Ces vertèbres humaines montées sur des tiges interrogent les archéologues

Selon une nouvelle étude, ces vertèbres découvertes au Pérou auraient été enfilées sur des tiges par des peuples autochtones en mémoire des horreurs de la colonisation européenne.

De Tom Metcalfe
Publication 3 févr. 2022, 10:34 CET
Près de 200 tiges sur lesquelles on a enfilé des vertèbres humaines ont été découvertes dans ...

Près de 200 tiges sur lesquelles on a enfilé des vertèbres humaines ont été découvertes dans la vallée de Chincha, au Pérou. Elles viennent d’être revues systématiquement pour la toute première fois afin de comprendre à quoi elles servaient.

PHOTOGRAPHIE DE C. O'Shea

Deux cents artéfacts énigmatiques découverts dans une vallée péruvienne viennent de connaître leur toute première revue systématique. Conclusion : ceux-ci auraient été fabriqués dans le but de reconstituer des sépultures pillées lors de la colonisation espagnole.

Ces recherches, publiées ce jour dans la revue Antiquity, s’intéressent en particulier à des vertèbres humaines enfilées sur des tiges. On en a retrouvé des centaines autour et à l’intérieur de tombeaux embellis (des chullpas) de la vallée de Chincha, à environ 190 kilomètres au sud de Lima. Cette région côtière fut un jour le cœur du royaume Chincha, dont le pouvoir dura de l’an 900 environ à 1480, date à laquelle il fut intégré à l’Empire inca.

D’après Jacob Bongers, archéologue de l’Université d’East Anglia et auteur principal de l’étude, les paysans de la région connaissent depuis bien longtemps l’existence de ces amas de vertèbres et étaient au courant qu’il s’agissait d’objets ancestraux. Mais la communauté scientifique ne s’y intéresse que depuis dix ans, période à laquelle Jacob Bongers s’est rendu dans la région dans le cadre de son doctorat à l’Université de Californie à Los Angeles.

Sous l’occupation espagnole, on a pillé les sépultures des autochtones dans tout le Pérou et les ossements « sans valeur » qui s’y trouvaient étaient souvent éparpillés dans cet élan destructeur. D’après les chercheurs à l’origine de l’étude, les communautés impactées maintenaient l’intégrité physique des morts en « reconstituant » les restes des ancêtres.

PHOTOGRAPHIE DE J.L. Bongers

Avec des collègues venus des États-Unis et de Colombie, Jacob Bongers a analysé 192 séries de vertèbres. Chacune d’entre elle était constituée de quatre à dix ossements enfilés sur un bâton droit. (L’un d’eux portait 16 vertèbres et une remarquable série de vertèbres était capitonnée par un crâne).

L’analyse visuelle minutieuse de ces objets a montré que dans un cas les vertèbres de deux personnes (un adulte et un individu plus jeune) avaient été enfilées sur la même tige. Peut-être par accident. En effet, Jacob Bongers pense que la plupart de ces objets visaient à reconstituer la colonne vertébrale d’un seul individu à la fois.

Lorsque cela était possible, les chercheurs ont estimé l’âge de ces personnes en s’intéressant à la croissance de leurs os et en regardant si leurs vertèbres inférieures s’étaient amalgamées. Ils se sont aperçus que la plupart étaient des adultes mais qu’environ un sixième étaient des jeunes de moins de 20 ans.

D’après la datation au carbone 14, ces vertèbres étaient celles de personnes enterrées au début du 15e siècle (au moment de l’arrivée des Espagnols dans la région dans les années 1530) mais elles n’ont été enfilées que 40 ans plus tard environ. La pratique a donc eu cours bien après l’enterrement et la squelettisation de ces personnes.

