Ces familles mexicaines sont obligées de vivre séparées pour pouvoir survivre

Depuis des générations, des ouvriers agricoles mexicains vont et viennent entre la Californie et le Mexique au rythme des saisons pour subvenir aux besoins de leur famille.

De LORENA RÍOS TREVIÑO
Publication 14 oct. 2022, 20:36 CEST
Teresa Cano, 84 ans, fête son anniversaire avec sa famille à Ramblas Chico, au Mexique. Elle ...

Teresa Cano, 84 ans, fête son anniversaire avec sa famille à Ramblas Chico, au Mexique. Elle fait partie des habitants de cette ville qui migrent cycliquement depuis des générations entre le Mexique et les États-Unis. Teresa Cano a élevé ses enfants seule pendant que son mari travaillait de façon saisonnière dans les champs de Williams, en Californie, à environ 3 300 kilomètres de là. Elle a fini par rejoindre son mari en Californie et par devenir citoyenne américaine. Désormais veuve, elle partage son temps entre la Californie et son Mexique natal.

PHOTOGRAPHIE DE Lorena Ríos Treviño

RAMBLAS CHICO, MEXIQUE – Luz Nallely Cano, 26 ans, est assise sur le béton devant la maison de son frère. Elle est entourée de ses trois jeunes garçons âgés de 9, 6 et 4 ans. Elle feuillette le passeport américain de son fils cadet et contemple l’avenir de sa famille. Cela fait près de six mois qu’elle est revenue au Mexique, dans sa ville natale de l’État occidental du Jalisco, et elle n’a pas les moyens de retourner aux États-Unis.

Comme tant d’autres à Ramblas Chico, la vie de Luz Nallely Cano est double.

Elle fait partie de ces habitants qui, depuis des générations, migrent une partie aux États-Unis, bravant la politique migratoire américaine ou bâtissant leur vie autour de celle-ci. Luz Nallely Cano a commencé à partager son temps entre les champs de Williams, en Californie, et les champs d’agave où elle a grandi, après la naissance de son fils aîné, Gerardo. Ses deux arrière-grands-pères ont été les premiers membres de sa famille à migrer pour aller trouver du travail dans les champs du nord du Mexique. Puis ses quatre grands-parents ont fait de même, à ceci près que cette fois-ci, ils ont traversé la frontière pour quelques mois de travail dans les champs californiens avant de revenir à Ramblas Chico après un périple de 3 300 kilomètres.

 

Portrait de famille d’Eduviges Gutiérrez, 51 ans, de sa mère Teresa Cano, 84 ans, et de sa fille Luz Nallely Cano, 26 ans, dans le salon de leur maison de Ramblas Chico, au Mexique. Cette famille vit séparée durant plusieurs mois chaque année. Les dollars gagnés aux États-Unis leur permettent de « survivre plus facilement » au Mexique.

PHOTOGRAPHIE DE Lorena Ríos Treviño

Vue sur un champ d’agave dans la ville de Ramblas Chico, dans l’État occidental du Jalisco, qui est connu pour sa fabrication de tequila. Beaucoup d’habitants n’émigrant pas aux États-Unis gagnent leur vie en travaillant dans les champs d’agave.

PHOTOGRAPHIE DE Lorena Ríos Treviño

Depuis des décennies, de nombreux autres habitants de Ramblas Chico (principalement des hommes) traversent eux aussi la frontière, sans papiers, au rythme des cycles de croissance des raisins, des amandes, des pastèques et des tomates de Californie. Les dollars qu’ils ramènent avec eux ont transformé cette ville de près de 700 habitants : les maisons en adobe ont laissé la place à des maisons en ciment et en briques. Chaque année, de novembre à avril, la population augmente légèrement lorsque les norteños (les Nordistes) reviennent des États-Unis.

Mais en durcissant leur politique migratoire et en renforçant les effectifs de sécurité présents à la frontière au fil des années, les autorités américaines ont poussé certains, qui migraient à chaque saison, à régulariser leur situation et à faire venir leur famille du Mexique. D’autres continuent leur vie d’immigrés sans papiers dans l’ombre. Ceux qui ont été expulsés ou qui sont revenus d’eux-mêmes à Ramblas Chico ont désormais des enfants qui rêvent de (ou qui ont un plan pour) traverser la frontière afin d’échapper à la pauvreté toujours plus importante dans le Mexique rural.

