Ces détectives ont besoin de votre aide pour retrouver des œuvres d’art pillées par les nazis

La fondation Monuments Men and Women est sur la piste de chefs-d’œuvre volés. Selon elle, nous n’avons jamais eu autant de chances de les retrouver.

De Angela Serratore
Publication 10 déc. 2025, 14:10 CET
Les vrais Monuments Men œuvrent à la restitution de La Dame à l’hermine (1489-91) de Léonard ...

Les vrais Monuments Men œuvrent à la restitution de La Dame à l’hermine (1489-91) de Léonard de Vinci. Ce célèbre tableau fut volé par les nazis en Pologne et restitué par les Monuments Men en 1945.

PHOTOGRAPHIE DE National Archives

En septembre 2025, à Newark, dans l’Ohio, on a mis aux enchères deux petits tableaux du 17e siècle qui attendaient leur prochaine destination. Chacun présentait une composition délicate (une tulipe, une rose, un papillon figé en plein vol) arrangée avec une telle précision qu’elle semblait presque vivante sur la toile. La maison de ventes avait fixé des estimations modestes : pour l’une d’elles, l’offre la plus haute n’a été que de 225 dollars (190 euros environ).

Le premier indice pouvant laisser penser qu’il ne s’agissait pas de natures mortes ordinaires est venu d’Internet. Quelques amateurs d’art vigilants, parcourant des annonces en ligne, ont remarqué un détail étrange. Au dos des deux tableaux se trouvaient des lettres et chiffres manuscrits curieux : S 16 et S 17.

Pour la plupart des gens, ces inscriptions ne signifieraient rien, mais pour toute personne familière des importants vols d’œuvres d’art européennes perpétrés par les nazis, le doute n’était pas permis. Le S renvoyait à Schloss, c’est-à-dire à la collection Adolphe et Lucie Schloss, l’une des principales collections françaises de chefs-d’œuvre néerlandais et flamands avant la Seconde Guerre mondiale. Adolphe et Lucie Schloss étaient juifs et leur collection élaborée avec soin fut, comme des millions d’autres œuvres d’art, saisies par le régime nazi.

Les deux natures mortes disparurent en 1943 et valent bien davantage que ce que la maison de ventes de l’Ohio pensait. Celles-ci sont l’œuvre d’Ambrosius Bosschaert l’Ancien, peintre néerlandais du 17e siècle dont l’approche élégante de la nature morte florale fut novatrice en son temps. L’endroit où ces deux tableaux passèrent les huit dernières décennies et la façon dont ils arrivèrent aux États-Unis demeurent un mystère qu’on ne résoudra probablement jamais. Leur découverte est le fruit du travail de la fondation Monuments Men and Women, une association à but non lucratif qui poursuit la traque des œuvres pillées par les nazis.

La fondation a rapidement confirmé la provenance des tableaux. Tous deux figuraient dans la base de données de la Fondation du Projet de récupération culturelle numérique juive (JDCRP), une archive de la collection Schloss et d’autres objets possédés par des Juifs qui furent volés entre 1933 et 1945, ce qui confirmait qu’ils avaient été volés à la famille Schloss. Le temps pressait : la vente aux enchères devait prendre fin sous moins deux semaines. « N’importe qui sur Internet pouvait se rendre compte qu’ils valaient bien plus que les 250 dollars auxquels on les proposait », explique la présidente de la fondation Anna Bottinelli, qui dirige une petite équipe de chercheurs et de bénévoles surveillant des signalements venus du monde entier. Les tableaux, fait-elle observer, sont suffisamment petits pour tenir dans un sac à dos et pourraient avoir été facilement volés par une personne au courant de leur valeur.

Ces deux natures mortes disparurent en 1943 après avoir été volées par les nazis dans la ...
Ces deux natures mortes disparurent en 1943 après avoir été volées par les nazis dans la ...
Gauche: Supérieur:

Ces deux natures mortes disparurent en 1943 après avoir été volées par les nazis dans la collection Schloss. On les doit à Ambrosius Bosschaert l’Ancien, peintre néerlandais du 17e siècle dont l’approche élégante de la nature morte florale fut en son temps révolutionnaire.

