Cette jeunesse russe qui soutient Poutine

L’Union soviétique a disparu il y a trente-et-un ans. Les Russes nés depuis n’ont connu que Vladimir Poutine, et la très grande majorité d'entre eux l’adorent. Rencontre avec ces jeunes qui préfèrent la stabilité aux libertés.

De Julia Ioffe

Cette enquête exclusive menée en Russie, a initialement été publiée en janvier 2017 dans le magazine National Geographic.

Nous nous sommes donné rendez-vous à l’hôtel, à côté de la gare. Comme il ne sait pas où m’emmener, nous marchons simplement dans les rues poussiéreuses de Nijni Taguil, une ville industrielle déclinante, située dans l’est des monts Oural. Il s’appelle Sacha Makarevitch. Ce cimentier de 24 ans a les cheveux blonds noués en queue-de-cheval. Nous passons devant un bâtiment de plain-pied couvert de photos d’étoiles rouges soviétiques et du ruban de Saint-Georges noir et orange retenant des médailles militaires impériales, soviétiques et russes. « On pourrait aller là, propose Sacha en haussant les épaules. C’est plein de gens qui ont survécu aux années 1990. »

Sacha aussi a survécu aux années 1990. En décembre 1991, quelques mois après sa naissance, le drapeau soviétique a été déposé du Kremlin, et les couleurs russes ont été hissées. L’espoir que les Russes pourraient commencer à vivre comme leurs prospères voisins occidentaux a cédé la place à une réalité douloureuse : transformer une économie planifiée en une économie de marché, transformer en démocratie une société vivant depuis des siècles sous la monarchie absolue et le totalitarisme serait un labeur long et difficile.

Je n’ai pas connu ces années-là. Ma famille a quitté Moscou en avril 1990. J’y suis revenue pour la première fois en 2002. L’ère du président Vladimir Poutine, antidote aux turbulences des années 1990, battait son plein. Depuis, je suis souvent revenue en Russie, et m’y suis installée pendant plusieurs années comme journaliste. La plupart des Russes que je connais ont été plus ou moins façonnés par les soixante-quatorze années de l’expérience soviétique. Nous savons tous à quel point des tragédies personnelles ont touché nos familles lors de cette période. Mais la nouvelle génération ne connaît qu’un pays traumatisé par les années 1990, puis gouverné avec fermeté par Poutine. J’y suis venue en 2016, vingt-cinq ans après l’effondrement de l’Union soviétique, pour rencontrer des jeunes tels que Sacha. Qui sont-ils ? Que veulent-ils faire de leur vie ? Que souhaitent-ils pour la Russie ?

À l’intérieur du bar dépourvu de fenêtres, tout en linoléum et panneaux de faux bois, Sacha et moi commandons une bière légère servie dans de fins gobelets de plastique. À Nijni Taguil, dit le jeune homme, « il n’y a que des usines et des camps de prisonniers ». Jadis célèbre pour fabriquer les wagons et les chars de l’Union soviétique, la ville est aujourd’hui connue pour ses usines désaffectées, son chômage et Vladimir Poutine.

En 2011, quand Poutine a annoncé son intention de briguer un troisième mandat présidentiel, des manifestations ont éclaté à Moscou et dans d’autres grandes villes. Les protestataires étaient en général issus de la classe moyenne urbaine, jeune et instruite. Cet hiver-là, un ouvrier de Nijni Taguil a déclaré à Poutine à la télévision nationale que lui et « les gars » étaient prêts à venir à Moscou tabasser les contestataires. Poutine a décliné l’offre, mais la ville est désormais considérée comme le cœur du « Poutineland ».

À présent, Nijni Taguil a un nouveau maire, que Poutine a envoyé là avec mission d’embellir la ville, mais la vie y reste dure. Sacha a appris la soudure et travaillé dans une usine où il gagnait bien sa vie. Puis, avec la chute du prix du pétrole et les sanctions occidentales liées à l’invasion de l’Ukraine, l’économie s’est affaissée. Sacha ne touchait plus de salaire. Il a passé un an à chercher du travail avant de décrocher un emploi dans une usine de Boeing, à deux heures de là. Il gagne à présent 30 000 roubles, soit 420 euros par mois – peu ou prou le salaire moyen dans la région.

