De Bonaparte à Napoléon : les étapes de la gloire

Comment passe-t-on de petit officier à maître d’une nation ? Pour tenter de percer le « mystère Napoléon », il faut se pencher sur les jeunes années de Bonaparte, qui trouve en Italie son premier terrain de gloire.

De Jean-Joël Brégeon
Publication 7 avr. 2020, 14:41 CEST

Le peintre David a réalisé cinq versions de ce célèbre tableau représentant le Premier consul franchissant les Alpes en 1800. La posture déterminée et dynamique font de Bonaparte l’incarnation du héros de propagande. 1803. Musée du Château de Malmaison, Rueil-Malmaison

PHOTOGRAPHIE DE Wiki Commons

Au 15 août 1796, le général de brigade Napoléon Bonaparte fête ses 27 ans. Il est au creux de sa carrière. Il a certes à son actif, comme artilleur, la reprise du port de Toulon détenu par les Anglais. Mais, lié aux robespierristes, il est une sorte de victime collatérale du « 9 thermidor », jour de la chute de l’Incorruptible. 

Un temps mis aux arrêts, retiré de l’armée d’Italie, placé à la tête d’une brigade de l’armée de l’Ouest, il refuse de partir en Vendée. On le met en congé de maladie, puis on le case au bureau topographique du ministère de la Guerre. Le 15 septembre 1795, le Comité de salut public le radie de l’armée. 

Mais Bonaparte a un protecteur, Barras, le plus influent des thermidoriens. Le 13 vendémiaire an IV (soit le 5 octobre 1795), alors que les royalistes battent le pavé, Barras le nomme à la tête de l’armée de Paris. Bonaparte mitraille et disperse les insurgés. Cette journée le remet en selle. Au Comité, Lazare Carnot pense à lui pour l’offensive qui se prépare contre l’empire d’Autriche et son allié, le royaume de Piémont-Sardaigne. Bonaparte a longuement travaillé sur un plan d’invasion de l’Italie. Ses propositions séduisent. Mais Carnot ne songe pas un instant à en faire l’acteur majeur, décisif, de son plan. Il lui préfère Jourdan et Moreau, qui franchiront le Rhin pour marcher sur Vienne. Bonaparte réduira le royaume sarde, puis s’avancera dans le Milanais autrichien. Ainsi fixera-t-il une partie de l’armée autrichienne et soulagera-t-il l’offensive en Allemagne. 

Rien de plus pour un général « politique » qui a sans doute fait ses preuves, mais sans l’expérience et l’éclat des autres grands généraux de la république : Kellermann, vainqueur à Valmy, Jourdan à Fleurus,  Kléber et Hoche, qui sont venus à bout de la Vendée, Moreau et Pichegru, qui ont conquis la Hollande… Une armée forte de 40 000 hommes, contre 160 000 pour Jourdan et Moreau, cela suffit. 

 

MARIAGE ÉCLAIR AVANT LA GUERRE

Le 9 mars 1796, Bonaparte épouse Joséphine de Beauharnais ; deux semaines plus tard, il est à Nice. Ses divisionnaires sont tous des vétérans : Serrurier, 56 ans ; Berthier, 43 ans ; Laharpe, 42 ans ; Augereau, 39 ans ; Masséna, 38 ans…

Le premier contact est difficile, méfiant même, mais très vite le cadet s’impose par son autorité naturelle, sa maîtrise du détail comme de l’ensemble. Il convainc, séduit, entraîne tant les chefs que les hommes. Bien entendu, sa fameuse harangue – « Soldats, vous êtes nus, mal nourris […]. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir. Vous y trouverez honneur, gloire et richesse […] » – procède d’une reconstitution mémorielle, mais elle magnifie ce qu’il propose effectivement.

Le 10 mai 1796, en s’emparant du pont de Lodi (Lombardie), lors de la bataille du même nom contre les Autrichiens, Bonaparte signe une victoire éclatante. Par Louis François Lejeune. 1804. Château de Versailles. 

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Il commande à une armée délaissée, il l’invite à se ressaisir en associant gloire et fortune. Tout ce qui a mû les armées d’Alexandre et de César, ses modèles. 

