fait alterner des périodes d’administration indirecte, déléguée à des princes-clients comme les Hérodiens, avec des phases de gestion directe par des préfets, la première en 55 av. J.-C., la seconde après les troubles qui suivirent en 6 apr. J.-C. la déposition d’Archélaos, placé à la tête de la Judée.

    L’empereur Tibère s’attachait à la stabilisation et prit l’habitude de laisser longtemps les mêmes gouverneurs en place. On peut en déduire que Pilate remplissait bien sa fonction au moment du procès de Jésus – surtout si celui-ci eut lieu en 30, date qui paraît quand même plus probable que 33. C’est seulement à partir de 31 que sa position politique se serait peut-être affaiblie s’il faisait partie du lobby de Séjan, l’influent préfet du prétoire et bras droit de l’empereur, destitué à cette date.

    On a voulu expliquer par une relation privilégiée entre les deux hommes les mesures répressives intermittentes de Pilate, qui refléterait l’antijudaïsme de Séjan, devenu notoire à partir 29. Mais Pilate survécut à la disgrâce de Séjan, à laquelle sont postérieures l’affaire boucliers dorés et l’exécution d’un agitateur religieux en Samarie.

     

    L’ALLIANCE AVEC CAÏPHE ET HANNE

    Pilate n’était pas le maître en Judée. Il était soumis au contrôle du gouverneur de Syrie, qui exerçait le commandement suprême et dont l’intervention fut sollicitée par des opposants judéens à Pilate.

    C’était une situation assez habituelle pour les gouverneurs de province, bien documentée à Alexandrie par exemple, qui les obligeait à jouer une faction de la population locale contre une autre pour se protéger. En comparant les sources, on peut penser que Pilate suscitait l’hostilité des juifs de stature internationale, comme Philon d’Alexandrie, et qu’il s’appuya en conséquence sur des familles sacerdotales judéennes, comme celle d’Hanne et de Caïphe, dont la carrière suivit la même courbe que la sienne.

    Ce clan, responsable en 62 de l’exécution sommaire de Jacques, frère de Jésus, était définitivement hostile à ce dernier et à sa famille. L’accord entre le gouverneur romain et les notables judéens reposait au premier chef sur la nécessité de contenir les mouvements populaires de « brigands », dont plusieurs étaient alors incarcérés et dont deux furent exécutés en même temps que Jésus. 

    Le gouverneur romain avait peu de prise sur la crise à la fois sociétale et religieuse qui secouait le judaïsme judéen et dont il ne comprenait pas les ressorts. Pilate appliqua le principe général de la gouvernance romaine face aux émeutes : corrigere aut mollire, réprimer ou amadouer. Tout en maintenant l’ordre et en garantissant le loyalisme de la province, il fallait faire la part des réalités locales.

    Imputer à Pilate des attitudes provocatrices, ainsi que l’ont fait ses adversaires juifs, paraît relever de la polémique. Il était habituel dans les cités antiques d’utiliser la caisse sacrée ou les trésors des temples pour des dépenses exceptionnelles, militaires,édilitaires ou sociales – même dans la démocratique Athènes et déjà auparavant à Jérusalem !

    Ce qui faisait problème, c’était le contrôle direct de l’autorité politique et de l’administration centrale sur les finances du Temple. Quant à l’affaire des boucliers dorés dédiés à l’empereur, elle se réduit à un acte de loyalisme personnel dans un espace privé, l’ancien palais royal devenu résidence du gouverneur, sans aucune ostentation et en respectant l’interdit des images. Pilate avait le respect du sacré et des rites, ce dont témoigne le motif de la louche à libations et du lituus (la crosse utilisée par les augures pour effectuer leurs présages) sur le monnayage qu’il fit frapper en Judée dès 26. Comme Hérode avant lui, Pilate joua le biculturalisme pour ménager les Judéens.

     

    UNE PEINE CONFORME AU DROIT ROMAIN

    Les récits évangéliques de la Passion présentent Pilate comme un bon juge, que Jésus ne remet jamais en cause. Le prédicateur eut droit à un procès légal, sur la base d’une accusation montée par le parti d’Hanne, qui joua le rôle de « délateur », indispensable en droit romain pour déclencher une action judiciaire.

    Le gouverneur recourut à la procédure usuelle de la cognitio extra ordinem (« procédure extraordinaire », prononcée par un magistrat), habituelle pour les causes capitales dans les provinces administrées directement par Rome. Il revenait donc à Pilate d’établir la culpabilité de l’accusé et de fixer la peine immédiatement exécutée.

    C’est donc du procès même que l’on peut tirer le plus d’éléments pour inscrire Jésus dans l’histoire générale. Pilate chercha d’abord à évaluer la culpabilité de Jésus. Symboliquement sans doute, les Évangiles font débuter l’interrogatoire sur la question des prétentions politiques de Jésus à être « roi des juifs ».

    Ce fut l’incrimination que retint finalement Pilate, puisqu’elle figura sur l’écriteau de la croix, que l’on peut considérer comme une preuve authentique. Si l’on admet, comme y incitent les Évangiles, que Jésus avait été dénoncé par les autorités juives en raison de ses menaces et de sa violence contre le Temple, Pilate a considérablement fait évoluer l’acte d’accusation.

    Il a vu en Jésus un danger pour le pouvoir impérial. La peine de la crucifixion, supplice spectaculaire, était le châtiment des accusés reconnus coupables de haute trahison, qu’ils soient princes ou esclaves. La mise en scène de dérision, montée par les soldats et instrumentalisée par Pilate, présenta à la foule Jésus en roi de théâtre, vêtu de pourpre, couronné d’épines et porteur d’un sceptre en roseau ; elle fut aussi utilisée en Égypte contre des prétendants à la royauté, en particulier lors de la guerre juive de 115-117.

    Après l’exécution, toujours selon des règles du droit romain qu’a confirmées l’archéologie funéraire, Pilate restitua le corps du condamné à Nicodème et/ou à Joseph d’Arimathie, afin qu’il soit convenablement enseveli. Dans cette perspective, le souci de Pilate fut d’affermir le loyalisme de la province en prévenant toute tentative royaliste.

    Il s’agissait donc d’un problème de circonstances plus que de personnes, puisque l’exécution fut collective. Pilate avait-il une liberté de manœuvre ? L’épisode de Barabbas, inséré dans les Évangiles comme l’exercice d’un droit de grâce à l’occasion de la Pâque, doit être minoré, car aucune source ne le confirme, sauf un texte talmudique bien plus tardif, qui évoque seulement le cas du prisonnier auquel on a promis, sans la garantir, la relaxe pour le temps pascal. Jésus a été jugé d’un bout à l’autre selon le droit romain. Pilate était placé devant une nécessité historique, que la mémoire chrétienne transforma en drame de conscience, tandis que les juifs voulurent voir en Pilate un provocateur.

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