 

VIVRE SÉPARÉS POUR POUVOIR SURVIVRE

La population du Mexique rural est en forte baisse. Selon l’Institut national des statistiques et la géographie du Mexique, 57 % de la population vivait dans les campagnes en 1950, contre 21 % en 2020. Dans le Jalisco, seuls 12 % des habitants vivent dans des zones rurales comme Ramblas Chico. À Tototlán, commune à laquelle appartient Ramblas Chico, le taux de pauvreté est de 41 %, contre 13 % dans le comté californien de Colusa où beaucoup d’habitants de Ramblas Chico émigrent.

La pénurie d’emplois est l’une des raisons pour lesquelles les gens partent. C’est d’ailleurs pour cette raison que le grand-père maternel de Luz Nallely Cano, Octavio Gutiérrez, a émigré dans les années 1970 et a fait dévier de manière irrévocable la trajectoire de sa famille.

Durant toute son enfance, la mère de Luz Nallely Cano, Eduviges Gutiérrez, qui a 51 ans, a vu son père s’absenter durant plusieurs mois d’affilée. L’argent ainsi gagné leur a permis de construire une maison plus grande et plus solide à Ramblas Chico. Mais en l’absence de son père, c’est elle qui devait s’occuper de son petit frère et des cultures de maïs de la famille. « La vie est meilleure là-bas, déplore Eduviges. On dit que c’est mieux d’être pauvre là-bas que d’être pauvre ici. Les gens gagnent plus là-bas qu’ici et sont mieux nourris qu’ici. »

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    Des élèves arrivent pour se rendre en cours à l’école élémentaire de Ramblas Chico, au Mexique. La plupart des enfants inscrits à l’école Benito Juárez n’ont cours qu’une partie de l’année. Le reste de leur éducation se fait dans des écoles de Californie, État où leurs parents travaillent dans les champs.

    PHOTOGRAPHIE DE Lorena Ríos Treviño

    Octavio Gutiérrez s’est vu octroyer une carte de résident permanent aux États-Unis après l’entrée en vigueur de l’Immigration Reform and Control Act (IRCA) en 1986, loi qui a amnistié environ trois millions d’immigrés sans papiers. Sa femme, Teresa, l’a rejoint peu de temps après. À ce moment-là, tous ses enfants, à l’exception d’Eduviges, vivaient aux États-Unis ; certains avaient des papiers, d’autres non. Depuis près de 30 ans, Teresa vit à Arbuckle, en Californie, où elle a également travaillé dans les champs pendant un temps. Aujourd’hui âgée de 84 ans, elle vit d’un fonds de pension hérité de son mari décédé en 2015 ainsi que d’allocations. Ces revenus constituent avec le cimetière où est enterré son mari les deux raisons pour lesquelles Teresa réside encore à Arbuckle.

    C’est désormais au tour de ses petits-enfants de vivre leur propre vie aux États-Unis. Le mari de sa fille Eduviges, Ignacio, qui a 57 ans, a traversé la frontière pour la première fois à l’âge de 18 ans pour aller travailler dans les champs en Californie mais est revenu de manière définitive à Ramblas Chico après s’être fait expulser en 2008. Trois des huit enfants du couple, dont Luz Nallely Cano, vivent et travaillent en Californie. Luz Nallely Cano, son mari et leur fils aîné sont nés à Ramblas Chico mais ont obtenu le droit de résider de manière permanente aux États-Unis. Ses deux autres enfants sont nés en Californie.

     

    HÉBERGEMENT TEMPORAIRE

    Quand la famille Cano revient en Californie, elle loge au campito. C’est ainsi que ceux qui viennent de Ramblas Chico appellent les logements subventionnés du comté de Colusa destinés aux familles des saisonniers qui sont là d’avril à octobre.

    Quand la saison se termine, le campito ferme et ses résidents doivent quitter les lieux pour de bon. Il est difficile de trouver des logements abordables dans les environs et Luz Nallely Cano n’a pas les moyens suffisants pour s’offrir ceux qui sont proposés à la location. Alors, quand le camp ferme pour la saison, certaines familles s’enfoncent dans les terres californiennes en suivant les récoltes ou bien vont dans d’autres États comme l’Oregon ou Washington. Certaines emmènent leurs enfants avec elles, mais beaucoup laissent leurs enfants, qui sont en âge d’aller à l’école, à des parents afin de ne pas entraver leur éducation. En dehors de travail dans les champs, les occasions de gagner sa vie sont maigres.

    Des membres de la famille Cano posent pour un portrait à l’aéroport international de Guadalajara, au Mexique, le jour où la moitié d’entre eux doivent retourner à leur vie américaine. Eduviges Gutiérrez et son fils Carlos se tiennent derrière Luz Nallely Cano et ses trois garçons. Luz Nallely Cano et ses enfants passent la moitié de l’année au Mexique.

