Vikings et Amérindiens se seraient rencontrés dans le Nouveau Monde

Des artefacts semblent témoigner d’une rencontre entre Vikings et Amérindiens. Un pan méconnu de l’histoire, récemment mis en lumière par une archéologue canadienne.

De Heather Pringle
Publication 21 juil. 2021, 09:38 CEST
Marins intrépides, les Vikings utilisèrent des bateaux semblables à cette réplique pour atteindre le nouveau Monde, ...
Marins intrépides, les Vikings utilisèrent des bateaux semblables à cette réplique pour atteindre le nouveau Monde, à la recherche de fourrures, d’ivoire de morse et de partenaires commerciaux.
PHOTOGRAPHIE DE Musée des bateaux vikings, Roskilde Danemark

Les fibres avaient quelque chose de bizarre. Elles ne cadraient pas. Patricia Sutherland le repéra tout de suite : elles avaient un aspect étrangement duveteux, d’une grande douceur au toucher.

Ces brins de cordage provenaient d’un village abandonné, à la pointe septentrionale de l’île de Baffin, au Canada. Bien au-delà du cercle polaire et au nord de la baie d’Hudson, des chasseurs indigènes s’étaient réchauffés là, il y a quelque 700 ans, en se servant de lampes à huile de phoque.

Dans les années 1980, un missionnaire catholique s’était lui aussi interrogé sur ces brins soyeux après avoir exhumé des centaines d’objets fragiles de ces mêmes ruines. Le cordage, constitué de poils courts provenant de la fourrure d’un lièvre arctique, n’avait absolument rien à voir avec les tendons que les chasseurs de l’Arctique torsadaient pour confectionner des cordes.

Comment était-il arrivé là ? La réponse échappant au vieux prêtre, il enferma les brins dans des caisses avec le reste de ses trouvailles et les remit au Musée canadien des civilisations situé à Gatineau, au Québec.

Les années passèrent. En 1999, Patricia Sutherland, une archéologue spécialiste de l’Arctique travaillant au musée, glissa les brins sous un microscope et vit que quelqu’un avait tissé les poils courts en un fil doux. Pourtant, les hommes préhistoriques de l’île de Baffin n’étaient ni des fileurs ni des tisserands ; ils cousaient leurs vêtements dans du cuir ou de la fourrure.

D’où pouvait bien venir ce fil ? Des années plus tôt, alors qu’elle participait à la mise au jour d’une ferme viking au Groenland, Sutherland avait vu ses collègues découvrir des fils similaires sur le plancher d’une salle de tissage.

Elle téléphona à un archéologue au Danemark. Quelques semaines plus tard, une spécialiste des textiles vikings l’informa que les brins canadiens étaient en tout point identiques aux fils confectionnés par les femmes scandinaves au Groenland. « J’étais totalement abasourdie », se souvient l’archéologue.

Donny Pitseolak surveille les ours polaires sur les côtes de l’île de Baffin, où des archéologues ont découvert du cordage confectionné à la manière viking, preuve d’un contact avec des Européens.

PHOTOGRAPHIE DE David Coventry

Cette découverte soulevait des questions fascinantes qui allaient conduire à plus d’une décennie d’investigations scientifiques acharnées. Un groupe de marins scandinaves avait-il débarqué sur les côtes lointaines de l’île de Baffin et établi un contact amical avec les chasseurs autochtones ? Le fil constituait-il l’une des clés d’un chapitre depuis longtemps perdu de l’histoire du Nouveau Monde ?

Les navigateurs vikings furent les meilleurs explorateurs d’Europe médiévale. À bord de solides bateaux en bois – qui suscitent toujours l’admiration–, ils prirent la mer depuis leur Scandinavie natale, en quête de terres, d’or et de richesses.

Au 8e siècle, certains partirent en direction de l’Ouest, vers ce qui est aujourd’hui l’Écosse, l’Angleterre et l’Irlande. Beaucoup choisirent de s’implanter à l’étranger. Dès le 9e siècle, des marchands vikings poussèrent vers l’Est et fondèrent des villes le long des grandes routes commerciales d’Eurasie, négociant les plus beaux produits du Vieux Monde : verrerie de la vallée du Rhin, argent du Moyen-Orient, coquillages de la mer Rouge, soie de Chine.

