En 1975, la "grève des Islandaises" a inspiré le monde
L’Islande est largement reconnue comme la société la plus équitable au monde. Une distinction qu’elle doit en grande partie à une grève menée par des femmes il y a cinquante ans.

Un groupe de femmes participant au Jour de congé des femmes de 1975 tient une banderole sur laquelle est écrit « Lutte pour l’égalité = lutte des classes ». Parmi elles se trouvent les actrices Briet Hedinsdottir (deuxième en partant de la gauche) et Margret Helga Johannsdottir (cinquième en partant de la gauche).
Ce 24 octobre 1975 a commencé différemment que d’habitude pour 90 % des Islandaises. Pour une fois, elles n’ont pas eu à se dépêcher de préparer le petit-déjeuner ou les enfants pour aller à l’école. Les 60 % de femmes qui travaillaient en dehors du foyer ne se sont pas non plus rendues au travail. Elles ont laissé les hommes se débrouiller seuls, car elles avaient autre chose de prévu.
Ce jour-là, il y a ans, les Islandaises sont descendues dans la rue pour dénoncer les pratiques déloyales en matière d’emploi, l’écart salarial entre les hommes et les femmes et la dévalorisation généralisée du travail domestique. Sans elles, la vie s’est arrêtée. Sans leurs employées, les crèches et les écoles ont dû fermer, tout comme les grands magasins, les cinémas et les usines de transformation du poisson. Les hommes ont été contraints d’emmener leurs enfants au bureau. Dans les magasins, les saucisses, faciles à cuisiner, étaient en rupture de stock, les hommes qui devaient préparer le dîner se les arrachant.
Surnommée le « vendredi long » par de nombreux hommes, cette journée est restée dans les mémoires comme la Grève des Islandaises. Il est souvent dit qu’elle aurait joué un rôle de catalyseur pour le statut actuel de l’Islande, qui occupe la première place du classement du Forum économique mondial des sociétés les plus équitables au monde pour les femmes depuis 16 ans. Cette année marque également un tournant sans précédent : presque tous les postes à responsabilité d’Islande, notamment ceux de Premier ministre, de Président, de chef de la police et de directeur de toutes les universités privées et publiques, sont occupés par des femmes.
« Je pense que cet évènement a constitué un tournant décisif pour obtenir un changement en Islande en faveur d’une société plus égalitaire », confie Hrafnhildur Gunnarsdóttir, productrice du documentaire sorti en 2024 sur la grève et intitulé Islande, Un Jour Sans Femmes. La grève de 1975 a également servi d’inspiration aux mouvements féministes dans le monde entier, comme la grève menée en Pologne en 2016 et celle de 2018 en Espagne organisée le jour de la journée internationale des droits des femmes.
Pamela Hogan, réalisatrice du documentaire Islande, Un Jour Sans Femmes, a vu à quel point l’histoire de la grève suscitait l’inspiration chez les gens. « En Corée du Sud, les jeunes femmes prenaient des notes en regardant le film », se rappelle-t-elle.
LES ORIGINES DE LA GRÈVE
En Islande, les femmes ont obtenu le droit de vote en 1915 et en 1922, elles ont élu la première femme députée. Mais le pays n’a fait que peu de progrès en matière d’avancement des droits des femmes dans les décennies qui ont suivi. En 1975, les femmes étaient écœurées de gagner bien moins que les hommes, d’être victimes de discriminations fondées sur le sexe au travail et de voir que seuls 5 % de leurs députés étaient des femmes.
L’idée d’une grève est née lors d’un congrès des femmes de juin 1975, qui s’est tenu à Reykjavik, la capitale islandaise. À cette occasion, des groupes de femmes se sont réunis pour préparer l’année internationale de la femme, initiative des Nations unies. Le groupe féministe des Redstockings, qui soutenait une grève féministe depuis sa formation en 1970, a présenté sa proposition.
« Les femmes ne se voyaient pas comme des travailleurs ; elles se voyaient comme des femmes au foyer. Lorsque le travail venait à manquer, on les renvoyait chez elles sans salaire et sans qu’elles disent un mot. Nous voulions montrer à quel point la contribution des femmes à la société était importante », raconte Guðrún Hallgrímsdóttir, ancienne membre du parlement et l’une des premières membres des Redstockings, à National Geographic.
À l’époque, les grèves qui n’étaient pas à l’initiative des syndicats et des associations d’employeurs étaient illégales. Certains groupes présents à la conférence se sont donc montrés hésitants. Jusqu’à ce que Valborg Bentsdóttir, membre de la centriste Women’s Rights Society (Société pour les droits des femmes), s’exprime. Comme l’a rapporté la revue Vox en 2023, celle-ci a alors déclaré : « La grève ? C’est ce mot que vous n’aimez pas ? Pourquoi ne pas l’appeler un jour de congé ? ».
Par conséquent, l’évènement a donc été officiellement nommé Kvennafrídagurinn (Jour de congé des femmes), ce terme sonnant mieux.
« Et ça a été le point de départ », souligne Guðrún Hallgrímsdóttir. « Les organisations féministes de tout le pays ont sollicité leurs membres pour y participer et la mobilisation a été suivie à l’échelle nationale ».