 

SUIVRE SES IDÉES, NÉGLIGER LES RÈGLES

Des centaines d’essayistes militaires se sont penchés sur la première campagne d’Italie et l’ont enseignée. Une étude de cas hors pair : comment un chef, mettant en œuvre ses idées en se moquant des règles en cours, se saisit d’un théâtre d’opération secondaire et en fait le vecteur dominant et décisif de la victoire. Un contemporain qui l’a vu de près, le général suisse Jomini, un adversaire plus tardif, l’Allemand Clausewitz, en nourriront leur réflexion sur la guerre. Cet article ne peut entrer dans le détail de la campagne ; il se borne à en évoquer les grandes lignes. 

Il veut montrer comment un simple exécutant tenu par le pouvoir civil se mue en ordonnateur de tout, ce qu’aucun de ses pairs ne fut capable de faire, même si l’envie ne manquait pas à certains. 

La campagne est ouverte le 10 avril. Treize jours plus tard, Bonaparte écrit à Barras : « Jusqu’à présent, j’ai livré six batailles à l’ennemi. Je lui ai fait, en dix jours, 12 000 prisonniers. Je lui ai tué 6 000 hommes, pris 21 drapeaux et 40 canons. » Exagère-t-il ? Non, même s’il claironne. À Montenotte, il a assisté à l’action ; à Millesimo, Augereau a fait le travail ; à Mondovi, Serrurier. Mais s’ils l’ont emporté sur les Piémontais désemparés et les Autrichiens dépassés, c’est grâce au plan d’ensemble de Bonaparte et à son exécution. Il a pris en compte le fractionnement de l’ennemi, son manque de coordination. Ne pouvant livrer une bataille rangée, il a frappé en dix points soigneusement choisis. « La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre », affirme le titre d’un essai du géographe Yves Lacoste.

Voyant les Autrichiens en repli, Bonaparte décide d’en finir avec les Piémontais. La bataille de Mondovi les a étrillés. Privé de ses alliés, sans autres forces, le roi VictorAmédée jette l’éponge. Plutôt que de voir les Français entrer dans Turin et le chasser du trône, il signe l’armistice de Cherasco le 28 avril 1796. Le traité de paix suivra vite, avec, pour la France, l’annexion de la Savoie et de Nice déjà occupées. À Cherasco, Bonaparte prévient son armée : « Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain […]. Mais vous n’avez rien fait puisqu’il nous reste encore à faire. »

Il a d’autant plus hâte d’affronter les Autrichiens qu’en Allemagne Moreau et Jourdan sont prêts à passer sur la rive droite du Rhin. Chose faite pour Jourdan le 6 juin et le 29 pour Moreau. Et déjà deux belles victoires pour Kléber. Bonaparte doit agir avant la venue d’une nouvelle armée descendue du Tyrol. En attendant, le général en chef Beaulieu, âgé, joue la prudence et se fie au Pô pour arrêter les Français. Les ponts sont détruits. Mais Bonaparte longe la rive droite sans chercher à traverser le fleuve ; il n’en a pas les moyens. Il brouille les pistes, échelonne son armée, fait croire qu’il passera ici ou là, remonte vers le nord. 

 

LA VOIE OUVERTE JUSQU'À MILAN

Il lui faut empêcher la jonction entre les renforts et Beaulieu, et lui aussi a besoin de troupes fraîches, d’approvisionnement (les chaussures !), de pontonniers. De plus en plus inquiet, Beaulieu s’écarte du fleuve, se replie. Il faut frapper là où un pont subsiste, à Lodi. Depuis le clocher du village, Bonaparte ordonne à ses deux seules pièces d’artillerie présentes de foudroyer les défenseurs du pont. Une charge de cavalerie ouvre le chemin aux grenadiers. Le pont de Lodi est emporté ! La manœuvre de Lodi disloque la ligne autrichienne. Il faut juste courir jusqu’à Milan.

Bonaparte (sur la gauche) entame  les discussions du traité de paix de Leoben, qui consacre sa victoire en 1797 et prépare celui de Campoformio. Selon lui, la diplomatie est le fruit des circonstances, qui peuvent à tout moment remettre  en cause les accords. Par Guillaume Lethière. 1805. Château  de Versailles.

