Notre-Dame de Paris : restaurer ou mourir

Élevée à partir de 1163, la cathédrale était en ruines au début du XIXe siècle. Devant la fronde menée par Victor Hugo, sa restauration fut confiée à Viollet le-Duc. Un projet qui suscita un vif débat, réactivé par le récent incendie du 15 avril 2019.

De Almudena Blasco Vallés
Publication 15 avr. 2020, 12:37 CEST
1844 : L’importance de conserver le patrimoine médiéval se fait sentir et motive la décision de restaurer ...

1844 : L’importance de conserver le patrimoine médiéval se fait sentir et motive la décision de restaurer Notre-Dame. Le projet est confié à l’architecte Viollet-le-Duc.

2019 : Un incendie ravage  la toiture, sa charpente du XIIIe siècle et la flèche du XIXe siècle dans la soirée du 15 avril. Les voûtes sont partiellement détruites. 

PHOTOGRAPHIE DE nehomo, istock via Getty Images

Connue dans le monde entier, Notre-Dame de Paris a été récemment placée au cœur de l’actualité par l’incendie dramatique qui a détruit sa toiture. La mémoire collective s’est immédiatement souvenue du roman de Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, paru en 1831 et qui a forgé dans l’imaginaire les figures du bossu Quasimodo et de la gitane Esméralda. Le désastre a également fait ressurgir l’histoire longue et complexe de cet édifice, qui doit beaucoup aux travaux de rénovation menés par Eugène Viollet-le-Duc.

Celui-ci considérait que « restaurer un édifice, ce n’est pas […] le réparer […], c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné ». Il trouva l’occasion de mettre en œuvre sa théorie de la restauration à Notre-Dame, une cathédrale gothique qu’il rénova avec une grande part d’imagination, pour donner une seconde naissance à ce monument qui incarne plus que jamais un lieu de mémoire pour Paris et la France.

Le bâtiment sur lequel commença à travailler Viollet-le-Duc à partir de 1843 était pratiquement en ruines. Le passage du temps avait sérieusement détérioré cette construction lancée en 1163 par l’évêque de Paris, Maurice de Sully, et qui adoptait le style imaginé par l’abbé Suger pour rénover la basilique de Saint-Denis. Commen ça alors à sortir de terre une cathédrale dans le « style du royaume de France », plus tard baptisé « gothique », dont l’édification se poursuivit jusqu’au milieu du XIVe siècle avec les dernières touches apportées notamment au chœur.

Les échafaudages restèrent dressés pendant des décennies, surplombant les allées et venues des maîtres-maçons qui polissaient la pierre, des experts en vitraux qui appliquaient les dernières nouveautés optiques enseignées dans les universités, et des sculpteurs qui ciselaient les gargouilles et les pinacles des arcs-boutants. La cathédrale fleurit au rythme de l’économie européenne, dont le spectaculaire développement agricole enrichit la ville de Paris.

Cet élan se perdit ensuite progressivement, au point que la proposition de rénover la vieille cathédrale formulée au XVIIe siècle resta lettre morte. La Révolution de 1789 acheva de porter un coup terrible à la cathédrale, qu’elle laissa dans l’état de ruine où la retrouverait plus tard Viollet-le-Duc. La décision de s’atteler à la tâche de restauration titanesque exigeait un grand courage, mais elle finit par être prise en réponse aux clameurs populaires qui grondèrent à partir de 1830. 

 

« GUERRE AUX DÉMOLISSEURS ! » 

Le fer de lance de ce mouvement fut sans conteste Victor Hugo. Le grand poète et romancier choisit non seulement la cathédrale comme décor de son célèbre roman Notre-Dame de Paris, mais il se lança également dans une véritable croisade visant à sauver la cathédrale et d’autres bâtiments médiévaux du patrimoine français.