    PHOTOGRAPHIE DE Lorena Ríos Treviño

    Eduviges Gutiérrez fait ses adieux à sa fille Luz Nallely Cano, 26 ans, et à son petit-fils âgé de 4 ans, Esteban, avant qu’ils n’embarquent pour les États-Unis à l’aéroport international de Guadalajara, au Mexique. Il s’agit d’un rituel annuel douloureux que la famille pratique depuis plusieurs années déjà. « La vie est meilleure là-bas », affirme Eduviges Gutiérrez, en parlant des États-Unis.

    PHOTOGRAPHIE DE Lorena Ríos Treviño

    Cette dynamique de va-et-vient fonctionne pour Luz Nallely Cano parce que le temps qu’elle passe au Mexique avec sa famille leur permet d’économiser sur le loyer, les charges et d’autres dépenses.

    Selon Gaspar Rivera-Salgado, directeur du Centre d’études mexicaines de l’Université de Californie, c’est aussi une stratégie de survie : « C’est en quelque sorte tirer parti des deux pays, gagner des dollars et vivre au Mexique. »

    Malgré la multitude de familles de sa communauté qui alternent entre les deux pays, les migrations cycliques de ce type ne sont plus aussi fréquentes qu’avant. Ce mouvement de porte tournante entre le Mexique et les États-Unis a pris fin au début des années 2000. En effet, selon Gaspar Rivera-Salgado, l’adoption de l’IRCA il y a plus de 30 ans a donné lieu à un exode toujours plus important d’ouvriers agricoles mexicains quittant les champs pour aller trouver des emplois plus stables dans d’autres secteurs d’activité dans les grandes villes. Les enfants de la première génération d’ouvriers agricoles mexicains qui achèvent leur cursus au lycée ou à l’université choisissent eux aussi de ne pas travailler dans les champs.

    C’est exactement ce que Luz Nallely Cano veut pour ses enfants et ce que quelques-uns des membres de sa famille ont réussi à faire.

     

    LE RETOUR ANNUEL AU MEXIQUE

    Quand les feuilles changent de couleur et commencent à tomber, les trois garçons de Luz Nallely Cano se mettent à lui demander d’un air désespéré s’ils vont enfin aller pouvoir rendre visite à Mamá Viges, leur grand-mère restée à Ramblas Chico.

    « La vie à la campagne est belle, commente Luz Nallely Cano. Mes enfants aiment beaucoup l’endroit. »

    À Williams, les choses sont nettement différentes. Quand ses aînés reviennent de l’école, ils restent à l’intérieur pour le restant de la journée. Le camp de migrants où les enfants ont grandi ne possède pas de cour et Luz Nallely Cano doit s’occuper seule de ses trois enfants. Elle prévoit de commencer à travailler quand son garçon de 4 ans sera un peu plus grand. Elle veut apprendre l’anglais, devenir citoyenne américaine et trouver un emploi dans l’école de l’un de ses garçons. Elle veut devenir infirmière depuis qu’elle a été forcée d’abandonner l’école après son année de troisième et a encore bon espoir d’y parvenir.

    Cristopher Gutiérrez Cano, 6 ans, et Esteban, son petit frère âgé de 4 ans, marchent sur un chemin de terre à Ramblas Chico, où ils passent plusieurs mois chaque année pour rendre visite à Mamá Viges, comme ils se plaisent à surnommer leur grand-mère. « La vie à la campagne est belle », commente leur mère, Luz Nallely Cano.

    PHOTOGRAPHIE DE Lorena Ríos Treviño

    Cristopher Gutiérrez Cano, 6 ans, se sert de pastels pour faire des dessins de sa famille lorsqu’il est chez ses grands-parents à Ramblas Chico. Il est né aux États-Unis et passe la moitié de l’année aux Mexique.

    PHOTOGRAPHIE DE Lorena Ríos Treviño

    Judith Cano Gutiérrez tient un dessin de sa maison de Ramblas Chico. Elle est la cadette d’une fratrie de huit enfants et n’a jamais vécu aux États-Unis.

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    À Williams, Luz Nallely Cano n’a pas de frais de scolarité à débourser et est éligible à l’Aide pour les suppléments nutritionnels (SNAP) et à Medicaid. Aucune de ces allocations n’existe à Ramblas Chico. En phase avec son parcours migratoire, elle oscille, et préfère parfois un endroit, parfois l’autre.

