En Afghanistan, une radio « par et pour les femmes » continue d’émettre sous le régime taliban

Il y a en Afghanistan une station FM qui s’évertue à faire entendre des voix de femmes, au sein d’un pays qui les voudrait invisibles et réduites au silence.

De Manon Meyer-Hilfiger, National Geographic
Photographies de RadioBegum
Publication 4 nov. 2022, 17:32 CET
Une partie de l’équipe de Radio Begum : au milieu Hamida Aman, fondatrice du projet, et à ...

Une partie de l’équipe de Radio Begum : au milieu Hamida Aman, fondatrice du projet, et à gauche, Saba Chaman, directrice de la radio.

PHOTOGRAPHIE DE RadioBegum

En Afghanistan, les femmes donnent encore de la voix. Sur le 90.1 FM, elles animent des concours de poésie, aident les auditeurs et auditrices à surmonter leurs angoisses, ou font cours aux élèves afghanes désormais privées d’école. Parfois, mais c’est plus rare, elles rient avec des hommes à l’antenne, dans une société où les contacts entre les deux sexes sont réduits à peau de chagrin. Ces voix sont celles de Radio Begum (« reines » en persan), station FM créée « par et pour les femmes ». Une incongruité, là où, sur les ondes, dominent les voix d’hommes qui chantent des musiques religieuses ou récitent des extraits du Coran. Douze journalistes afghanes s’appliquent à fabriquer cette bulle d’oxygène dans un pays qui suffoque. Depuis le retour au pouvoir des talibans le 15 août 2021, ces « reines » résistent à l’air du temps en continuant d’émettre.

Hamida Aman, autrefois journaliste et désormais entrepreneuse, a donné naissance à ce projet original. Cette quadragénaire qui a fui l’Afghanistan à l’âge de 8 ans lors de l’invasion soviétique, et qui a grandi en Suisse, revient maintenant régulièrement dans son pays natal. Radio Begum y a vu le jour en mars 2021. « Je sentais que les talibans prenaient déjà plus en plus de place, et que les voix des femmes n’étaient pas écoutées » explique-t-elle.

Quelques mois plus tard, la station FM a poursuivi sa mission malgré leur retour complet au pouvoir, en s’adaptant comme elle pouvait à cette nouvelle donne. L’une de ses nouvelles missions ? Prendre le relais des écoles. Les talibans en privent les jeunes femmes depuis mars 2022. Ainsi, six heures d’antenne sont dédiées chaque jour à leur éducation. « C’est un palliatif. La réouverture des écoles est une urgence. En 2021, près de deux tiers des femmes afghanes ne savent ni lire ni écrire. Nous sommes là pour faire en sorte qu’elles ne perdent pas totalement pied » souffle Hamida Aman.

Autre chantier, et non des moindres : la santé mentale de ces femmes. « Depuis l’interdiction pour les élèves afghanes de la 5e à la terminale de se rendre à l’école, elles ont perdu leur seul espace de liberté. Nous avons une émission de soutien psychologique et ce sont elles qui, désormais, appellent le plus souvent » raconte la fondatrice de Radio Begum. Comme cette lycéenne, Sarah, issue d’un milieu modeste. Aînée d’une famille nombreuse, elle passe maintenant son temps à s’occuper des tâches ménagères. « Aujourd’hui, ses journées se ressemblent. Elle n’a plus de perspectives. Nous l’avons écoutée parler puis pleurer à l’antenne. Souvent, ces jeunes femmes nous remercient pour cette écoute et cette compassion – cela peut les soulager » poursuit Hamida Aman. Un soutien moral relativement nouveau dans un pays bouleversé par des décennies de guerre, où les questions de santé mentale n’ont jamais été une priorité. La radio allège ces peines – sans s’y limiter. « Dans les conseils que nous donnons aux auditeurs, nous essayons aussi d’insuffler un peu de modernité en confiant aux mères que leurs filles peuvent pratiquer d’autres activités que le travail domestique. Dans notre émission théologique, nous faisons appel à de grands spécialistes de l’islam qui disent bien que le travail et l’éducation des femmes ne sont pas interdits » raconte Hamida Aman.