Des femmes de tous âges, de tous milieux sociaux et de tous horizons politiques ont travaillé main dans la main pour faire passer le message auprès du plus grand nombre de femmes possible. Elles ont envoyé des cartes et des lettres, distribué des brochures et des tracts, fait du porte à porte et du démarchage téléphonique, vendu des affiches et des autocollants du Jour de congé des femmes, et ont communiqué dans la presse écrite ainsi qu’à la radio et à la télévision sur l’évènement. La grève a suscité beaucoup d’attention de la part des médias dans les semaines qui ont précédé l’évènement, les organisateurs ayant annoncé que selon les sondages, entre 80 et 100 % des Islandaises y participeraient.
« La grève a été une immense réussite parce que les femmes se sentaient personnellement concernées par l’évènement », explique Guðrún Hallgrímsdóttir. « C’était leur action ».
LE JOUR DE LA GRÈVE
Le matin de la grève, le Jour de congé des femmes faisait la une de tous les journaux islandais. María Sigurðardóttir était à l’époque compositrice pour le journal du matin conservateur Morgunblaðið. Ce dernier avait promis de mettre la grève en une si les compositrices grévistes venaient plus tôt pour que le journal puisse paraître. « Nous sommes venues travailler après minuit pour terminer le journal », se rappelle María. Plus de 20 rassemblements ont été organisés dans le pays, le plus grand prenant place sur Lækjartorg, la place principale de Reykjavik. Pour un mois d’octobre en Islande, le soleil était au rendez-vous et les températures étonnamment douces. Tout cela s’accordait avec la foule, qui était pleine d’entrain. 25 000 femmes y ont participé, bon nombre d’entre elles arborant des pancartes où l’on pouvait lire « L’égalité tout de suite » et « Un jour de congé, et alors ? ». Les députées Svava Jakobsdóttir et Sigurlaug Bjarnadóttir se sont adressées à la foule, l’encourageant à s’engager dans la politique. Les Redstockings ont même sorti un album vinyle de chansons féministes, intitulé Áfram Stelpur (Í augsýn er nú frelsi), qui se traduit en français par « En avant les filles (la liberté est à notre portée) ». Après les rassemblements, la discussion s’est poursuivie à l’occasion de portes ouvertes.
María Sigurðardóttir décrit cette journée comme magique. « Être entourée d’autant de femmes qui partageaient le même objectif, c’était quelque chose ! Je n’ai jamais plus ressenti quelque chose de tel dans ma vie », raconte-t-elle.

La Grève des Islandaises a tellement marqué la société islandaise qu’elle attire encore aujourd’hui les foules, comme à l’occasion du dixième anniversaire de la grève, le 24 octobre 1975.
QUEL HÉRITAGE DE LA GRÈVE DES ISLANDAISES ?
Guðrún Hallgrímsdóttir était aux anges le jour de la grève. « Nous étions convaincues que tout changerait », se rappelle-t-elle. Ce n’a pas été tout à fait le cas. « Les véritables avancées se sont produites plus tard », confie-t-elle.
Comme le souligne Valgerður Pálmadóttir, chercheuse à l’université d’Islande qui étudie les mouvements sociaux et les changements historiques, les changements sociaux et politiques prennent du temps. « Les grèves féministes d’une journée doivent être suivies par une organisation et une lutte politiques continues », ajoute-t-elle.
Les avancées se sont produites progressivement. Un an après la grève, l’Islande a adopté une loi sur l’égalité des droits. Cinq ans plus tard, Vigdís Finnbogadóttir est devenue la première femme au monde à être démocratiquement élue présidente de son pays. La Liste des femmes, un parti politique exclusivement féminin créé au début des années 1980, a mis l’accent sur l’élection d’un plus grand nombre de femmes. Au fil du temps, le pourcentage de députées est passé de 5 % en 1983 à 46 % actuellement. Dans les années qui ont suivi, l’Islande a également adopté diverses politiques touchant aux droits des femmes, dont la garde d’enfants universelle ainsi qu’une loi rendant plus accessible le congé paternité pour les pères. En 2018, le pays est devenu le premier au monde à imposer juridiquement la parité salariale pour les femmes et les hommes dans les entreprises ou organisations de 25 employés et plus.
Il reste cependant encore du travail. Aucun pays n’a atteint la parité des sexes, pas même l’Islande, alors que le pays se classe premier au monde sur la question, avec une parité de 92,6 %. Et ce n’est pas le seul problème.
« Les violences à l’égard des femmes sont un gros problème et des études récentes démontrent que les femmes continuent d’accomplir la plupart des tâches domestiques et de supporter la charge mentale du foyer. Nous assistons également à un retour de bâton en ce qui concerne les droits LGBTQ+ », indique Valgerður Pálmadóttir.
C’est pour cette raison que l’Islande a organisé une autre grève des femmes à l’occasion du 50e anniversaire du Jour de congé des femmes. « Nous changerons la société ensemble », pouvait-on lire dans la déclaration des organisateurs de la grève de cette année. « Pour nous, pour les femmes, pour les personnes queers, pour l’avenir. Rien ne peut nous arrêter ».
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.