De l’art de dialoguer avec les talibans

Pour l’ancien diplomate Jean-Yves Berthault, discuter avec les talibans n’est pas seulement possible, mais nécessaire.

De Marie-Amélie Carpio, National Geographic
Publication 24 sept. 2021, 17:01 CEST
Kandahar, 31 août 2021. Les combattants talibans et leurs partisans célèbrent dans tout l'Afghanistan le départ ...

Kandahar, 31 août 2021. Les combattants talibans et leurs partisans célèbrent dans tout l'Afghanistan le départ définitif des troupes américaines, mettant fin à 20 ans de présence militaire étrangère.

PHOTOGRAPHIE DE Majority World CIC, Alamy

Stupeur et atermoiements. Depuis la prise de pouvoir éclair des talibans en Afghanistan, les chancelleries occidentales ont fermé leurs ambassades et se sont réfugiées dans un attentisme chargé de défiance. Résumé à gros traits, le dilemme diplomatique tient à l’alternative suivante : faut-il isoler les nouveaux maîtres de Kaboul, au risque de faire le jeu des éléments les plus radicaux et de répéter le scénario advenu dans les années 1990, ou traiter avec eux pour espérer favoriser les modérés et couper l’herbe sous le pied du Pakistan et de la Chine ? Jean-Yves Berthault fait partie des rares diplomates rompus au dialogue avec les « étudiants en théologie ». Au cours de plusieurs postes en Afghanistan, de la fin des années 1970 à la fin des années 1990, il s'est retrouvé aux premières loges de l'histoire tourmentée du pays. Premier occidental à avoir appris l'imminence d'une invasion soviétique en 1979, à faveur d'une confidence d'un marchand de tapis, il a aussi participé à la mission onusienne visant à promouvoir des pourparlers de paix entre l’Alliance du Nord et les talibans. Il a surtout été le seul diplomate occidental à entretenir des contacts directs avec ces derniers dans la capitale afghane après leur première prise de pouvoir. Il publie aujourd’hui ses mémoires, Déjeuners avec les talibans, aux éditions Saint-Simon. Pour l’ancien diplomate, discuter avec les talibans n’est pas seulement possible, mais nécessaire. Entretien.

 

Au cours de plusieurs postes en Afghanistan, de la fin des années 1970 à la fin des années 1990, Jean-Yves Berthault s'est retrouvé aux premières loges de l'histoire tourmentée du pays. Il a aussi été chef de la mission diplomatique française à Kaboul de 1998 à 2001. Il publie aujourd’hui ses mémoires, Déjeuners avec les talibans, aux éditions Saint-Simon.

PHOTOGRAPHIE DE Jean-Yves Berthault

Après la première prise de pouvoir des talibans, en 1996, la France a été le seul État de l’Otan à conserver son ambassade à Kaboul, et vous l'unique diplomate occidental à discuter sur place avec eux. Pourquoi cette exception française ?

Elle tenait principalement au fait que nous avions une communauté française importante dans le pays. Historiquement, nous avons toujours eu beaucoup d'ONG en Afghanistan, qui sont toujours restées contre vents et marées. Quand les talibans sont arrivés au pouvoir, les Français représentaient la moitié des étrangers présents sur place. D'où la volonté du Quai d'Orsay de maintenir des contacts avec eux, au cas où nos ONG auraient été en butte à des tracasseries, voire pire. J'avais un titre de chargé d'affaires et non d'ambassadeur ; je n'avais donc pas à présenter de lettres de créance au chef de l'État. Cette absence de formalisme évitait à la France l'inconvénient d'une reconnaissance de facto du régime. Du reste, la doctrine française est de reconnaître les États et non les gouvernements (l'Élysée a rappelé récemment que la question d'une reconnaissance du régime taliban ne se posait pas, au nom de ce principe, NDLR). Ceci dit, la situation créait une ambiguïté terrible, d'autant qu'en France comme dans d'autres capitales occidentales, l'Afghanistan était représenté par des membres de l'Alliance du Nord (la coalition disparate de moudjahidin alors en guerre contre les talibans, NDLR). Les talibans ne manquaient pas de me faire observer qu'on aurait dû les reconnaître. J'étais constamment sur la corde raide.

 

Comment avez-vous réussi à nouer le dialogue avec eux ?