« Cela dénote une dévotion durable envers les morts », remarque Jacob Bongers. « Ils essaient de reconstituer leurs morts ; ils ramassent les restes de leurs morts et essaient de les réassembler. »

Certains spécimens ont été découverts à la surface ou près de la surface, vraisemblablement à l’endroit où on les avait fixés en tant que colonnes funéraires. Pourtant, plusieurs avaient été enterrés de nouveau dans des chullpas et certains étaient enveloppés de tissus, une pratique funéraire courante dans les Andes.

Selon Jacob Bongers, il n’y a que dans la vallée de Chincha qu’on a découvert des vertèbres enfilées de cette manière sur des tiges (qu’il appelle « poteaux » à cause de leur probable positionnement à la verticale) ; mais on les a découvertes dans des localités distantes de plusieurs kilomètres que fréquentaient sans doute différentes communautés.

« On en a découvert sur plusieurs sites mortuaires, on peut donc présumer d’une interaction entre plusieurs groupes, explique-t-il. Et pour eux ce fut une réaction à la mesure des pillages dont nous pensons qu’ils ont fait l’objet. »

Jacob Bongers fait observer que dans le culte des ancêtres que rendaient les Andins, l’intégrité corporelle était primordiale. À cet égard, les Chinchorro voisins avaient d’ailleurs mis au point des techniques de momification.

Il émet une hypothèse : des pillards éparpillaient les ossements lorsqu’ils s’en prenaient à une sépulture et, bien souvent, l’intégrité physique des défunts s’en trouvait bafouée ; il fallait donc « réparer » les squelettes des ancêtres en ramassant leurs vertèbres et en reconstituant leur colonne vertébrale.

 

UN REMPLACEMENT DES CROYANCES

À en croire les témoignages espagnols de l’époque, le pillage et la destruction de cimetières autochtones étaient monnaie courante lorsque les conquistadors ont envahi les anciens territoires incas. Sous le joug colonial, des milliers de sépultures ont été mises à sac car elles renfermaient des artéfacts en argent et en or. Et selon Gabriel Prieto, archéologue de l’Université de Floride et explorateur National Geographic, cet élan destructeur allait de pair avec la tentative des colons de remplacer les croyances autochtones par le catholicisme romain.

Cette période était si turbulente à tous les niveaux (économique, culturel et spirituel) que l’ensemble des groupes autochtones de la région « ont redoublé de créativité pour essayer de maintenir leurs traditions, surtout le culte des ancêtres », commente-t-il.

Gabriel Prieto n’a pas pris part à l’étude dont il est question mais partage la plupart de ses conclusions. Il n’est toutefois pas entièrement d’accord lorsque celle-ci suggère que les vertèbres ont été enfilées sur des roseaux du genre Phragmites. Gabriel Prieto a grandi au Pérou et pense que les photographies présentées dans l’étude montrent plutôt des cannes de Gynerium, dont l’usage était répandu dans la région.

« C’étaient peut-être les principales plantes utilisées dans les Amériques pour construire des toits, des murs, des bateaux, pour pêcher et même pour les vêtements », affirme-t-il. « Donc c’est sympa d’apprendre que ces cannes ont pu avoir un autre usage à une époque où les Andins subissaient beaucoup de pressions politiques. »

Pour Nené Lozada, bio-archéologue de l’Université de Chicago n’ayant pas pris part à l’étude, cela ouvre de nouvelles perspectives sur les croyances andines vis-à-vis de l’intégrité physique. « La reconstitution délibérée de la colonne vertébrale […] représente une autre façon qu’avait le corps précolonial d’incorporer les concepts de personne, d’identité et de résistance », écrit-elle dans un e-mail.

Selon Tiffiny Tung, bio-archéologue de l’Université Vanderbilt extérieure aux présentes recherches, ces artéfacts indiquent à quel point la conquête espagnole a bouleversé la vie des habitants dans la région.

« Ces travaux nous rappellent les horreurs qu’ont enduré les communautés autochtones aux mains des colons européens, fait-elle observer. Ils reflètent la tentative des peuples indigènes de faire face et de résister à ces transformations traumatiques de leur mode de vie. »

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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