Les plus intrépides s’enfoncèrent plus à l’Ouest, dans les eaux brumeuses de l’Atlantique Nord. En Islande et au Groenland, les colons vikings établirent non sans peine des campements agricoles.

Pour commercer sur les marchés européens, ils remplirent des entrepôts de luxueux produits de l’Arctique, parmi lesquels de l’ivoire de morse et des défenses en spirale de narval, vendues comme des cornes de licorne. Certains chefs poussèrent encore plus loin vers l’Ouest, naviguant jusqu’aux Amériques dans des eaux parsemées d’icebergs.

Aux environs de 989-1020 apr. J.-C., des marins vikings – peut-être quatre-vingt-dix hommes et femmes au total – abordèrent les rivages de Terre-Neuve. Ils y construisirent trois robustes salles communes et de multiples huttes en tourbe réservées au tissage, à la ferronnerie et à la réparation des bateaux.

Dans les années 1960, un aventurier norvégien, Helge Ingstad, et sa femme archéologue, Anne Stine Ingstad, mirent au jour cet ancien camp de base à un endroit dénommé L’Anse aux Meadows.

Plus tard, des archéologues canadiens trouvèrent des rivets en fer et d’autres objets provenant sans doute du naufrage d’un navire viking au large de la côte de l’île d’Ellesmere. Mais, dans les années qui suivirent, bien peu de traces de la légendaire exploration du Nouveau Monde par les Vikings furent retrouvées – du moins jusqu’à l’arrivée de Patricia Sutherland.

Une douce lumière matinale enveloppe l’île de Baffin. Sutherland et son équipe descendent en file indienne une piste caillouteuse jusqu’à la cuvette de la Tanfield Valley. Celle-ci se situe sur la côte rocheuse autrefois appelée Helluland, « le pays des blocs de pierre », par les navigateurs vikings. Bien avant l’arrivée de ces derniers, les habitants de la zone y avaient bâti un village, sur un site portant aujourd’hui le nom de Nanook.

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    Avec ses collègues, l’archéologue Patricia Sutherland (en veste orange) met au jour ce qu’elle croit être un avant-poste viking. L’île de Baffin possédait de la tourbe pour construire des huttes et un port pour accueillir les bateaux.

    PHOTOGRAPHIE DE David Coventry

    Sutherland scrute avec méfiance le littoral, surveillant la présence éventuelle d’ours polaires. La côte est claire ce matin et l’archéologue s’émerveille à haute voix de la mousse épaisse, spongieuse, qui tapisse le sol. « La vallée est pleine de verdure, pleine de tourbe permettant de construire des bâtiments, » fait-elle remarquer. « C’est la plus verdoyante du secteur. »

    Désormais chargée de recherche à l’université d’Aberdeen, Sutherland sourit en contemplant la perfection de cet environnement. En dessous d’elle s’étend une anse protégée, un port naturel pour un navire viking de haute mer.

    Dans la vallée, le long de zones tourbeuses, des nappes microbiennes, d’aspect huileux, indiquent la présence de fer des marais, ce minerai que les forgerons vikings excellaient à travailler.

    Avec ses cheveux argentés, sa voix fluette et son 1,52 m, Sutherland fait un chef d’expédition des plus improbables. Pourtant, sur un chantier de fouilles, l’archéologue de 63 ans est une vraie tornade : elle est la première levée et la dernière à se faufiler dans son sac de couchage. Entre les deux, elle semble être partout – retournant des pancakes, préparant les repas des aînés inuits, vérifiant les clôtures électriques anti-ours.

    Sutherland est on ne peut plus déterminée. En 1999, sa découverte sur les brins de cordage l’incita à retourner dans les entrepôts du Musée canadien des civilisations.

    Elle commença par s’intéresser aux objets que d’autres archéologues avaient exhumés de campements de chasseurs arctiques. Les Dorsets (leur appellation actuelle) sillonnèrent la côte orientale de l’Arctique pendant environ 2 000 ans, jusqu’à leur mystérieuse disparition au 14e siècle.