Cela s'est fait progressivement. Dans cet Orient compliqué, il faut toujours fonder le dialogue sur l'habitude. Le premier entretien reste superficiel, on s'apprivoise mutuellement. Il faut montrer son intérêt pour le pays. Je disais à mes interlocuteurs que j'avais l'Afghanistan dans la peau, ce qui était vrai. C'était positif, ils pensaient : « voilà quelqu'un qui ne nous veut pas de mal, on va voir ce qu'on peut faire avec lui. » Au début, la conversation était difficile, je me livrais à toutes sortes d'arguties de droit international. Même s'ils n'étaient pas vraiment dupes, j'ai pu au fil du temps rencontrer différents ministres en dehors de celui des affaires étrangères. Je suis ainsi parvenu à faire ouvrir sept hôpitaux aux femmes à Kaboul, en plaidant auprès du ministre de la santé, qui venait de perdre une de ses épouses, morte en couches (les talibans leur avaient interdit l'accès aux hôpitaux, refusant qu'elles soient soignées par des hommes alors que la plupart des femmes médecins avaient émigré après leur prise de pouvoir, NDLR). J'ai aussi obtenu la libération de deux Français détenus à Kandahar auprès du mollah Hassan, qui vient d’être nommé Premier Ministre du nouveau pouvoir. Membres d'une ONG, ils partageaient une maison où deux autres Françaises avaient fêté leur départ en organisant un goûter, auquel des Afghanes étaient venues. Tout cela était d'une innocence parfaite, mais la présence d'Afghanes sous le même toit que des hommes n'était pas du goût des talibans. Les deux Français devaient être pendus. Au début, le mollah s'est retranché derrière le droit musulman. J'ai compris que lui parler des répercussions dans le monde ne l'émouvait guère. Mais quand j'ai commencé à évoquer la clémence et la miséricorde du prophète, ça l'a fait réfléchir. Il faut aller chercher la fibre d'humanité chez son interlocuteur. Il faut aussi connaître l’Islam, seule base de compréhension.

 

Vous citez la maxime de l’un de vos prédécesseurs à l’ambassade : « un ambassadeur, c’est d’abord un aubergiste ». Un principe que vous avez appliqué en organisant un repas pour tout le gouvernement taliban. Quels souvenirs en gardez-vous ?

Pour frapper un grand coup, à un moment où je sentais s’affirmer la radicalisation, j’ai voulu organiser un déjeuner à la Résidence de France. Ce fut pour moi un moment de grande tension intérieure, car l’exercice était très délicat. Les ministres talibans avaient peur de venir, ils se demandaient si ce n’était pas un traquenard. Le déjeuner a été un peu baroque - ils n’avaient jamais mangé autour d’une table -  mais tout s’est bien passé. Ils ont ensuite voulu me réinviter dans l’ancien palais royal, très délabré par les guerres intestines. Il y faisait un froid de canard, c’était lugubre.

 

Le concept de « taliban modéré » avec qui nouer le dialogue a fait récemment florès dans les chancelleries occidentales, mais il n'est pas nouveau. Vous distinguiez déjà une nébuleuse mêlant fanatiques et pragmatiques, mais votre discours restait inaudible.

Certains milieux français m'ont accusé de complaisance car j'osais employer de tels termes et que je parlais avec eux. À l'époque, les principaux clivages étaient liés au mode d'adhésion au mouvement. Il regroupait toutes sortes de gens d'origines différentes. On y trouvait des juristes de l'islam, des docteurs de la foi très rigoureux, désireux d'appliquer la charia, mais pas nécessairement d'une cruauté particulière. D'autres étaient arrivés là tentés par l'aventure militaire, le goût du sang et des armes ; ceux-là se sont rendus coupables des pires débordements. Il y avait aussi beaucoup d'opportunistes, soucieux de trouver leur place dans cette nouvelle société. Un jour, j'ai dû aller fermer le compte de l'ambassade de France à la Banque centrale afghane. Lorsque je me suis retrouvé devant son président, j'ai cru être en face du portier ou du préposé au thé. Il était en loques. C'était le jardinier de la maison voisine de celle d'un ministre taliban : il lui avait demandé s'il voulait être président de la Banque centrale et il avait évidemment acquiescé.

 

Il y a aussi eu des occasions manquées par les Occidentaux, notamment autour de la question de l'opium. Lorsque le mollah Omar, alors chef du gouvernement taliban, a ordonné la destruction des champs de pavot, ce geste de bonne volonté a été ignoré à l'étranger. Pourquoi ?

Quand je disais que les champs de pavot avaient été arrachés, on ne voulait pas me croire, alors qu'au même moment dans le pays, les paysans étaient désespérés de voir leurs cultures détruites. Cet épisode est un véritable marqueur de la façon dont l'idéologie en Occident peut se refuser à prendre les informations comme telles. Quand ils étaient au pouvoir à la fin des années 1990, les talibans ont été ostracisés, de sorte que les éléments les plus radicaux ont progressivement pris le dessus. Il faudra que nous, Occidentaux, prenions la mesure du poids de nos a priori idéologiques dans les discussions à venir. Si on reproduit le même modèle, on va mettre en place le même cercle vicieux infernal.

 

Le chercheur Gilles Dorronsoro, spécialiste de l'Afghanistan, compare le fonctionnement des talibans à une « boîte noire » ? Que sait-on de l'évolution des rapports de force au sein de leur mouvement ?