Droite: Fond:

Ces deux natures mortes disparurent en 1943 après avoir été volées par les nazis dans la collection Schloss. On les doit à Ambrosius Bosschaert l’Ancien, peintre néerlandais du 17e siècle dont l’approche élégante de la nature morte florale fut en son temps révolutionnaire.

Photographies de Monuments Men and Women Foundation

Vingt-quatre heures à peine plus tard, le directeur et fondateur de la fondation, Robert Edsel, dont le livre The Monuments Men, publié en 2007, a inspiré un film du même nom de George Clooney en 2014, était dans un avion pour l’Ohio. « La priorité était de garantir la sécurité des œuvres », explique Anna Bottinelli. L’équipe a contacté la maison de ventes, qui avait sans le savoir listé des tableaux volés et lui a transmis les preuves de leur appartenance à la collection Schloss. Au grand soulagement de la fondation, les propriétaires se sont montrés coopératifs. On a retiré les tableaux de la vente et on les a placés dans le coffre-fort de la maison de ventes en attendant qu’ils soient restitués.

 

LES EFFETS DURABLES DES SPOLIATIONS NAZIES

La récupération des tableaux de Bosschaert est l’un des succès récents les plus spectaculaires de la fondation. C’est aussi un rappel que le travail de Monuments Men and Women est loin d’être terminé.

Durant la Seconde Guerre mondiale, le programme original Monuments, Fine Arts and Archives (MFAA), plus connu sous le nom de Monuments Men, se composait de 350 hommes et femmes environ provenant de quatorze pays. Il s’agissait de directeurs de musées, de conservateurs, d’historiens de l’art et restaurateurs d’œuvres, dont beaucoup troquèrent le tweed pour l’uniforme. Les officiers du MFAA marchaient dans les pas des forces alliées qui progressaient en Europe et identifiaient des églises endommagées par les bombardements, cataloguaient les œuvres sauvées et mettaient au jour, dans des mines de sel et dans des châteaux, des caches abritant des trésors pillés. Ils récupérèrent cinq millions d’œuvres au total, parmi lesquelles la Madonne de Bruges de Michel-Ange (1503-05) et Dans la Serre d’Édouard Manet (1879).

Chaque tableau pisté et restitué ne pouvait toutefois faire oublier tous ceux qui demeuraient introuvables. Certains furent détruits ; d’autres cachés dans des collections privées, transmis discrètement d’une génération à l’autre, dans des familles qui ne surent jamais, ou qui ne voulurent jamais savoir, d’où provenaient les œuvres. Selon les estimations des historiens, près de 20 % des œuvres d’art d’Europe furent spoliées par le régime nazi, souvent au moyen de pillages purs et simples et parfois par la vente forcée, des collectionneurs juifs ayant été contraints de céder leurs œuvres à des prix très inférieurs à leur valeur. De nos jours, dans le monde, plus de 100 000 œuvres manquent encore à l’appel.

Parmi ces 100 000 œuvres figurent des centaines de tableaux qui faisaient partie de la collection Schloss. Après la mort d’Adolphe et Lucie Schloss à la fin des années 1930, la collection fut transmise à leurs quatre enfants qui firent déplacer des centaines d’œuvres dans un château de la vallée de la Loire dans l’espoir de les préserver du pillage. En 1943, le gouvernement de Vichy ouvrit la voie à la confiscation de la collection tout entière. Plus de 200 tableaux furent destinés à l’Allemagne, et notamment au Führermuseum qu’Adolf Hitler prévoyait de faire construire à Linz (Hans Posse, nommé par Hitler pour constituer le fonds du musée, mentionne spécifiquement la collection Schloss dans ses journaux en 1940, noms et emplacements compris) ou à la collection personnelle de hauts dignitaires nazis, tandis que quarante-neuf autres furent dirigés vers le Louvre, à Paris, où des conservateurs les inventorièrent discrètement et les mirent en réserve alors même que le musée résistait ouvertement à la collaboration.