    « L’école est mieux là-bas, la vie est mieux là-bas », dit-elle au sujet de Williams. « On s’y fait, d’aller d’ici à là-bas. Ce sont deux vies différentes mais nous allons et venons. »

    À Ramblas Chico, les enfants peuvent traîner comme ils le souhaitent dans le ranch sans surveillance, la plupart du temps en tous cas. Ils jouent dans les champs et sur les routes en terre de la ville. Ils rendent visite à leurs amis qui vivent à quelques pas de là, grimpent aux arbres, pourchassent des poules, creusent la terre et font du quad.

    Malgré ce mode de vie en apparence insouciant, Luz Nallely Cano ne voit pas d’avenir viable à Ramblas Chico. Hormis la culture d’agave pour les distilleries de tequila et les quelques emplois qui apparaissent de-ci de-là dans le secteur de l’agriculture, il n’y a pas grand-chose de plus à faire dans sa ville natale. La vie s’y résume à vivre de transferts d’argent ou bien à migrer vers les villes voisines. La famille de Luz Nallely Cano a fait les deux. Sa sœur aînée, Yuliana, qui a 31 ans, a lancé son propre salon de beauté dans la ville voisine de Capilla de Milpillas. Son frère Carlos, âgé de 29 ans, cultive une terre achetée par leur oncle installé à Williams. Il gagne également de l’argent en louant un entrepôt (construit avec l’argent envoyé par sa famille) pour des fêtes.

    Des enfants jouent au basketball avant le début des cours à l’école élémentaire Benito Juárez de Ramblas Chico, au Mexique. Cette école rurale accueille un large effectif d’enfants qui vivent et étudient également à Williams, en Californie, six mois de l’année.

    PHOTOGRAPHIE DE Lorena Ríos Treviño

    À Ramblas Chico, les enfants passent beaucoup de temps à jouer dans les champs, à aller voir leurs amis, à grimper aux arbres et à pourchasser des poules. Gerardo Gutiérrez Cano (à droite), 8 ans, joue avec son cousin à l’occasion d’une visite annuelle au Mexique.

    PHOTOGRAPHIE DE Lorena Ríos Treviño

    Mais en définitive, c’est par nécessité que la famille déménage : « Comme nous n’avons pas de maison [à Williams], nous ne pouvons pas rester, indique Luz Nallely Cano. Ce serait sympa de rester un jour. »

    Cette migration cyclique pourrait toutefois prendre fin assez vite. Les frères et sœurs de Luz Nallely vivant aux États-Unis et bon nombre de ses cousins ont décidé de ne pas faire construire de maisons à Ramblas Chico comme l’ont fait leurs parents et leurs grands-parents avant eux.

     

    LES NORTEÑOS

    À Ramblas Chico, le mari de Luz Nallely Cano a fait construire une maison grâce à l’argent gagné aux États-Unis et ses parents participent à l’éducation des enfants. La ville se réactive quand les norteños reviennent des États-Unis. Son économie, comme celle de beaucoup d’autres villes du Mexique rural, est liée au flux des transferts de fonds en provenance de l’étranger.

    Selon une étude réalisée par BBVA Research, ces transferts d’argent effectués par des personnes ayant émigré aux États-Unis ont atteint un record historique de 45,9 milliards d’euros en 2021. Le Jalisco a cette année-là été l’un des principaux destinataires d’envois de fonds ; ceux des saisonniers de Californie représentaient un tiers de la somme totale.

    Quand les norteños partent, Ramblas Chico se vide. Les rues deviennent calmes et le vacarme des quads cesse. Le magasin du coin de la rue ne compte plus parmi sa clientèle les enfants Cano qui venaient s’y fournir en sucreries.

    Les familles d’ouvriers agricoles comme les Cano choisissent de vivre frugalement lorsqu’ils sont à Williams afin de pouvoir profiter des conforts qu’ils peuvent s’offrir à Ramblas Chico où ils font construire des maisons dont ils ne pourraient même pas rêver en Californie. D’après Gaspar Rivera-Salgado, même si le revenu annuel que procure le travail saisonnier dans les champs américains est « sous le seuil de pauvreté », cela représente bien plus que ce qu’un habitant de Ramblas Chico peut espérer gagner au Mexique. En Californie, le salaire minimum est de 15 euros de l’heure, tandis que le salaire journalier à Ramblas Chico est de 10 euros.

    « Avec ce que nous économisons là-bas nous pouvons vivre ici, ou plutôt survivre ici, explique Luz Nallely Cano. Nous survivons plus facilement ici. »

    La National Geographic Society s’engage à mettre en valeur et à protéger les merveilles de notre monde. Elle a financé le travail de l’exploratrice Lorena Ríos Treviño.

     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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