Autrefois secrets, les bunkers albanais se transforment en musées

Capitale animée, Tirana connaît un incroyable renouveau, à mille lieues de son passé communiste, grâce à la créativité sans borne de ses artistes.

De Jennifer Barger
Photographies de Alessio Mamo
Publication 28 mars 2021, 11:26 CEST
Bunk'Art 7

Ce dôme abrite l’entrée qui mène au Bunk’Art 2, un musée d’histoire et d’art de la ville de Tirana, en Albanie, installé dans un abri antinucléaire souterrain datant de l’époque communiste.

PHOTOGRAPHIE DE Alessio Mamo

Après la chute du mur de Berlin, les boules de démolition et le progrès social ont eu raison des imposants édifices communistes et des structures militaristes de la Guerre froide dans de nombreux pays du bloc de l’Est. Mais à Tirana, capitale de l’Albanie encerclée par les montagnes, le gouvernement et les artistes locaux ont choisi d’oublier les années de dictature et de crise économique en adoptant une approche plus colorée et insolite.

Les hôtels particuliers grisâtres et à l’abandon datant de l’Empire ottoman arborent désormais des façades orange et jaunes. Quant aux immeubles staliniens ternes et de taille moyenne, ils servent de toiles démesurées aux peintures abstraites cubistes colorées ou aux rayures de l’arc-en-ciel. L’ancien maire de la ville Edi Rama a été partie prenante de ce renouveau. Désormais Premier ministre de l’Albanie, ce peintre devenu homme politique a initié les efforts d’embellissement de la ville en 2000. Des artistes ont alors été commissionnés pour décorer les façades des immeubles et les employés municipaux ont planté 50 000 arbres et arbustes dans les espaces publics.

Le musée national de l’Albanie se trouve sur la place Skanderberg, en plein cœur de Tirana. C’est là qu’ont eu lieu, au début des années 1990, les manifestations qui ont fini par entraîner la chute du communisme dans le pays.

PHOTOGRAPHIE DE Alessio Mamo

Dans le centre-ville de Tirana, l’entrée du Bunk’Art 2 mène à un abri antinucléaire souterrain datant de l’époque communiste et transformé en musée d’histoire et d’art. Sa forme évoque l’un des bunkers à dôme que l’on trouve à travers l’Albanie.

PHOTOGRAPHIE DE Alessio Mamo

« L’apparition de couleurs à travers toute la ville s’est accompagnée d’un renouveau, et l’état d’esprit des habitants a changé », a affirmé Edi Rama lors d’une conférence TED Talk avant d’ajouter : « Cela a fait renaître l’espoir dans la ville ». Aujourd’hui, les habitants et les touristes prennent des selfies devant les bâtiments aux couleurs arc-en-ciel. Cet embellissement, en plus de favoriser le sentiment de fierté locale, a également contribué à réduire la criminalité.

Outre l’art public et les façades colorées, la capitale balkanique a eu d’autres idées pour tourner la page de l’ère communiste. Autour de Tirana, les musées d’histoire ont investi d’anciens bunkers, tandis que les quartiers autrefois réservés aux responsables du parti sont parsemés de galeries d’art.

 

UNE OBSESSION POUR LES BUNKERS

Si les touristes prennent aujourd’hui des selfies devant des édifices colorés, les cendriers en albâtre en forme de bunker étaient des souvenirs de vacances plus communs il y a 10 ou 20 ans. Ces bibelots bombés sont un clin d’œil aux 173 000 bunkers (bunkerët) qui parsemaient autrefois l’Albanie et sa capitale, tristes vestiges du règne du dictateur Enver Hoxha, au pouvoir de 1941 à 1985.

Brutal envers ses citoyens et notoirement paranoïaque, Hoxha pensait que la Grèce, la Yougoslavie et les anciens alliés soviétiques voulaient envahir l’Albanie. Alors, des années 1960 au début des années 1980, il fit ériger des milliers de forteresses en béton à travers le pays. De taille variable, certaines sont à peine plus grandes que des igloos et peuvent accueillir deux personnes, tandis que d’autres sont de véritables repères souterrains comprenant plusieurs salles. (Le documentaire Mushrooms of Concrete [« Champignons en béton »] revient sur l’ampleur de cette lubie défensive.)

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    Des bunkers en béton à l’abandon bordent une falaise de la péninsule du Cap de Rodon, dans l’est de l’Albanie.