Lorsque les Monuments Men arrivèrent en Allemagne, en 1945, l’essentiel de la collection Schloss avait déjà disparu, et plus de 150 œuvres demeurent à ce jour introuvables. Que deux d’entre elles aient pu terminer leur course dans l’Ohio constitue une énigme.

En 2007, Robert Edsel créa la fondation Monuments Men and Women pour poursuivre la quête de la restitution d’œuvres d’art à leurs héritiers légitimes en s’appuyant sur le travail de la fondation elle-même ainsi que sur l’aide du public. La fondation évolue au carrefour de la recherche académique, de la diplomatie et du travail d’enquête. Ses chercheurs passent au crible les archives, joignent les descendants des victimes et travaillent conjointement avec les musées et les maisons de ventes aux enchères. Ils forment également des experts en évaluation et des professionnels de la succession à reconnaître des inscriptions et numéros de catalogue pouvant indiquer des œuvres spoliées.

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    PHOTOGRAPHIE DE National Archives

    « Nous ne pouvons pas avoir les yeux partout, reconnaît Anna Bottinelli. Mais nous pouvons faire en sorte que le plus de personnes possible en sachent assez pour être nos yeux. » La fondation a mis en place une permanence téléphonique 24 heures sur 24 et un portail en ligne pour recueillir des renseignements, que donnent marchands d’art, collectionneurs et parfois de simples internautes qui remarquent quelque chose de suspect sur la toile.

    Chaque piste est enregistrée, recoupée et approfondie, souvent à l’aide de bases de données internationales, d’archives de ventes aux enchères et d’inventaires nazis d’archives. Les chercheurs de la fondation travaillent sur plusieurs fuseaux horaires, avec une partie de l’équipe en Europe et l’autre aux États-Unis, ce qui garantit une couverture quasi constante.

    « Nous sommes très méticuleux et fiers de ne jamais manquer ou écarter une piste, aussi farfelues puissent-elles paraître parfois », affirme Anna Bottinelli.

     

    UNE AVANCÉE RARE

    Lara Yeager-Crasselt, conservatrice des tableaux et sculptures du début de l’époque moderne européenne et titulaire de la chaire Aso O. Tavitian au Clark Art Institute, explique que Bosschaert était un pionnier de la nature morte néerlandaise et fut actif au début du 17e siècle, à l’aube de l’âge d’or de la République néerlandaise. Né à Anvers, dans une famille protestante, Bosschaert fuit les persécutions religieuses et s’installa à Middelbourg, ville portuaire animée des Pays-Bas. Là, au contact des jardins botaniques et du commerce maritime, il rencontra des spécimens de plantes exotiques arrivant d’Asie et des Amériques. Ses natures mortes, méticuleuses, lumineuses et d’une précision extraordinaire, étaient à la fois des études scientifiques et des merveilles artistiques.

    Selon Lara Yeager-Crasselt, les deux tableaux retrouvés dans l’Ohio « sont des objets, des œuvres d’art particulièrement fines, incroyablement belles et fabriquées à partir d’une observation très attentive de ces objets naturels, probablement aussi à partir de dessins et d’estampes ».

    Les collectionneurs appréciaient les œuvres de Bosschaert non seulement pour leur maîtrise technique, mais aussi pour leur résonance symbolique. À une époque où les bulbes de tulipes valaient des fortunes et où la curiosité botanique était symbole de statut, ses peintures devinrent à la fois des emblèmes du savoir et du luxe. « L’un de ses tableaux s’est un jour vendu mille florins, rappelle Lara Yeager-Crasselt. Cela représentait à l’époque une somme colossale qui souligne la grande valeur de ces images. » Pour mettre les choses en perspective, un ouvrier non qualifié travaillant à l’époque où Bosschaert peignait pouvait espérer gagner 300 florins par an.

    Les peintures de Bosschaert continuèrent à être prisées tout au long des 17e, 18e et 19e siècles et entrèrent dans la collection Schloss à la fin du 19e siècle. Cette collection était légendaire chez les savants en raison de l’étendue de son fonds néerlandais et flamand. Des images de la maison de la famille montrent des murs couverts de peintures du sol au plafond, le tout arrangé en un tableau personnellement supervisé par Adolphe Schloss.