Sacha a derrière lui une longue journée de travail. Il est fatigué. La ville qu’il décrit est violemment conformiste. « Les gens d’ici sont agressifs envers ceux qui ne leur ressemblent pas », dit-il. L’uniforme local est celui de la classe ouvrière : survêtement et cheveux ras, avec une petite frange. Les gens de son âge, affirme Sacha, sont souvent des enfants d’anciens détenus. « Ils ne respectent pas la loi. Un homme, un vrai, est soit à l’armée, soit en prison. » Sacha a appris à se battre, avec ses poings, avec des couteaux. Une fois, il est rentré chez lui couvert du sang de quelqu’un d’autre, et il me raconte cela avec une étrange joie béate.

Ce que Sacha veut vraiment, c’est partir à Saint-Pétersbourg, la métropole cosmopolite, et y ouvrir un bar. Il y est allé quelques fois ; c’est là qu’il se sent le mieux. Mais sa petite amie n’ira que s’il y achète un appartement. Avec leurs deux salaires, son rêve a peu de chance de se réaliser.

 

DES RÊVES LIMITÉS

C’est devenu une rengaine à Nijni Taguil : les jeunes ne peuvent réaliser leurs rêves de jeunes à cause de la réalité de la Russie de Poutine. Ils veulent voyager, mais leur salaire est en roubles, dont la crise économique a divisé la valeur par deux. Certains veulent créer leur entreprise, mais ne savent pas comment faire face à la corruption locale. Alors ils apprennent à réduire leurs prétentions. Ils désirent avoir une maison ou un appartement, une voiture et une famille. Ils aspirent à des choses qu’un grand nombre d’entre eux ne possédaient pas, précisément parce que leur famille a subi les années 1990.

« Les années 1990 ont été très dures pour nous, financièrement », confie Alexandre Kouznetsov. Il a 20 ans et habite Nijni Taguil. « En 1998, mon père nous a quittés. » Alexandre avait alors 3 ans. « Tout le salaire de ma mère servait à me nourrir. Je n’avais pas beaucoup de jouets. Je suis le seul enfant. » Cette époque a marqué Alexandre. « Pour moi, le plus important, c’est la famille. Je ne veux pas viser des postes de haut niveau et avoir une maison vide. »

Son père a été soldat pendant la première guerre de Tchétchénie, en 1994. « Ne t’engage pas dans l’armée, mon fils », lui a-t-il conseillé. Mais Alexandre ne cherche pas à échapper à la conscription. « J’ai toujours voulu m’engager, explique-t-il. Dans ma famille, tout le monde a été dans l’armée. Mon arrière-grand-père a combattu durant la Seconde Guerre mondiale. »

De plus, le service militaire offre des débouchés plus lucratifs pour un jeune Russe : on peut ensuite travailler dans la police ou pour le Service fédéral de sécurité (FSB), le successeur du KGB. Faire l’armée permettrait à Alexandre de devenir policier, comme l’a été son père : « Je veux vraiment avoir un revenu stable. »

Alors que nous parlons, son ami Stepan, un jeune homme robuste et souriant, nous rejoint. « Alors, dit-il avec un air malicieux, vous écrivez sur ce qu’était la vie en Union soviétique ? Eh bien, on vivait beaucoup mieux à l’époque. — Quoi !, s’exclame Alexandre. Nous vivions mieux ? Ce n’est pas vrai ! » Ils se disputent à propos de l’existence à l’époque soviétique, jusqu’à ce que Stepan, né en 1992, se rende compte qu’il a une question à me poser : « Vous les Américains, vous faites pression sur nous avec vos sanctions. Qu’est-ce que vous nous préparez ? Une guerre ? » Il explique pourquoi la Russie a bien fait d’annexer la Crimée et Poutine de tenir tête à l’Occident.

Stepan rechigne à me donner son nom de famille, car je suis une journaliste américaine. Mais, lorsque je souhaite prendre congé, il propose de me reconduire. « En fait, dit-il, je veux vraiment partir d’ici. — Partir d’où ?, je demande. De Nijni Taguil ? — Non. De Russie. » Après son beau discours patriotique, c’est inattendu. Je lui demande de m’expliquer. « Il n’y a rien à faire ici, dit-il sans aigreur. Pas de débouchés, aucun moyen de progresser et de se réaliser. »

 

APRÈS L'IMPLOSION DE L'URSS

« Ceux qui sont nés en URSS et ceux qui sont nés après son effondrement n’ont pas vécu la même chose, a écrit Svetlana Alexievitch, lauréate du prix Nobel de littérature 2015. C’est comme s’ils venaient de planètes différentes. »

L’Union soviétique a été balayée dans une grande vague d’optimisme. Beaucoup ont cru que la Russie ne tarderait pas à devenir une démocratie prospère, à l’occidentale. Mais cet optimisme de 1991 s’est noyé dans une décennie de contradictions souvent déprimantes. La fin de l’économie planifiée a permis à certains d’amasser des fortunes ou d’intégrer la nouvelle classe moyenne, quand d’autres sombraient subitement dans la pauvreté. Des produits jusque-là indisponibles ont envahi les rayons des magasins, mais l’argent permettant de les acheter perdait régulièrement de sa valeur. La criminalité, surtout dans le secteur com- mercial, a grimpé en flèche. La politique arrivait sur la place publique, mais de nombreux Russes ont fini par la considérer comme un « sale boulot ».