Dans un article retentissant, publié en 1832 et intitulé « Guerre aux démolisseurs ! », on pouvait lire : « Tous les genres de profanation, de dégradation et de ruine menacent à la fois le peu qui nous reste de ces admirables monuments du Moyen Âge, où s’est imprimée la vieille gloire nationale […]. Tandis que l’on construit à grands frais je ne sais quels édifices bâtards […], d’autres édifices admirables et originaux tombent sans qu’on daigne s’en informer. » Et de conclure : « Il faut qu’un cri universel appelle enfin la nouvelle France au secours de l’ancienne. » 

Une vue disparue - Les quais de la Seine offraient l’une des plus belles perspectives sur la cathédrale, ici vue avant l’incendie du 15 avril 2019.

PHOTOGRAPHIE DE gbarm, istock via Getty Images

Dans le climat d’exaltation nationale qui suivit la révolution de 1830, l’appel de Victor Hugo à sauver le patrimoine architectural hérité du Moyen Âge fut entendu. La sensibilité de Chateaubriand, qui contribua en 1802 avec Le Génie du christianisme à revaloriser les arts de la chrétienté médiévale, fut adoptée par les écrivains du romantisme, comme Victor Hugo ou Prosper Mérimée (nommé en 1834 inspecteur général des monuments historiques), et des politiciens tels Adolphe Thiers et François Guizot, l’influent ministre du roi Louis-Philippe, qui chercha inlassablement à « faire rentrer la vieille France dans la mémoire et l’intelligence des générations nouvelles ». L’Europe tout entière s’était par ailleurs mise à la mode de l’architecture médiévale et vit apparaître une esthétique néogothique célébrée par John Ruskin et William Morris en Angleterre, ou encore August Reichensperger en Allemagne. 

La restauration de Notre-Dame de Paris constitua assurément l’œuvre la plus emblématique de cette grande entreprise de récupération du patrimoine architectural médiéval. Elle souleva notamment la question du sort à réserver à un monument en si mauvais état : le démolir au nom d’un pseudo-progressisme ou le laisser tel quel, à l’état de ruines, en mémoire d’un Moyen Âge révolu ? Soutenu par le comte Charles de Montalembert, écrivain et homme politique attaché à la défense et à la conservation de l’art médiéval, Victor Hugo se montra intransigeant : non seulement NotreDame serait conservée, mais elle serait aussi restaurée dans toute la splendeur qui l’auréolait après sa construction. L’heure était venue de s’adresser à Viollet-le-Duc, qui s’était forgé une solide réputation grâce aux travaux de restauration qu’il avait menés sur la basilique Sainte- Marie-Madeleine de Vézelay.

La restauration de Notre-Dame dura une vingtaine d’années, de 1844 à 1864, et commença sans surprise par une polémique sur la façon de procéder dans le cas d’un bâtiment encore consacré au culte religieux. Le 31 janvier 1843, Viollet-le-Duc et l’architecte Jean-Baptiste Lassus présentèrent un projet de restauration modéré, dont le premier assuma l’entière responsabilité à la mort du second, en 1857. Viollet-leDuc en essuya donc les critiques, mais en récolta aussi les louanges. Charles Garnier, l’architecte de l’Opéra de Paris, formula clairement le drame qui se jouait chez son confrère : « Monsieur Viollet-le-Duc a beaucoup construit, mais ses meilleures constructions sont sans l’ombre d’un doute ses travaux de restauration. J’imagine la cruelle douleur que doit ressentir cet éminent artiste en voyant lui échapper l’honneur auquel aspire certainement tout architecte : celui de faire connaître son véritable art. » L’ironie de ces propos restitue le conflit qui agitait probablement Viollet-le-Duc, dont la méthode originale, audacieuse et novatrice, exposée dans son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, modifia la conception du travail de restauration et influença l’architecture qui lui succéda à travers l’avènement du modernisme. 

 

UNE CERTAINE VISION DU GOTHIQUE

L’application de la théorie des proportions et de l’équilibre représenta de titanesques efforts pour Viollet-le-Duc, enclin à sa passion pour le néogothique, dont germèrent quelques-uns de ses caprices architectoniques les plus vivement condamnés. Il décida par exemple de placer des roses et des fenêtres autour de la croisée du transept et au-dessus des tribunes ; un artifice admirable, mais tout à fait contraire à la conception originale du bâtiment. Il appréciait par ailleurs de démolir ce qui n’était pas strictement gothique à ses yeux, à savoir les éléments ajoutés à la Renaissance ou à l’époque baroque.