Les talibans demeurent un groupe très hétérogène, avec des gens avec qui on peut parler et d'autres avec qui le dialogue est très difficile. On voit bien aujourd'hui, avec la formation de leur gouvernement provisoire, la réalité de leurs clivages. Le mollah Baradar, qui était perçu par les Américains comme raisonnable, n'a pas été nommé premier ministre comme on s'y attendait. Depuis l'annonce de la composition du gouvernement, il a disparu. On ignore ce qui est arrivé, rien n'a filtré, mais il y a eu une grosse confrontation interne. Mon sentiment est qu'elle pourrait aboutir à l'élimination d'une des factions ou peut-être à une confrontation armée. Il y a aussi un facteur exogène extrêmement important : l'attitude du Pakistan. L'ISI, le service de renseignement pakistanais, était présent à Kaboul deux jours avant la formation du gouvernement. Le Pakistan a toujours mené une politique du « diviser pour régner » chez son voisin, et il n’a pas intérêt à ce que l’Afghanistan soit stable et prospère. Faible et divisé, il restera la proie des jeux d’influence pakistanais.

 

Vous écrivez à propos des talibans que vous avez rencontrés à Kaboul qu'ils étaient « à peine descendus de leurs montagnes pour devenir ministres ». Entre eux et un Sirajuddin Haqqani qui publiait en 2020 une tribune dans le New York Times intitulée « Ce que nous, les talibans, voulons » évoquant leur volonté de faire partie du concert des nations, le changement est radical dans l'art de communiquer.

Il s'agit d'un membre du clan Haqqani (une branche des talibans proche d’al-Qaïda, NDLR). D’un côté, ils sont extrêmement portés sur la chose militaire, avec des méthodes guerrières contestables et contestées, mais de l'autre ils ont une vision du monde un peu plus progressiste que les docteurs de la foi de Kandahar. Il existe une dichotomie très importante entre les uns et les autres. Le clan Haqqani a compris les avantages de l’argent et aura certainement le souci de faire fortune. Dans les années 1990, les mœurs des talibans étaient très austères. Ils sont repartis de Kaboul aussi pauvres qu’à leur arrivée dans la capitale. Peut-être que l’argent, comme la musique, pourrait adoucir leurs mœurs. Le modèle des talibans existe : ils veulent être l’Arabie Saoudite, ni plus ni moins, et peut-être moins. À l’époque où j’étais en poste à Kaboul, il y avait 10 fois moins de lapidations et d’exécutions publiques en Afghanistan qu’en Arabie Saoudite. Les images qui nous parviennent sont si choquantes que nous avons nécessairement du mal à mettre la situation afghane en perspective.

 

Il y a quelques jours, le ministre des affaires étrangères taliban a appelé la France à rouvrir son ambassade. Notre pays a-t-il encore un rôle particulier à jouer en Afghanistan ?

La France fait certainement partie des États qui ont de bonnes raisons de s'impliquer. Elle cultive depuis longtemps un intérêt pour le pays, dans le domaine des sciences humaines et de l'archéologie en particulier, mais aussi en matière économique. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, Total a ainsi mené des travaux d'exploration du sous-sol afghan extrêmement importants. Notre pays a toujours joui d'une bonne image, qui tient notamment à l'aide qu'ont apportée les « French doctors » à partir des années 1980, et plus récemment à notre tradition de coopération avec les communautés locales dans la mise en œuvre de projets de développement. Dans l'inconscient collectif de la population, et malgré notre engagement au sein de la coalition jusqu’en 2014, la France est perçue comme un pays qui ne veut pas de mal à l'Afghanistan.

 

Vous insistez dans votre livre sur l’importance des ministères techniques comme porte d’entrée pour dialoguer avec les talibans, car ce sont ceux qui ont le plus besoin de coopération internationale.

Il faut rentrer en contact avec les ministères de l’agriculture, de la santé et des transports, et faire le siège du ministère de l’éducation, en particulier pour insister sur l’éducation des filles. Mais l’assistance humanitaire est la priorité. Avec la fermeture du robinet international, nous sommes à la veille d’une crise humanitaire sans précédent. Les talibans ouvriront leurs bras à tous ceux qui viendront les voir. Or, ils ne peuvent compter ni sur le Pakistan, ni sur la Chine, ni sur l’Iran ou les pays d'Asie centrale en matière d’assistance aux populations, et ces pays n’ont que faire des Droits de l’Homme. Le Pakistan et l’Iran se borneront à accueillir des réfugiés, comme ils l’ont fait depuis quarante ans. L’aide humanitaire dépendra des agences spécialisées de l’ONU et d’ONG principalement occidentales. Les talibans ont d’ailleurs fait des déclarations indiquant qu’elles étaient les bienvenues et pourraient continuer leur travail.

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