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Cinq jours plus tard, le 15 mai, Bonaparte y fait son entrée. Les Milanais hésitent entre la stupeur et la joie de voir les Autrichiens chassés. Quant à Bonaparte, il jubile. À Marmont, son aide de camp, il lâche :« Eh bien, Marmont, que croyez-vous qu’on dise de nous à Paris ? Est-on content ? Ils n’ont encore rien vu. […] De nos jours, personne n’a rien conçu de grand. C’est à moi d’en montrer l’exemple. » 

À Paris, les Directeurs n’en croient pas leurs yeux. Le petit Corse les a surpris, et ils s’inquiètent. Ils le voient quitter son champ d’action, s’occuper des suites diplomatiques, se mêler du sort réservé aux conquêtes. Pour lui rogner les ailes, ils décident de le remplacer par Kellermann. On lui confiera, avec la moitié de l’armée d’Italie, la mainmise sur les principautés de l’Italie centrale. Il mettra au pas le grand-duc de Toscane et le pape Pie VI.

Bonaparte refuse cet arrangement et argumente : « Je crois très impolitique de diviser en deux l’armée d’Italie ; il est également contraire aux intérêts de la République d’y mettre deux généraux différents […]. Si vous affaiblissez vos moyens en partageant vos forces, si vous rompez en Italie l’unité de la pensée militaire, je vous le dis avec douleur, vous aurez perdu la plus belle occasion d’imposer des lois à l’Italie. » Le Directoire n’insiste pas. Kellermann restera sous les ordres de Bonaparte. Il a carte blanche pour continuer l’offensive. Les Autrichiens se sont enfermés dans Mantoue avec 13 000 hommes et 500 canons. Le général Wurmser s’est porté à leur secours et oblige les Français à rompre le siège. Mantoue devient un abcès de fixation dont il faudra huit mois pour se saisir. 

L’été 1796 débute comme un temps d’observation. Bonaparte doit renforcer la présence française dans le Milanais. Il lui faut mettre à contribution les principicules italiens à Lucques, à Modène, exiger d’eux des contributions qui augmentent son trésor de guerre. Le pape et la Toscane sont visités, et Bonaparte n’oublie pas la république de Venise. Il s’établit un temps à Vérone. La ferveur des Italiens n’est pas au rendezvous, car les Français ont la main lourde. Lorsque Pavie se révolte, elle est mise à sac. 

 

PAS D'ARMISTICE POUR BONAPARTE

Au début d’août, Wurmser dispose de 50 000 hommes pour libérer Mantoue. Mais il en fait deux armées, et cette division l’affaiblit. Celle de Quasdanovich est défaite à Lonato, et lui-même est mis en déroute à Castiglione. À Paris, Carnot voit l’effet de pince se préciser : Moreau avance sur le Lech, Bonaparte peut le rejoindre par le Tyrol. Mais il préfère poursuivre Wurmser et le rejeter sur Mantoue, où l’Autrichien doit s’enfermer. Le commandement suprême autrichien revient à Alvinczy, vieux chef lui aussi, imbu de ces règles classiques sans effet sur un Bonaparte. 

Alvinczy descend sur Mantoue par le Frioul, son subordonné Davidovich par la vallée de l’Adige. Depuis Vérone, Bonaparte réplique et retient les Autrichiens au pont d’Arcole. Au Directoire qui lui demande de négocier un armistice, il réplique que c’est trop tôt. Il lui faut une bataille décisive ; ce sera Rivoli. Une « victoire immortelle », dira Stendhal. Bien que forte de 45 000 hommes, l’armée d’Alvinczy subit une lourde défaite. À Sainte-Hélène, Napoléon livrera le secret de sa victoire. Une règle préalable, simple, impérative : une armée doit être en état de combattre tous les jours et à toute heure. Si le commandement doit livrer bataille avec sa seule infanterie, sans artillerie, sans cavalerie, il est perdu. Ce qui fut le cas d’Alvinczy, trop sûr de lui, impatient, présomptueux. 

Dernier recours pour le cabinet de Vienne : envoyer l’archiduc Charles, le frère cadet de l’empereur, non sans mérites mais qui arrive trop tard, avec des forces réduites. Bonaparte se porte sur lui et le bat en plusieurs engagements qui l’affaiblissent, jusqu’au col de Semmering, à quatre jours de marche de Vienne. L’Autriche n’a plus qu’à demander l’armistice, qui est signé le 18 avril 1797 à Leoben. 

Bonaparte joue les Cincinnatus : « Je vous demande du repos […], ayant acquis plus de gloire qu’il n’en faut pour être heureux […]. Une carrière civile sera, comme ma carrière militaire, une et simple. » Jusqu’au bout, il sera tel, mêlant le vrai et le faux, considérant la mise en joueur hors pair. 

 

Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine
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