Les Russes ont tenté de s’adapter à cette réalité étrangère. C’était une époque de liberté sans précédent, mais beaucoup l’ont trouvée extrêmement déroutante. « Quand ces valeurs [occidentales] se sont heurtées à la réalité et que les gens ont vu que les changements arrivaient trop lentement, ces valeurs ont été reléguées au second plan », analyse Natalia Zorkaïa, sociologue au Centre Levada, un institut de sondage indépendant moscovite. À la place, dit-elle, les jeunes générations adoptent « les piliers de la société soviétique ».

Sacha, Alexandre, Stepan et leurs pareils vivent effectivement sur une planète différente de celle de leurs parents et grands-parents, mais, à certains égards, ils deviennent encore plus soviétiques. Chose étrange, ils en savent peu sur les privations, les habitudes et la dureté de la vie sous l’Union soviétique. La génération Poutine n’a pas connu tout cela. Son désir de normalité sage – une famille et un emploi fiable, même s’il est peu satisfaisant – est sa façon de réagir à ce dont elle a manqué dans les années 1990 et qu’elle a trouvé sous Poutine.

Ils ressentent pourtant un profond sentiment d’insécurité. Selon le Centre Levada, 65 % des Russes de 18 à 24 ans (soit la première génération née après l’Union soviétique) ne planifient pas leur vie au-delà d’un ou deux ans. Ils sont politiquement inactifs. En général, ils ne savent rien des événements dont l’État ne souhaite pas les informer. Et 83 % disent n’avoir pris part à aucune activité politique ou au sein de la société civile.

Lisa me retrouve dans l’étincelant hall blanc de l’une des nombreuses tours de verre qui constituent Moscow City, un quartier financier. Je la suis dans les tunnels qui relient les tours. On y trouve des cafés, des magasins et une exposition de peintures représentant Vladimir Poutine et Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères. Nous commandons à déjeuner, puis Lisa me raconte son histoire en avalant bruyam- ment son bortsch. Elle me demande de ne pas mentionner son nom de famille, car elle ne veut pas contrarier ses parents.

Lisa est née en 1992 à Blagovechtchensk, ville de l’Extrême-Orient russe. Un an plus tôt, son père, professeur d’histoire, fêtait dans les rues de Moscou l’arrivée de la démocratie. Mais, quand il est rentré chez lui, après la dissolution de l’Union soviétique, il a dû trouver de nouveaux moyens de subvenir aux besoins de la famille. Il s’est mis à franchir la frontière chinoise et à rapporter toutes sortes de marchandises, des vêtements aux appareils électriques, pour les revendre en Russie.

Lisa est avocate dans une grande entreprise occidentale. C’est bien, mais ce n’est pas ce dont elle rêvait : « J’ai toujours voulu être journaliste ; j’écrivais sans arrêt. Mais mes parents m’ont dit que le journalisme n’était pas un métier sérieux, que c’était une profession vénale. » Le journalisme s’achetait et se vendait ici dans les années 1990 comme n’importe quelle marchandise. « Ils me disaient : “Tu ne gagneras pas beaucoup d’argent. Tu es l’aînée et la plus intelligente. Tu dois choisir un métier solide qui te permettra de manger à ta faim et de t’occuper de ta sœur.” » Depuis, ses parents se sont séparés. L’entreprise de son père a fini par décoller et Lisa a pu passer une année de lycée dans l’Oregon, puis étudier à Londres.

Femme moderne et occidentalisée, Lisa parle à sa mère de ses copains et des fêtes où elle se rend, où l’on consomme de la drogue. Mais, par certains côtés, elle est très, très russe. « Poutine m’énerve », commence-t-elle, ce que l’on entend souvent à Moscou dans les milieux d’opposition et instruits. « Mais qu’un étranger ne s’avise pas de le critiquer ! Je défendrai toujours la Russie. »

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