Dans le cas du chœur de Notre-Dame, abondamment transformé au fil du temps, l’architecte trouva par exemple aberrant que de nombreux éléments originaux aient été remplacés par des éléments baroques ou néoclassiques. On raconte qu’il exprima ce rejet en faisant entrer un ouvrier vêtu à la mode médiévale et coiffé d’une perruque rococo, puis en déclarant : « Ce costume n’est pas plus ridicule que le sera Notre-Dame si l’on y conserve le chœur que vous admirez tant. » Il fit donc retirer les revêtements de marbre classiques qui enveloppaient les colonnes gothiques, « la lourde architecture qui nous cache les belles colonnes du chœur », mais conserva les ensembles sculptés par différents artistes du début du XVIIIe siècle pour commémorer la consécration de la France à la Sainte Vierge par Louis XIII. 

 

UNE ARMÉE DE GARGOUILLES

Cette façon de procéder suscita de vives polémiques. En 1880, l’archéologue Anthyme Saint-Paul déclara ainsi que « Viollet-le-Duc [avait] inventé en quelque sorte le démeublement des églises ». Et d’ajouter sur un ton sarcastique que, « depuis trente ans, une armée de pillards semble avoir passé par Notre-Dame de Paris. Plus un seul des chefs-d’œuvre des peintres et des sculpteurs des deux derniers siècles […]. Nulle part une toile de maître, nulle part un ex-voto, un panneau, un retable. Les chapelles sont nues, avec leurs autels mesquins et leurs hautes murailles peintes en dessins de tapisserie. »

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    Une gargouille observe Paris depuis le sommet de la cathédrale.

    PHOTOGRAPHIE DE MarioGuti, istock via Getty Images

    Très endommagées à la Révolution, les sculptures qui décoraient la cathédrale posèrent un dilemme similaire. Ignorant les conseils de Mérimée, Viollet-le-Duc décida de les remplacer par de nouvelles statues. Il confia pour ce faire au sculpteur et orfèvre parisien Adolphe-Victor Geoffroy-Dechaume la direction d’un nouvel atelier principalement chargé de sculpter les figures des arcs-boutants des portiques et d’autres destinées à remplacer les gargouilles abîmées, que Victor Hugo évoquait avec nostalgie. Fallait-il les reconstruire ? Viollet-le-Duc n’en doutait pas, mais il n’ignorait pas non plus que cette décision lui vaudrait plus d’une critique. Il la justifia donc en soutenant que priver Notre-Dame de ses sculptures reviendrait à la réduire au silence : « On ne peut laisser incomplète une page aussi admirable, sans risquer de la rendre inintelligible. » Comme l’écrivit un historien actuel, Viollet-le-Duc a transformé « un bâtiment dépouillé, délabré et diminué en une église revivifiée, arborescente et parlante ». 

    Il confia leur dessin à Charles Meryon, un graveur et ancien officier de marine, qui s’inspira des cathédrales d’Amiens et de Bordeaux pour ses eaux-fortes de 1854 composées en noir et blanc, car il était daltonien. Viollet-le-Duc se servit de ces inventives créations pour déterminer les statues à sculpter, comme l’emblématique chimère du Stryge. Contemplant Paris depuis l’angle de la tour nord, ce monstre pensif a heureusement survécu a l’incendie du 15 avril dernier, de même que la façade occidentale, dont Viollet-le-Duc avait reconstitué la galerie des Rois détruite à la Révolution. Cependant, une grande partie des restaurations orchestrées par l’architecte français sont parties en fumée, à commencer par la flèche et les statues des Apôtres qui l’ornaient. Un siècle et demi après la grande entreprise de sauvetage, une seconde se profile donc à l’horizon. Quant aux débats qui ont agité la restauration du XIXe siècle, ils restent d’actualité, car ils touchent plus que jamais à la symbolique de ce monument, à la fois cœur et âme de Paris.

     

    Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine

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