 

 

Une partie de l’équipe de Radio Begum.

PHOTOGRAPHIE DE RadioBegum

Si les talibans laissent faire, c’est aussi parce que la fondatrice est prête à certaines concessions. Lors de la première rencontre avec le porte-parole des nouveaux maîtres du pays, un mois après leur arrivée au pouvoir, l’ordre est donné de ne diffuser ni musique entraînante, ni informations qui pourraient déstabiliser le régime.

Injonctions avec lesquelles Radio Bégum estime pouvoir composer. « Nous ne passons plus de rock, qu’il soit afghan, iranien, ou américain, et nous ne faisons pas de politique » explique-t-elle. Saba, la jeune directrice des programmes abonde : « lors de nos flashs d’informations, nous nous bornons à dire en quelques phrases ce qu’il se passe, sans commentaires. Par exemple, nous parlons de la révolte en Iran - mais simplement en informant qu’il y en a une ». Au sein du pays, le même traitement est réservé aux manifestations.

Depuis le printemps 2022, la tâche s’est encore corsée. Le régime a pris un tournant plus répressif. « La branche conservatrice a repris du pouvoir. Elle veut rassurer sa base constituée de jeunes hommes qui ont fait beaucoup de sacrifices pour les talibans. Elle entend acter le changement. Montrer que le pays diffère du régime précédent » poursuit Hamida Aman. Premières victimes : les femmes. En plus de l’interdiction de se rendre à l’école, les talibans leur ont aussi demandé de rester chez elles. Si sortie il y a, les femmes doivent porter le voile intégral. Dans les médias aussi, la vis s’est resserrée. « Le ministère du vice et de la vertu vient désormais mettre le nez dans nos affaires, alors qu’auparavant seul le ministère des médias s’intéressait à nous ». Avec des conséquences sur la vie quotidienne de la radio. « Les talibans nous ont envoyé un extrait de notre émission de divertissement. Dans celui-ci, on entendait un auditeur masculin blaguer avec la présentatrice.  Cela ne leur a pas du tout plu. Ils nous ont sommé d’arrêter. »

Comment continuer à exister sans dénaturer la radio ? Tel est l’exercice d’équilibriste auquel est confrontée l’équipe de Radio Bégum en permanence, qui procède à des arbitrages au cas par cas. Pour les rires entre hommes et femmes en direct, « nous allons devoir filtrer les​ appels et éviter que les hommes appellent durant les programmes de divertissement. Nous n'avons d'autres choix que de nous plier aux règles, c’est le prix à payer pour continuer à émettre. Nous ne sommes pas dans la confrontation frontale, mais nous voulons être un soft power et continuer à exister dans ce contexte difficile ».  Une philosophie qui, combinée à l’énergie d’Hamida pour trouver des fonds entre  l’Union Européenne et les Nations Unies, permet à Radio Begum de survivre. Une exception dans un paysage médiatique sinistré. En tout, depuis le retour des talibans, 40 % des médias ont mis la clé sous la porte et près de 7 000 journalistes ont perdu leur emploi.

Sans surprise, les journalistes femmes sont les plus affectées : les trois quart d’entre elles ne travaillent plus. Les employées de Radio Begum font donc figure d’anomalie, d’autant plus qu’une crise économique ravage le pays et que les talibans donnent la priorité aux hommes. Ils sont même allés jusqu’à demander aux femmes employées au ministère des finances de trouver des homologues masculins pour les remplacer. « Je suis la seule de ma famille à avoir encore un salaire » souligne Saba, la directrice des programmes. Hamida Aman entend donc continuer à se démener. Pour assurer la pérennité des emplois. Et pour que continue à souffler ce vent frais sur les ondes, n’en déplaise aux talibans.

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