    En examinant des centaines d’objets probablement dorsets, Sutherland tomba sur d’autres bouts de fils, provenant de quatre grands sites – Nunguvik, la Tanfield Valley, l’île Willows et les îles Avayalik –, éparpillés le long de 2 000 km de littoral, du nord de l’île de Baffin au nord du Labrador.

    Sutherland nota également avec étonnement que les équipes travaillant sur ces sites y avaient retrouvé de nombreux morceaux de bois, en dépit du fait que le paysage est constitué de toundra dépourvue d’arbres. La scientifique découvrit des fragments de ce qui ressemblait à des bâtons de comptage, utilisés par les Vikings pour enregistrer les transactions commerciales, ainsi que des fuseaux, sans doute destinés au filage des fibres.

    Elle remarqua en outre que certains débris de bois comportaient des trous carrés formés par des clous et de possibles taches de rouille. Une datation au carbone établit que l’un d’entre eux remontait au 14e siècle, soit vers la fin de l’époque scandinave au Groenland.

    Plus Sutherland passait au crible les anciennes collections dorsets et plus elle recueillait d’indices que les Vikings avaient abordé ces rivages. En examinant les outils en pierre, elle identifia près de trente pierres à aiguiser scandinaves, un ustensile de base des Vikings.

    Elle trouva aussi plusieurs sculptures dorsets semblant figurer des visages européens, avec de longs nez, des sourcils proéminents et peut-être des barbes.

    Le premier village viking du nouveau Monde a été découvert en 1960, à L’Anse aux Meadows. Mais de nouveaux indices suggèrent que les marchands vikings sont remontés plus au nord, jusqu’à des sites occupés jadis par les Dorsets, un peuple indigène.
    PHOTOGRAPHIE DE Carte National Geographic

    Tous ces objets plaidaient en faveur de la thèse d’un contact amical entre chasseurs dorsets et marins vikings. Mais, pour rassembler davantage de preuves, Sutherland avait besoin d’effectuer des fouilles. La Tanfield Valley semblait le plus prometteur des quatre sites. Dans les années 1960, Moreau Maxwell, un archéologue américain, y avait mis au jour une partie de structure très particulière, en pierre et en tourbe.

    Les Dorsets avaient construit de petites maisons dont les dimensions ne dépassaient pas celles d’une chambre à coucher moderne de taille moyenne. La maison de la Tanfield Valley, dont un mur mesurait plus de 12 m de long, devait être bien, bien plus vaste. 

    À l’intérieur des mystérieuses ruines en pierre, Sutherland se penche sur un carré de terre. Elle dégage un petit morceau d’os de baleine à l’aide de sa truelle, puis ôte la saleté avec une brosse, révélant deux trous de perçage.

    Les Dorsets ne disposaient pas de forets – ils faisaient des trous en creusant –, mais les charpentiers vikings possédaient des tarières avec lesquelles ils perçaient souvent des trous destinés à cheviller des morceaux de bois.

    Les premiers archéologues, expose Sutherland, avaient tendance à réaliser des excavations de grande ampleur, de sorte qu’elle et ses collègues doivent travailler à la façon d’experts criminels, en cherchant de menus indices passés inaperçus.

    C’est ainsi que, dans des sédiments relevés à l’intérieur des murs, la scientifique a trouvé plusieurs fragments de pelage minuscules. Leur expertise révélera par la suite qu’ils appartiennent à une espèce de rat du Vieux Monde, très probablement le rat noir, qui atteignit sans doute l’Arctique par bateau.

    Les ruines ont livré d’autres indices plus imposants. Un membre de l’équipe a exhumé une pelle en os de baleine se rapprochant beau- coup de celles qui ont été découvertes dans des villages vikings du Groenland.

    « La taille et la matière sont exactement les mêmes que celles des bêches utilisées pour couper la tourbe destinée à la construction de maisons », explique Sutherland. Ce qui colle parfaitement.

    Sutherland et son équipe ont retrouvé des restes de blocs de tourbe – matériau dont les Vikings se servaient pour construire des murs isolants – ainsi qu’une fondation constituée de gros rochers qui semblent avoir été taillés par quelqu’un possédant une certaine connaissance de la maçonnerie scandinave.

    La taille globale de la structure, le type de mur et un conduit d’évacuation bordé de pierres font penser aux constructions vikings du Groenland.