    La découverte des deux Bosschaert dans l’Ohio a marqué une avancée rare. Une fois la provenance vérifiée, la fondation est passée à l’action. « Dans la plupart des cas, nous œuvrons directement auprès des propriétaires ou des maisons de ventes aux enchères en vue d’une restitution volontaire, explique Anna Bottinelli. Il s’agit généralement de moments très forts, très gratifiants et émouvants, car tout le monde agit pour le bien. »

    Malgré tout, ce processus peut être délicat. Les cadres juridiques différent et chaque cas présente des complications propres. « Nous avons restitué plus de quarante objets, des tableaux aussi bien que des sculptures, des tapisseries et des livres, à des familles et à des institutions de toute l’Europe », rappelle Anna Bottinelli.

    Cette dernière souligne que le moment que nous traversons est une période cruciale dans la quête de ces œuvres volées. « Des objets qui proviennent du grenier ou du sous-sol de proches, notamment s’ils étaient vétérans ; il y a moins de vétérans de la Seconde Guerre mondiale désormais, dit-elle. Cette génération est en train de disparaître et cela signifie que tout ce qu’elle possède aura de nouveaux propriétaires [ou] sera jeté. D’ailleurs, nous avons souvent travaillé avec des experts en évaluation, car ce sont vraiment eux qu’il faut former à distinguer [ces œuvres]. »

     

    LA QUÊTE DES ŒUVRES VOLÉES CONTINUE

    La fondation recherche activement des documents qui l’aideront à découvrir des objets pillés et à identifier des œuvres qui demeurent cachées. Une série d’albums reliés, conçus pour servir de catalogues pour Hitler et d’autres hauts dignitaires nazis et contenant des photographies d’œuvres volées, ont un intérêt tout particulier. Créés par l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg, un organisme nazi chargé de collecter et de cataloguer les biens pillés, ces livres ont pour la plupart été assemblés pour l’usage personnel d’Hitler.

    « À la fin de la guerre, seuls trente-neuf d’entre eux furent découverts, mais nous savons qu’il y en avait peut-être jusqu’à cent. Nous en avons découvert quatre depuis 1945, déplore Anna Bottinelli. Ce sont des documents à la valeur inestimables et ils ont servi de preuves lors des procès de Nuremberg pour démontrer le pillage systématique réalisé par les nazis. » Pour une personne qui n’est pas familière de l’histoire des œuvres spoliées, cela peut ressembler à des catalogues ou livres d’art normaux. Mais en retrouver un intact pourrait aider à localiser des œuvres volées et disparues.

    La fondation s’est également attachée à sensibiliser le grand public. Au rang de ses initiatives figure notamment l’édition d’un jeu de cinquante-deux cartes figurant les œuvres d’art les plus recherchées. Chaque carte comprend une image en couleur et une brève description d’une œuvre s’étant volatilisée dans le chaos de la guerre ; on y trouve notamment des tableaux de Rembrandt, de Gustav Klimt et d’Antoine van Dyck. « Notre espoir est que quelqu’un voie ces images et les reconnaisse quelque part, explique Anna Bottinelli. On ne sait jamais. Quelqu’un pourrait voir une peinture lors d’un dîner et se rendre compte qu’elle est sur notre liste. »

    Quatre-vingts ans après que des officiers alliés ont rampé dans des tunnels pour sauver des tableaux dans des mines de sel, une petite équipe parcourt les archives numériques et les enchères en ligne, animés par la même foi. Les outils ont changé, mais pas la mission.

    « Parfois, c’est aussi simple qu’un coup de fil ou qu’un message sur Facebook, affirme Anna Bottinelli. Mais c’est ainsi que ce travail avance, une piste à la fois. »

    À Newark, dans l’Ohio, les Bosschaert sont désormais à l’abri, hors du marché, et seront restitués aux descendants de leurs propriétaires légitimes. Pour Anna Bottinelli et son équipe, c’est une nouvelle victoire, mais également un rappel de tout ce qu’il reste à faire.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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