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    Ce tunnel creusé dans les montagnes voisines de Tirara, en Albanie, mène au Bunk’Art 1, un musée et espace culturel situé dans un ancien abri antinucléaire de la Guerre froide qui retrace l’histoire communiste violente du pays.

    PHOTOGRAPHIE DE Alessio Mamo

    Leur construction ne fit que renforcer l’isolation du pays, vider ses caisses et l’affaiblir, au point qu’il devint l’un des plus pauvres d’Europe. Tout ce ciment ne servit finalement à rien. « Hoxha a dépensé des milliards d’euros pour bunkériser (bunkerizimi) chaque recoin de l’Albanie, asservissant la population et la réduisant à la famine, mais l’histoire a prouvé que le risque réel d’attaques était nul », explique Admirina Peçi, journaliste locale et historienne.

    De nos jours, la majorité des bunkers se sont écroulés ou ont été détruits. Il subsiste néanmoins quelques centaines d’entre eux, qui ont été transformés en étables, peints pour ressembler à des fleurs en banlieues ou servent de cachettes où les adolescents vivent leurs premiers émois. À environ une heure de route à l’ouest de Tirana, sur la côte Adriatique du pays, certaines stations balnéaires ont métamorphosé les dômes de ciment en kiosques de restauration et en vestiaires. À Golem, l’hôtel Elesio a transformé son bunker souterrain en spa. Le toit de la structure, un dôme faisant saillie dans le restaurant de l’hôtel, a été bordé d’étagères sur lesquelles le buffet du petit-déjeuner est installé.

     

    DES BUNKERS AMÉNAGÉS EN LIEUX CULTURELS

    La palme du réaménagement le plus élaboré de ces structures apocalyptiques revient aux Bunk’Arts, deux musées d’histoire/galeries d’art qui ont investi des abris antinucléaires souterrains construits pour Hoxha et ses alliés. Dans les salles nues, sans fenêtre et aux épaisses portes d’acier qui devaient protéger les dirigeants du parti d’une éventuelle explosion nucléaire, des installations vidéo, des objets et des œuvres contemporaines plongent désormais les visiteurs dans l’Albanie du 20e siècle. Le musée revient notamment sur l’occupation du pays de 1939 à 1944 par l’Italie fasciste et l’époque communiste.

    « Il était de plus en plus difficile de tomber sur des symboles du régime d’Hoxha. Les milliers de bunkers disséminés à travers le pays tels des champignons en béton constituaient les seuls témoins du communisme », confie Carlo Bollino, journaliste italien basé en Albanie qui a contribué à la création des Bunk’Arts en 2014. « Des bunkers antinucléaires transformés en musées semblaient appropriés pour raconter l’histoire du pays ».

    Des masques à gaz de l’époque communiste et d’autres objets conçus pour survivre à une explosion nucléaire sont exposés dans les salles dépourvues de fenêtre du Bunk’Art 1.

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    Le buste de l’ancien dictateur albanais Enver Hoxha pendouille dans un panier de basket au Bunk’Art 1.

    PHOTOGRAPHIE DE Alessio Mamo

    Les deux Bunk’Arts, l’un situé en périphérie de Tirana, l’autre dans le centre-ville de la capitale, proposent aux visiteurs un mélange éclectique alliant histoire et art. Une exposition sur l’importance excessive accordée au sport sous Hoxha recrée malicieusement un gymnase d’école, où le buste du dictateur moustachu pendouille dans un panier de basket. Dans le centre-ville, les portraits des Albanais assassinés par le gouvernement communiste sont accrochés dans l’entrée en forme de dôme du Bunk’Art 2, tandis que les haut-parleurs diffusent l’hommage qui leur est rendu par leurs proches.

    « Les Albanais accordent une grande importance au fait de raconter le passé », déclare Driant Zeneli, vidéaste aux Bunk’Arts. Selon lui, la communauté essaie de rattraper le temps perdu : les artistes ne peuvent s’exprimer librement que depuis la chute du communisme en 1990. « L’Albanie est désormais un lieu dynamique et aux grandes idées, et les artistes traduisent la transition de la dictature à la démocratie en œuvres. Leur regard est celui d’une génération qui comprend le passé et se tourne vers l’avenir », ajoute-t-il.