    Un des espaces continue à dégager la puanteur typique d’une latrine. Le long du sol, un des archéologues exhume des touffes de mousse de la grosseur du poing – l’équivalent viking de notre papier hygiénique.

    « Les Dorsets ne restaient jamais assez longtemps à un endroit pour installer des toilettes », fait observer Sutherland. Alors, pourquoi des Vikings se seraient-ils arrêtés suffisamment longtemps pour édifier une telle construction sur ce coin venteux du Helluland ? Quels trésors cherchaient-ils ?

    De nouveaux indices donnent à penser que les anciens Américains qui sculptèrent ce masque à l’expression féroce étaient en relation avec des Vikings.
    PHOTOGRAPHIE DE Collection du Musée Canadien des civilisations

    Les commerçants vikings souhaitaient satisfaire le goût européen pour les belles marchandises du Grand Nord. Chaque printemps, des villageois de l’ouest et de l’est du Groenland remontaient vers le nord pour gagner une riche zone de chasse côtière appelée Nordsetur.

    Campant le long du littoral, ces Groenlandais médiévaux traquaient le morse et autre gibier de l’Arctique, remplissant leurs bateaux de peaux, de fourrures, d’ivoire et même d’oursons polaires vivants destinés au commerce étranger.

    À deux ou trois jours à l’ouest de Nordsetur, de l’autre côté des eaux agitées du détroit de Davis, se trouvait une caverne aux trésors au potentiel encore plus riche : le Helluland. Même si ses montagnes couronnées de glaciers semblaient inhospitalières, ses eaux glacées regorgeaient de morses et de narvals, et ses terres de caribous et de petits animaux à fourrure.

    Les navigateurs vikings qui explorèrent la côte de l’Amérique du Nord il y a un millier d’années étaient probablement à la recherche de partenaires commerciaux. À Terre-Neuve, région qu’ils appelaient Vinland, les nouveaux venus reçurent un accueil hostile.

    Les aborigènes y étaient bien armés et considéraient ces étrangers comme des intrus sur leur territoire. Mais, dans le Helluland, les petits groupes nomades de chasseurs dorsets purent saisir l’intérêt de ces visiteurs et leur dérouler le tapis rouge.

    Les Dorsets possédaient peu d’armes de combat, mais ils excellaient à chasser le morse et les animaux à fourrure dont les poils doux, une fois filés, donnaient un fil somptueux. De plus, certains chercheurs pensent que les Dorsets avaient le goût du commerce.

    Pendant des siècles, ils avaient troqué du cuivre et autres produits rares avec leurs voisins aborigènes. « Peut-être ont-ils été les véritables entrepreneurs de l’Arctique », avance Sutherland.

    N’ayant pas grand-chose à craindre des autochtones, les navigateurs vikings construisirent manifestement un camp saisonnier dans la Tanfield Valley, peut-être aussi bien pour chasser que pour commercer.

    La zone abondait en renards arctiques, et les étrangers auraient eu deux articles hautement désirables à proposer aux chasseurs dorsets contre leurs fourrures : du bois de rechange que l’on pouvait tailler et de petits morceaux de métal pouvant être aiguisés pour faire des lames.

    Des indices archéologiques laissent supposer que des familles dorsets avaient préparé des peaux d’animaux alors qu’elles campaient à proximité de l’avant-poste viking.

    Mais il reste beaucoup à faire. Seule une petite fraction de la Valley de Tanfield a été inspectée et les remarquables découvertes de Sutherland – de nouvelles preuves de contacts amicaux entre navigateurs vikings et autochtones nord-américains, et la mise au jour de ce qui est sans doute le premier commerce européen de fourrures dans les Amériques – ont suscité une vive controverse parmi un grand nombre de ses collègues.

    L’archéologie réside dans l’interprétation de vestiges matériels. Comme avec la découverte de L’Anse aux Meadows des décennies plus tôt, la lutte pour l’acceptation de ces hypothèses sera longue et difficile. Mais Sutherland est bien décidée à prouver aux sceptiques qu’ils ont tort.

    Rabattant le filet antimoustique sur son visage, elle se remet à creuser. « Il y a encore une foule de choses à découvrir ici, » dit-elle en souriant. « Et nous allons les trouver. »

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    Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic. S'abonner au magazine

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