    Pour certains militants et jeunes albanais, il y a encore du pain sur la planche en ce qui concerne la préservation des structures militaires de la Guerre froide, qu’ils souhaiteraient utiliser pour raconter une période de l’histoire marquée par les camps de travail forcé et les interrogatoires violents menés par la Sigurimi, la police secrète du régime.

    « Le ministère de la culture albanais ne mène aucune politique mémorielle, il n’a aucune envie de s’occuper de l’héritage communiste ou de réfléchir à ce qu’il peut faire avec les bunkers », souligne Ivo Krug, cofondateur de Tek Bunkeri. Cette organisation à but non lucratif basée à Tirana œuvre pour le réaménagement des bunkers et le redynamisme des localités rurales. En 2017, Tek Bunkeri a transformé un tunnel en béton à l’extérieur de Tirana en boutique culturelle et d’art éphémère. L’organisation espère désormais contribuer à la création d’un musée d’histoire dans l’immense abri souterrain de Vlora, une ville de l’ouest de l’Albanie inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO.

     

    LA COULEUR AU SERVICE DE LA VILLE

    Réaménager ou repeindre des structures à l’abandon de la Guerre froide constitue pour certains une solution bon marché, voire un moyen de dissimuler l’histoire sombre de l’Albanie. Pourtant, ces altérations créatives ont insufflé une bouffée d’optimisme à la ville, autrefois considérée comme sans intérêt et défavorisée. Les murs colorés des quartiers anciens, comme ceux de Pazari i Ri et Ali Demi, attirent désormais les touristes, tandis que les fresques, interdites à l’époque communiste, ont fleuri aux quatre coins de la capitale albanaise.

    « [Jusqu’aux années 2000,] la couleur était quasiment inexistante dans les espaces publics. Puis, jour après jour, des feuilles géantes, des formes géométriques, des points et des mots sont apparus sur les façades des bâtiments », se souvient Ledia Konstandini, une artiste locale qui a raconté l’évolution de la ville en dessins et en photos. « Au début, ces œuvres faisaient tache. Mais cela a rapidement changé avec la multiplication des façades décorées. Les habitants ont surmonté leur peur et leurs réticences vis-à-vis de la couleur et elle fait désormais partie de notre identité urbaine ».

    Un homme est assis sur un banc dans un parc du centre de Tirana. En arrière-plan, on peut distinguer la mosquée de Namazgâh entre les arbres.

    PHOTOGRAPHIE DE Alessio Mamo

    C’est à deux pas de la place Skanderberg, qui rend hommage à un héros du 15e siècle ayant repoussé les Turcs, que se trouve le Musée d’art national. Dans celui-ci, le passé se mêle au présent : les œuvres contemporaines, telles les sculptures sonores et le photojournalisme, côtoient ainsi les nombreux dessins et peintures du réalisme socialiste.

    Censurés par le gouvernement tyrannique, les artistes du milieu du 20e siècle réalisèrent des tableaux idéalisés représentant des fermes et des paysans heureux. De belles scènes, à l’instar des villageois en costumes folkloriques élaborés de Kolë Idromino, ou encore des ouvrières portant un foulard sur la tête d’Isuf Sulovari, renvoient à une utopie socialiste révolue qui ne pourrait pas être plus différente des expositions des Bunk’Arts.

    Autre symbole du passé communiste de l’Albanie, la pyramide de Tirana se trouve à quelques encablures au sud de là. Construite en 1988 en hommage à Hoxha, ce mastodonte de béton et de verre à l’abandon s’est délabré au cours des dernières décennies. Mais depuis février, la pyramide fait l’objet d’une rénovation futuriste. Une fois les travaux terminés, elle accueillera une école STEM (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques) ainsi qu’un centre culturel, et disposera d’un toboggan extérieur.

    À l’image de la plupart des modifications apportées aux lieux historiques à Tirana, la rénovation de la pyramide a suscité la controverse. « De nombreux citoyens voient cela comme du maquillage, du rouge à lèvres sur une femme âgée », souffle Ledia Konstandini. « En tant qu’artiste, je crois au langage urbain et je pense qu’un vocabulaire nouveau exprimant la vie et le tempérament de Tirana voit le jour dans la capitale ».

     

    Jennifer Barger est la rédactrice en chef de National Geographic Travel. Suivez-la sur Instagram.

    Marta Bellingreri est une journaliste italienne. Suivez-la sur Twitter.

    Alessio Mamo est un photographe sicilien. Suivez-le sur Instagram.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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